La véritable version de Boris Godounov au Capitole : incandescente !

Boris Godounov, Capitole de Toulouse, 24 novembre 2023

Au Capitale, la production de Boris Godounov fait peau neuve avec la prise de rôle de la basse biélorusse Alexander Roslavets et la direction du chef letton Andris Poga. Dans la mise en scène d’Olivier Py, les sept tableaux de la version proto-originale de Moussorgski (celle de 1869) captivent le public par leur flamboyante âpreté.

La Tragédie du pouvoir en Russie

Certes le drame romantique de Pouchkine (1825) ne ménageait pas la violence des tsars de Russie du XVIe siècle, d’après les travaux de l’historien Nikolaï Karamzine. Aussi riche que chez Shakespeare, cette thématique explorait la tragédie du pouvoir impérial, d’Ivan le Terrible à Boris Godounov, régicides et usurpateurs. Lorsque Modeste Moussorgski adapte lui-même son livret d’opéra d’après le drame du poète national, il souhaite s’émanciper des canons lyriques du temps afin de bâtir un drame puisant dans la geste et la culture russes. Non jouée de son vivant, puisque refusée par la Commission des théâtres impériaux, cette version initiale de Boris Godounov (1869) condense en sept tableaux la tragédie du pouvoir. Et cela sans les séductions de la version ultérieure (Théâtre de Saint Pétersbourg, 1874) qui passe la censure grâce à l’ajout de l’acte polonais (une héroïne, un ballet, etc.).

Peu joué jusqu’au XXIe siècle, cette version initiale a l’incandescence du premier jet d’un grand dramaturge. Sa double thématique – l’illégitimité du pouvoir (l’individu), la souffrance du peuple russe manipulé (le collectif) –  a tout pour passionner Olivier Py, metteur en scène. Avec le scénographe Pierre-André Weitz, les complices s’accordent à livrer une composition cohérente sur la Russie des dictateurs de tout temps. Bien que située dans l’architecture stalinienne, entremêlant les costumes de la Russie tsariste à ceux du XXe siècle (la police en treillis de combat), leur composition dépasse la transposition pour construire un narratif : « il faut qu’on puisse emboîter la Russie des tsars, la Russie stalinienne et la Russie contemporaine comme si elles n’en formaient qu’une » (notes d’intention d’O. Py). Cette permanence s’incarne au fil de tableaux saisissants, du Kremlin à la cathédrale orthodoxe, du couvent du Miracle à la Douma, semant ici et là les emblèmes du pouvoir (aigle bicéphale, faucille et marteau, drapeau national) et la croix de l’Eglise orthodoxe, en connivence du pouvoir. Lors du monologue du tsar Boris (5e tableau), la caricature s’invite par sa silhouette découpée entre Staline et Poutine, tels de funestes matriochkas … L’opéra est fragmenté en deux temporalités séparées par une ellipse –  deux tableaux collectifs narrent la succession impériale, d’Ivan le terrible à Boris. Six ans plus tard, cinq tableaux profilent d’une part l’ascension de l’usurpateur Grigori, moine défroqué se présentant comme héritier d’Ivan le terrible ; d’autre part, la déchéance progressive du tsar Boris, rongé par les hallucinations de l’assassinat du tsarévitch Dimitri (fictionnel et non historique). Ce croisement de régnants illégitimes est d’autant plus dramatique qu’ils ne se confrontent pas dans l’intrigue.

Pour embrasser les destinées collectives – le peuple, les boyards de la Douma – et celles individuelles, situées dans des espaces réduits (la chapelle du convent, les appartements du tsar), un dispositif coulissant d’immenses panneaux-passerelles recompose l’espace. Percés de multiples ouvertures où se nichent les choristes, ils restituent la magie du couronnement de Boris (2e Tableau), d’une somptuosité sonore et visuelle digne des plus belles icones : les Ateliers du Capitole sont performants ! Les tableaux s’enchainent, s’emboitent parfois en tuilage discret, sorte de « fondu au noir » cinématographique. Ils sont travaillés par les lumières (Bertrand Killy) tour à tour fantomatique – 1er Tableau du peuple, manipulé par la police -, crépusculaire, d’or rutilant pour le sacre, rougeoyant de flammes qui enrobent Boris le damné. Sorte de fil conducteur, l’errance de l’Innocent (dénudé lors du Prélude, en robe courte ensuite) devient participative au 6e Tableau, lorsqu’il refuse au tsar de prier pour lui en le taxant d’être l’Hérode du massacre. Par-là, le ressort qui précipite la folie destructrice de Boris s’inscrit dans le narratif puisque ce simple d’esprit a tout vu, tout entendu. En revanche, nous apprécions moins les saynètes mimées (comédiens et chanteurs) en conformité redondante de témoignages chantés, tel l’assassinat du tsarévitch conté par le vieux moine, telle l’arrivée du faux-Dimitri dans Moscou. Leur jeu affaiblit la dramaturgie que Moussorgski confie au récit et à la suggestion orchestrale qui s’inspire largement du Traité d’orchestration de Berlioz.

