La clinique de Windsor : FALSTAFF se porte comme un charme à Luxembourg

Falstaff au Grand Théâtre de la ville de Luxembourg

La saison lyrique luxembourgeoise bat son plein et affiche, un mois à peine après une Clémence de Titus calamiteuse chroniquée dans nos pages, la production de Falstaff montée à l’Opéra de Lille par Denis Podalydès au printemps dernier. En passant de la capitale des Flandres à celle du Grand-Duché dans une distribution quasiment identique à celle entendue à Lille, ce spectacle ne perd aucune des qualités déjà soulignées par Stéphane Lelièvre dans son compte-rendu de mai 2023 et confirme l’intelligence et la finesse de son propos.

Les femmes préfèrent les gros

Giuseppe Verdi n’a jamais tant à dire que lorsque sa musique dialogue avec le génie universel de William Shakespeare. L’étude des relations que le maitre de Busseto a longtemps entretenues avec celui de Stratford-upon-Avon à trois siècles de distance n’est plus à écrire mais force est de reconnaître que Macbeth et Otello constituent des jalons majeurs dans l’opus verdien et des chefs d’œuvre absolus de l’opéra italien de l’ottocento. L’absence d’une adaptation de King Lear dans le catalogue de Giuseppe Verdi peut donner matière à bien des regrets mais cette œuvre fantôme, jamais composée, aurait-elle égalé le génie de Falstaff ?.. Rien n’est moins sûr.

L’opéra inscrit cet automne au calendrier du Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg constitue en effet le point d’aboutissement de la fascination de Verdi pour Shakespeare, en même temps que la conclusion d’une Œuvre lyrique qui compte au nombre des plus belles cathédrales musicales du XIXe siècle. Avec Falstaff, Verdi réussit en effet la fusion du fond et de la forme opératique : pour présenter au public les ultimes aventures d’une « montagne de lard », il fait le choix – amorcé depuis Aida et confirmé avec Otello – d’une totale liberté d’écriture où l’opéra s’affranchit de ses numéros pour entremêler, dans un flot musical ininterrompu, les ensembles et les arias, les duos et les séquences instrumentales.

À l’image de Sir John Falstaff, la partition éponyme est d’une absolue liberté et d’une intensité mélodique qui crée l’illusion de la boursouflure au point de déranger, parfois, l’oreille de certains mélomanes. Octogénaire, à l’image d’un héros auquel il s’identifie probablement, l’ultime Verdi est demeuré vert et sa verve mélodique n’a jamais autant surabondé que dans ce Falstaff où cent motifs sublimes éclosent et se dissipent immédiatement sans que le Maître ait pris la peine de les développer comme il le faisait à l’époque de ses années de galère, quand deux amants pouvaient vocaliser près de dix minutes, simplement pour se dire « Addio, addio » !

L’intelligence du Falstaff proposé à Luxembourg tient-il à la passion du théâtre de Denis Podalydès, à sa parfaite connaissance de Shakespeare et à sa sensibilité de Sociétaire de la Comédie Française ? À défaut de pouvoir l’affirmer absolument, force est de reconnaître la pertinence de la transposition de l’œuvre sous les éclairages blafards d’un sanatorium des années 1950…

Drôle d’hôpital en vérité que cette clinique de Windsor : dirigé par le docteur Caius qui encourage sciemment les travers de ses pensionnaires, cet hôpital décati où les patients partagent d’immenses chambrées sur de petits lits de fer blanc fait se côtoyer – entre autres – John Falstaff, victime d’obésité morbide, les alcooliques Bardolfo et Pistola (en cure de désintoxication) et le jeune Fenton, souffrant d’un syndrome autistique. Si Alice, Meg, Nannetta et Mrs Quickly assurent avec professionnalisme les taches d’infirmières et de lingères et si le pharmacien Ford prépare chaque jour avec minutie les piluliers des patients, on aurait en revanche beaucoup à reprocher au reste des aides-soignants qui, copinant avec les malades, acceptent de cantiner et de leurs faire passer clandestinement de l’alcool ou de la nourriture pour améliorer leur ordinaire.

Au sein de ce grand paquebot médical à la dérive, la chambrée de Falstaff s’est auto-proclamée l’auberge de la Jarretière ! Le vieux gentilhomme podagre y règne en tyran pathétique, soutirant de ses compagnons de convalescence Pistola et Bardolfo de menus services. Condamné à très brève échéance par une obésité qui déforme son corps et un appétit ogresque qui ne fait qu’accélérer les ravages de la maladie, sir John survit dans la nostalgie du temps où il était mince et où aucune femme ne pouvait résister à son charme. Nul appétit prédateur chez ce vieux Don Juan au corps déformé : Falstaff ne se livre qu’à de simples badinages, rédigeant de maladroites lettres d’amour ou chantant la sérénade au premier jupon qui passe. Cloué à son lit d’hôpital, il en est aussi réduit à conter fleurette aux infirmières que l’empressement de ce vieillard libidineux dégoute un peu.

