Création de la version originale française de MÉDÉE à la Scala de Milan

Médée, Scala de Milan, 23 janvier 2024

Pour la première fois, Médée de Cherubini est donnée dans l’original français à la Scala. Michele Gamba triomphe ; Damiano Michieletto propose une lecture dramatiquement très forte ; et après diverses défections, Claire de Monteil sauve la soirée !

N.B. : les photos sont celles de la première représentation, avec Marina Rebeka dans le rôle-titre.

La question des dialogues parlés… une solution originale et efficace dramatiquement

En cette année de célébration du 100e anniversaire de sa naissance – et de lancement de Maria Callas . Un nouveau parfum qui enchante les sens’ (!), le souvenir de l’illustre soprano revient bien sûr à  notre mémoire : elle fut Médée en 1953 sous le direction de Leonard Bernstein, puis en 1962 sous celle de Thomas Schippers (nous disposons d’enregistrements en direct de ces soirées). Une interprétation qui fit à juste titre sensation par la force interprétative d’une lecture très personnelle mais aussi très liée à son époque : cette Médée était celle de Callas plutôt que celle de Cherubini, en italien et avec un grand orchestre imprégné de romantisme. S’il y eut également des Médée véristes, en 2024, à la Scala, le choix visiblement a été fait de rester dans la ligne tracée par Gluck et l’Idomeneo de Mozart.

En 1854, près de soixante ans après la création de l’opéra, Franz Lachner avait orchestré les récitatifs à partir d’une traduction allemande, et les récitatifs de Carlo Zangarini, avec lesquels l’opéra fut présenté en Italie en 1909, s’étaient basés sur cette version. Mais à l’origine, le texte  était déclamé et se présentait sous la forme d’alexandrins classiques. Les trente minutes de dialogue parlé en français ne conviennent peut-être plus à un public moderne, même dans un pays francophone : en effet, dans la Médée bruxelloise de 2011 (Rousset/Warlikowski), avec une Nadja Michael grimée en Amy Winehouse, les vers originaux étaient déjà remplacés par une prose contemporaine laconique… À Martina Franca en 1995, les dialogues parlés ont été rétablis, mais avec des résultats peu enthousiasmants et l’idée n’a pas été reprise. Le plus souvent, les dialogues sont donc coupés ou réécrits pour alléger les interruptions entre les numéros musicaux et donner ainsi plus de pertinence à la partie musicale.

Il en va de même à Milan, où Mattia Palma a inventé de nouveaux dialogues qu’il a mis dans la bouche des enfants de Médée et de Jason, les seuls personnages qui n’ont jamais eu voix au chapitre dans les innombrables versions de cette tragédie. Ici, alors que l’orchestre se tait, nous entendons les voix commenter, en chuchotant, l’histoire de leur point de vue, comme le chœur dans la tragédie antique, et l’effet est incroyablement évocateur et dramatique à la fois. Les enfants qui jouent sur scène et ceux qui leur prêtent leur voix en français sont par ailleurs excellents. Une solution originale, ingénieuse – mais aussi « décalée »… au point qu’elle aurait peut-être été tout autant efficace en italien. Qui sait ?…

La direction superlative de Michele Gamba

Étrange délai pour la Scala, qui a attendu, avant de reprendre l’opéra tragique de Cherubini… deux générations après Callas ! Peut-être cette reprise aurait-elle pu être confiée à Riccardo Muti, qui a dirigé à de nombreuses reprises l’Orchestra Giovanile Cherubini et qui fut un grand interprète du compositeur florentin – le volume de la série « Grandi interpreti » de Banca Intesa en 2003 (contenant la Messe en fa majeur « de Chimay »), lui a été dédié : Luigi Cherubini. Il fuoco nel marmo.

Malgré son vernis classiciste, Médée avait scandalisé le public en son temps : le sujet scabreux d’Euripide touchait à l’un des tabous les plus sacrés de notre culture, à savoir l’infanticide, et l’œuvre, montée à Paris le 30 ventôse (mars) de l’an V du calendrier révolutionnaire (une période marquée par l’enchaînement macabre d’exécutions), avait été qualifiée de « terrorisme musical ». La Terreur s’était de fait achevée quelques années plus tôt avec la mort de Robespierre en 1794.
Cette partition hyperbolique, avec son vocalisme déclamatoire à la Gluck et le symphonisme impétueux d’un Beethoven dans les pièces orchestrales, est abordée frontalement par Michele Gamba. Dès l’ouverture, dramatique et furieuse, l’orchestre, sans perdre en transparence, est imprégné d’une couleur dense et sombre, palpitante de dramatisme. La progression tragique de la musique émerge avec force de la couleur et des tournures harmoniques, sans pencher vers le romantisme à venir (on sait que Berlioz et Brahms, cependant, aimeront passionnément cette partition) : l’œuvre, sous la direction de Gamba, semble plutôt ancrée dans le XVIIIe siècle, voire dans les siècles précédents avec des échos de Rameau, que le Maestro Gamba mentionne dans le numéro 24 de la revue du théâtre. La syntaxe instrumentale est historiquement informée mais sans dogmatisme ; la formation est réduite, le phrasé nerveux épouse efficacement le rythme du drame. Se distingue notamment le timbalier de l’orchestre, Andrea Bindi, dont le salaire devrait être doublé pour son engagement dans les pages symphoniques écrasantes de l’œuvre ! Citons également le basson de Gabriele Screpis dans la sublime introduction de l’air de Néris au deuxième acte. 