Des étincelles pour un casting 100% en prise de rôles

Christophe Ghristi, directeur artistique de l’Opéra national du Capitole, l’affirme en coulisse : tout chanteur est en prise de rôle lors de cette première de Boris Godounov, nouvelle production Capitole / Théâtre des Champs Elysées.  Quel orchestre, quel chœur et quel casting ! Sous la baguette du chef letton Andris Poga, l’étrangeté et l’audace de cette version initiale renverse l’auditoire par son âpreté. Au lieu de bâtir un développement musical dans chaque tableau, Moussorgski manie l’incantation de formules mélodiques (parfois même, un simple intervalle de seconde) pour caractériser une émotion, un lieu, une ambiance. L’Orchestre national du Capitole, acteur du drame, suggère tour à tour les tourments fiévreux de l’usurpateur, la sagesse du moine chroniqueur ou la duplicité servile du prince Chouiski. Il fait miroiter les volées de cloches lors du sacre, les combinaisons de timbres inattendues ou bien le registre grave prépondérant – contrebasson et tuba lors du monologue de Boris. Le Chœur de l’Opéra du Capitole (préparé par N. Pavlenichvili et G. Bourgoin) sonne comme une déflagration en osmose des cloches (2e tableau) ou bien bouleverse par ses souffrances endurées et soumissions acceptées, « Pleure, pleure, peuple russe ! ». Tandis que la Maîtrise de l’Opéra délivre une prestation attendrissante (7e tableau), accompagnée par flûtes et piccolos (6 ans avant le chœur de la Garde montante).

La basse Alexander Roslavets assure la fascinante composition d’un Boris aux mille facettes : sombre, empli de douceur protectrice auprès de ses enfants, despote furieux, méditatif face à ses responsabilités (« O conscience implacable »), hagard en sombrant dans la folie. Sa maîtrise des aigus et du registre barytonnant singularise son jeu au sein des protagonistes basses et ténors. Aux antipodes de cette complexité, le patriarche Pimène jouit d’une aura humaine dans l’interprétation du grand Roberto Scandiuzzi, dont la profondeur abyssale des graves impressionne (parfois hors justesse). Son jeune disciple au couvent, Grigori (le futur usurpateur Dimitri) trouve dans le ténor Airam Hernández la dynamique d’un chant de velours (3e tableau) ou solaire dans la scène à l’auberge. Ténor léger, l’Innocent de Kristofer Lundin est d’une musicalité émouvante après avoir déambulé avec la poésie d’un simple d’esprit au fil de toutes les scènes.

Dans le trio des sbires du pouvoir, l’engagement scénique et vocal est tout aussi valeureux. Le ténor Marius Brenciu (prince Vassili Chouiski) aux aigus vibrionnants et souverains et le baryton Mikhail Timoshenko (secrétaire de la Douma) excellent dans leur jeu de froide sobriété. L’engagement du baryton Sulkhan Jaiani (l’exempt Nikititch) fait valoir une élocution implacable, alors que la prestation bouffe des moines vagabonds Varlaam (Yuri Kissin) et Missail (Fabien Hyon) donne le change, en dépit d’un manque d’assise avec l’orchestre. Ce qui n’est pas le cas des solides interventions de la basse Barnaby Rea (Mitioukha). Bien que les brefs rôles féminins pèsent seulement comme faire-valoir dans l’œuvre, le soprano de Lila Dufy (Xenia), le mezzo travesti de Victoire Bunel (Fiodor), enfants de Boris, font accéder l’auditeur à l’intimité du cadre familial, sous les auspices maternels de Svetlana Lifar (Nourrice). À l’inverse, la couleur aguicheuse de l’aubergiste s’incarne dans le grave capiteux de l’alto Sarah Laulan.

Lors des applaudissements enthousiastes du public toulousain, la couronne de tsar circule amicalement entre les artistes, comme un ballon (… ovale à Toulouse). Curieusement, aucun ne souhaite la conserver !

Un Pouchkine comptable (du pouvoir russe), un Moussorgski corrosif et une superbe production contextualisée :  n’hésitez pas si vous êtes proches de Toulouse !  Les représentations de Boris Godounov se poursuivent les 26, 29 novembre et 1er décembre à 20 h, le 3 décembre à 15 h. Le Théâtre des Champs-Elysées accueillera cette production fastueuse du 28 février au 7 mars.

Les artistes

Boris Godounov : Alexander Roslavets
Fiodor : Victoire Bunel
Xenia : Lila Dufy
La Nourrice : Svetlana Lifar
Le Prince Vassili Chouiski : Marius Brenciu
Andreï Chtchelkalov : Mikhail Timoshenko
Pimène: Roberto Scandiuzzi
Le faux Dimitri / Grigori : Airam Hernández
Varlaam : Yuri Kissin
Missail : Fabien Hyon
L’Aubergiste : Sarah Laulan
L’Innocent : Kristofer Lundin
Nikititch : Sulkhan Jaiani
Mitioukha : Barnaby Rea

Orchestre national du Capitole, dir. Andris Poga
Chœur et Maîtrise de l’Opéra national du Capitole, dir. Gabriel Bourgoin
Mise en scène : Olivier Py
Collaboration artistique : Daniel Izzo
Décors et costumes : Pierre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy

Le programme

Titre de l’opéra ou du concert

Opéra en xxx actes de Xxxx, livret de Xxxx d’après Xxxx, créé à Xxxx en XXXX

Xxxxxx (salle où a eu lieu de la représentation), représentation du xxxx (date)