Tout l’intérêt du travail du metteur en scène consiste à arracher Falstaff à la dialectique simpliste qui, depuis l’affaire Harvey Weinstein, oppose frontalement hommes et femmes et sème le trouble sur la carte du tendre. Pour Denis Podalydès, la vraie cruauté se situe en effet du côté des persécuteurs du vieux John : ce sont les commères de la clinique de Windsor, le chef de service Caius et le pharmacien Ford qui sont incapables de manifester la moindre humanité envers un vieillard en fin de vie. De ce point de vue, le finale du deuxième acte fait froid dans le dos : avant que Falstaff, dissimulé dans une panière, ne soit jeté à la Tamise, le baluchon de linge sale est hissé par une poulie dans les hauteurs du décor avant qu’il ne s’écrase au sol avec la violence d’une véritable tentative d’homicide.

Le grand décor imaginé par Eric Ruf, d’une froideur clinique, et les éclairages blafards de Bertrand Couderc contribuent eux-aussi à créer cette atmosphère malaisante de sanatorium qui va à vau-l’eau. Chrisian Lacroix signe quant à lui le vestiaire du spectacle : il habille (et déshabille) les infirmières de la clinique de Windsor d’élégantes robes fifties, enveloppe le corps difforme de Falstaff d’un chiquissime peignoir de velours écarlate et dessine pour le dernier tableau une robe de mariée qui ne déparerait pas sur le podium d’un défilé haute couture.

Mais le tour de force de la mise en scène de Denis Podalydès, c’est d’imaginer un twist qui fait échapper la fin du troisième acte à la mièvrerie d’une scène de féérie. Malmené par les commères et le corps rompu d’avoir manqué s’étouffer et se noyer, Falstaff voit soudain son état de santé s’aggraver et nécessiter un passage au bloc. Très intelligemment, les douze coups de minuit égrenés par le vieillard deviennent le décompte du médecin anesthésiste et on comprend que toute la fin du spectacle consiste dans les délires oniriques imaginés par sir John pendant la durée de son sommeil artificiel. Non seulement ce rebondissement permet d’éviter le sentiment désagréable que l’action piétine (si on doit en effet reconnaître un défaut au livret d’Arrigo Boito, c’est l’impression de redondance que peuvent donner les actes II et III) mais il offre comme une sorte de rédemption au vieux Falstaff.  Débarrassé à coups de bistouris d’une bedaine qui contenait des livres – sir John n’était donc pas bouffi que de nourriture et d’alcool : il est aussi un fin lettré nourri de la rumination des grands textes classiques – un Falstaff plus svelte peut éclore, comme un ultime retour à la jeunesse avant la mort, et se mêler à la fugue optimiste qui conclut la partition dans un grand éclat de rire.

On sait gré à Denis Podalydès d’avoir trouvé une alternative aux boiseries de chêne sombre et aux façades à colombages de l’auberge de la Jarretière ainsi que d’avoir proposé une transposition moderne de Shakespeare sans céder à la facilité de la laideur ni à celle de la vaine provocation. Les applaudissements du public luxembourgeois à la fin du spectacle témoignent incontestablement que cette proposition dramaturgique a trouvé bon écho auprès des spectateurs.

No tenors allowed… ou presque

À l’applaudimètre du rideau final, le Maestro italien Antonello Allemandi reçoit lui aussi une longue ovation qui témoigne de l’attachement des Luxembourgeois à leur orchestre et de leur admiration pour les chefs capables d’en tirer le meilleur. De l’ultime partition de Giuseppe Verdi, le chef italien connait en effet tous les arcanes depuis qu’il l’a dirigée pour la première fois à Dublin en 1998, la retrouvant ensuite à Palm Beach et à Lille avant cette série de trois représentations au Grand-Duché. Sous la baguette d’Antonello Allemandi, l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg sonne sec et nerveux, le flot musical débordant tempêtueusement de la fosse avec une précision métronomique de manière à préserver la tension qui doit impérativement sous-tendre chaque tableau. Laissant de côté toute prétention à l’hédonisme musical, le chef dirige les dernières pages de Verdi avec une urgence qui est comme une pulsion de vie.