Claire de Monteil sauve la soirée !

Le parcours fut compliqué pour distribuer le rôle-titre de cette production : Sonya Yoncheva initialement prévue, grande Médée avec Baremboim au Staatsoper de Berlin en 2018, a été remplacée par Marina Rebeka qui, absente pour raisons de santé lors de la répétition générale, après une première triomphale, a été victime d’une indisposition ne lui ayant pas permis d’aborder la deuxième représentation, confiée à Maria Pia Piscitelli. La troisième représentation revient à Claire de Monteil, jeune soprano française à la voix fraîche et vibrante, sans être très puissante ni très développée dans le grave (elle est parfois couverte par le petit orchestre). On ne peut que remercier la chanteuse pour son courage et sa volonté d’avoir voulu sauver la représentation – les titulaires du rôle-titre n’étant pas légion ! L’incarnation du personnage n’est peut-être pas parfaitement aboutie, mais peut-on demander plus au regard des conditions difficiles dans lesquelles la soirée a eu lieu ? Quoi qu’il en soit, remerciements sans fin à Claire de Monteil ! Le rôle de Jason n’est pas l’un des plus convaincants de l’œuvre ; il est ici confié à un spécialiste du répertoire français, Stanislas de Barbeyrac, stylistiquement admirable, vocalement un peu engorgé. Les interventiuons de Nahuel di Pierro, peu à l’aise dans les graves de Créon, ou de Martina Russomanno, Dircé, ne sont guère marquantes ; Ambroisine Bré, après la Néris de Fedora Barbieri en 1953 et Sara Mingardo en 2008, s’approprie ce qui est peut-être le plus bel air de l’opéra : « Ah, nos peines seront communes », introduit par le solo de basson et chanté avec une grande sensibilité.

La mise en scène de Michieletto : une tragédie familiale, vue à travers les yeux des victimes

Mais l’un des éléments qui font de cette soirée un spectacle incontournable est la mise en scène de Damiano Michieletto, qui présente pas moins de trois de ses productions en l’espace de quelques jours : après l’ouverture de la Fenice avec Les Contes d’Hoffmann en novembre dernier, il a repris le 7 janvier sa Jenůfa à Berlin, le 13 sa Zauberflöte à Rome et le lendemain Médée à la Scala. Pendant l’ouverture, les vers qu’Euripide met dans la bouche du chœur au début de la tragédie apparaissent en grec sur la toile : « οὐκ εἰσὶ δόμοι· φροῦδα τάδ΄ ἤδη » (cette famille n’existe plus ; elle est détruite). En effet, Michieletto fait de ce drame une tragédie familiale, vue à travers les yeux des victimes innocentes. Au centre de la pièce, dessinée (élégamment, comme toujours) par Paolo Fantin avec une perspective brisée, se trouve la porte qui mène à la chambre des enfants, chambre que l’on entrevoit lorsque la porte s’ouvre pour laisser passer la gouvernante, ici Néris, ou le père Jason. Sur la scène, un canapé blanc, un manège avec une boîte à musique qui se met en marche aux moments les plus dramatiques – un des nombreux moments forts d’une mise en scène très contrôlée mais pleine de détails révélateurs –, une table basse sur laquelle trône le trophée de la toison d’or volée par Jason – le tout étant immergé dans les lumière magiques d’Alessandro Carletti.
Sur le mur du fond immaculé apparaît au deuxième acte, écrite au fusain, l’inscription « Maman vous aime », dernier message désespéré de Médée à ses enfants ; au troisième acte cependant, cette même inscription s’effrite lorsqu’elle prend la décision déchirante de tuer ses enfants et que la femme de Goebbels les empoisonne avant de les mettre au lit, comme le montre un écran où sont projetées les images d’une caméra de surveillance. Il n’y a pas de sang sur la scène, seulement du blanc, et le noir de la poussière sortant de la fissure puis descendant des cintres dans une pluie de mort. Les seules couleurs sont les robes pastel des demoiselles d’honneur de Dircé, conçues par la toujours excellente Clara Teti, et la tenue de Jason. Médée apparaît échevelée et vêtue de noir, telle une Anna Magnani, avant de se glisser dans un tailleur pour célébrer, à sa manière, le mariage de Jason et Dircé.

Cette très belle représentation a été chaleureusement accueillie par le public, qui a applaudi à tout rompre le maestro Michele Gamba (dont le nom est curieusement absent de la brochure distribuée aux spectateurs !)
La représentation du 24 janvier a été filmée par des caméras de télévision et sera diffusée sur medici.tv le 27 janvier.

Per leggere la versione italiana di questo articolo, cliccare sulla bandiera!



Les artistes

Médée : Claire de Monteil
Jason : Stanislas de Barbeyrac
Créon : Nahuel Di Pierro
Dircé : Martina Russomanno
Néris : Ambroisine Bré
Confidentes de Dircé : Greta Doveri, Mara Gaudenzi

Chœur et orchestre de la Scala, dir. Michele Gamba

Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Carla Teti
Lumières : Alessandro Carletti
Dramaturgie : Mattia Palma

Le programme

Médée

Tragédie lyrique en trois actes de Luigi Cherubini, livret de François-Benoît Hoffmann d’après Euripide, créée au Théâtre Feydeau, Paris, le 13 mars 1797.

Représentation du 23 janvier 2024, Scala de Milan.