En fosse, tous les musiciens sont à l’unisson de cette manière dégraissée de diriger Falstaff. Alors qu’il y a quelques semaines le Philharmonique du Luxembourg sonnait presque baroque sous la direction de Fabio Biondi, il a ce soir retrouvé tout son ADN romantique et se montre capable de produire les décibels nécessaires à l’exécution de cette partition pantagruélique. Si tous les pupitres excellent à interpréter Verdi tel que le chef Allemandi souhaite qu’il soit joué, retenons néanmoins l’éclat des cuivres qui rutilent à chaque crescendo et la précision des flutes dont les motifs, comme des touches de pinceau impressionnistes, rehaussent la pâte orchestrale d’éclats d’or. L’introduction féérique de l’aria de Nannetta, au dernier acte, est une véritable carte de visite pour la phalange luxembourgeoise : chaque détail de la subtile orchestration verdienne est rigoureusement en place, y compris lorsque les tempi s’emballent et que le chef lâche un peu la bride sur le cou des musiciens sans renoncer pour autant à leurs imposer sa propre battue.

Sur le plateau du Grand Théâtre de la Ville, Antonello Allemandi retrouve la même équipe de chanteurs avec laquelle il avait déjà travaillé à Lille, à l’exception de Tassis Christoyannis qui, blessé avant le début des répétitions, n’a pas pu réendosser la bedaine de Falstaff : c’est donc Elia Fabbian qui assure les représentations luxembourgeoises. Du vieux John, le baryton italien connait toutes les subtilités du rôle après l’avoir déjà interprété à la Scala, au San Carlo de Naples et au Festival Verdi sur la scène du Teatro Regio de Parme. Si l’instrument n’est pas immense, il est en revanche parfaitement timbré, ainsi qu’ils convient aux interprètes des grands rôles écrits par Verdi pour la voix de baryton, et le comédien possède l’abatage nécessaire pour rendre immédiatement crédible son personnage excessif en tout point. Si l’ensemble de la prestation d’Elia Fabbian mérite d’être loué, retenons cependant le final du premier tableau « L’onore ? Ladri ! » pendant lequel il laisse exploser une colère froide qui ouvre la voix et impose naturellement un immense titulaire de ce rôle. Plus tard dans la soirée, au début du troisième acte, le long monologue « Ehi ! Taverniere ! » dévoile une manière plus intériorisée d’aborder le personnage de Falstaff ; Elia Fabbian s’y révèle tour à tour incisif et bouleversant, à mille lieux du cavalier bouffon que retiennent certaines lectures de l’œuvre.

Face à cette montagne de lard, il ne faut pas moins de quatre personnages féminins pour graviter en permanence autour du pensionnaire de la clinique de Windsor et lui jouer des tours pendables. Ces joyeuses commères ont les visages et les voix de Gabrielle Philiponet, Julie Robard-Gendre, Silvia Beltrami et Clara Guillon dont pas une ne démérite. Toutes quatre forment au contraire un carré de Dames délurées, souverainement libres et gaies luronnes à leurs heures… À Alice Ford, Gabrielle Philiponet prête une allure élégante – très grande dame – et une belle voix lyrique à l’ambitus large et au timbre souverain. Personnage plus effacé dans le livret de Boito comme dans la partition de Verdi, Meg Page trouve en Julie Robard-Gendre une artiste qui réussit à étoffer son interprétation par une belle présence scénique et un timbre de mezzo chaleureux aux aigus mordorés. Les irrésistibles « Reverenza » et « Povera donna » clamées à plusieurs reprises par Mrs Quickly sont la signature d’un rôle qui exige de son interprète une voix proche de celle de contralto ; Silvia Beltrami possède incontestablement ce registre grave et charnu caractéristique des grandes voix verdiennes. Voilà une interprète qu’on aimerait rapidement réentendre dans les rôles plus exposés d’Azucena ou d’Amneris. Clara Guillon, enfin, est une Nannetta femme-enfant, presqu’encore une silhouette adolescente, qui s’est amourachée d’un pensionnaire de la clinique de Windsor, le jeune Fenton. L’aubaine d’interpréter ce rôle consiste essentiellement dans l’aria « Ninfe ! Elfi ! Silfi ! », moment de féérie suspendu avant que ne se dénoue l’intrigue sous la ramure du chêne de Herne. Crânement, la jeune soprano française délivre cette méditation d’une voix saine et bien projetée, capable à la fois d’aigus chantés à pleine voix comme de notes diminuendo d’une transparence cristalline. Notons que cette méditation nocturne est littéralement (et malicieusement) chantée par Clara Guillon face au « clair de lune » puisqu’à ce moment du spectacle Falstaff, simplement vêtu d’une blouse d’hôpital, est allée se réfugier à quatre pattes dans un coin du décor, exhibant sans vergogne un postérieur large comme Marble Arch !

Gezim Myshketa nous a paru ce soir en bien meilleure santé vocale que dans le rôle de Germont, à Nancy, avant l’été. Peut-être parce que l’écriture de Ford est plus centrale que celle du père d’Alfredo et que le grave est moins sollicité, le baryton albanais est mieux à son aise dans ce rôle de mari « cornuto » qui exige un timbre sombre et des aigus percutants. Au deuxième acte, la grande scène qu’il partage avec Falstaff constitue un superbe moment de joute vocale dont il est difficile de dire quel baryton sort vainqueur…

Pour tirer son épingle du jeu au sein d’une distribution qui fait la part belle aux voix graves, il ne fallait pas moins que le talent du jeune ténor Kevin Amiel. Une grande partie de l’intérêt de la mise en scène de Denis Podalydès consiste à avoir extrait le personnage de Fenton du « clan » Ford pour en faire un pensionnaire de la clinique de Windsor. La tignasse ébouriffée, les bras ballants et la tête inclinée sur l’épaule, Fenton n’a désormais plus rien d’un jeune premier mais prend au contraire des allures de Pierrot lunaire déconnecté des contingences du monde réel. Probablement autiste, totalement étranger à ce qui l’entoure, ce personnage attendrissant est tombé sous le charme de la plus jeune des infirmières et la poursuit de ses maladroites assiduités avec une constance aussi naïve que touchante. L’aria « Dal labbro il canto estasiato vola » qui ouvre le dernier tableau devient, interprétée par Kevin Amiel, une parenthèse d’une grâce absolue et si le timbre n’est pas immédiatement séduisant, l’artiste en maîtrise chaque potentialité et délivre un chant sul soffio ponctué de pianissimi angéliques.

Luca Lombardo, Loïc Felix et Damien Pass complètent enfin la distribution en endossant les rôles plus discrets – mais dramatiquement indispensables – des sparring partners de Falstaff. Dans les années 1990, Luca Lombardo a compté au nombre des ténors qui assumaient sur les scènes des théâtres français les grands rôles du répertoire ; à titre personnel, nous gardons le souvenir admiratif de ses Roméo et Riccardo (dans le Bal masqué de Verdi) chantés à Nancy ainsi que de la retransmission radiophonique de La Vestale depuis Milan le 7 décembre 1993 sous la baguette de Riccardo Muti. Dans tous ces rôles, le ténor marseillais disposait d’une présence rayonnante et d’un instrument bien conduit. Trente ans plus tard, la voix n’a pas échappé aux affres du temps : le brillant du registre aigu s’est voilé mais le grand artiste demeure et son Dr Caius joue mieux que les utilités. En Bardolfo, Loïc Felix met au service de la mise en scène sa silhouette de grand pendard et une voix de ténor lumineuse, large et bien projetée tandis que Damien Pass, méconnaissable sous la défroque de Pistola, impressionne par l’ampleur et le contrôle de son timbre de baryton-basse.

Venu du Nord, le Chœur de l’Opéra de Lille n’intervient qu’à la fin du spectacle mais donne au dernier tableau toute l’ampleur musicale et tout le piquant qui convient aux ultimes pages composées par Giuseppe Verdi.

Il est à souhaiter que le bouche-à-oreille fasse rapidement connaître à travers tout le Grand-Duché la qualité de ce Falstaff avant sa dernière représentation, car le Grand Théâtre de la Ville était loin de faire salle comble le soir de la Première.

Les artistes

Falstaff : Elia Fabbian
Alice Ford : Gabrielle Philiponet
Meg Page : Julie Robard-Gendre
Mrs Quickly : Silvia Beltrami
Nannetta : Clara Guillon
Ford : Gezim Myshketa
Fenton : Kevin Amiel
Dr Caius : Luca Lombardo
Bardolfo : Loïc Felix
Pistola : Damien Pass
Comédiens : Laurent Podalydès, Léo Reynaud

Orchestre Philharmonique du Luxembourg et Chœur de l’Opéra de Lille, dir. Antonello Allemandi
Mise en scène : Denis Podalydès
Scénographie : Eric Ruf
Costumes : Chrisian Lacroix
Lumières : Bertrand Couderc
Maquillage et coiffure : Véronique Soulier-Nguyen

Le programme

Falstaff

Opera buffa en trois actes de Giuseppe Verdi, livret d’Arrigo Boito d’après Les Joyeuses Commères de Windsor et les parties I et II de Henry IV de William Shakespeare, créé le 9 février 1893 au Teatro alla Scala, à Milan.
Grand Théâtre de la ville de Luxembourg, représentation du mardi 28 novembre 2023.