Le retour de L’amore dei tre re à Milan ou la Scala dans sa mission patrimoniale

L’amore dei tre re, Milan, Teatro alla Scala, dimanche 12 novembre 2023

Soixante dix ans après que le rideau rouge du teatro alla Scala ne soit tombé sur la dernière représentation de L’amore dei tre re,  c’est à une grande fête musicale qu’il nous aura été donné d’assister, dans le théâtre qui le vit naître le 10 avril 1913, lors de cette reprise d’un opéra décidément trop méconnu.

Une synthèse réussie entre tradition mélodramatique et modernité décadentiste

Créé la même année que la Parisina de Mascagni et un an avant la Francesca da Rimini de Zandonai (1914), ouvrages tous deux adaptés de textes de Gabriele D’Annunzio, L’amore dei tre re s’inscrit dans cette vision sombre et barbare d’un univers médiéval revu par l’esthétique décadente fin-de-siècle, encore en vogue pendant les premières années du XXe siècle dites, en Italie, de style Liberty. Provenant du drame homonyme de Sem Benelli (1877-1949), L’amore dei tre re bénéficie d’un livret bien ficelé émanant d’un dramaturge à grand succès (La Cena delle beffe en 1909, plus tard mise en musique par Giordano) ayant le goût d’un théâtre de la cruauté au réalisme scénique extrême qui, également homme d’action, combattra bientôt, aux côtés de D’Annunzio et des futuristes, dans l’entreprise de conquête de Fiume puis de l’Ethiopie avant de devenir, un moment, député fasciste puis, écœuré par l’assassinat du parlementaire socialiste Giacomo Matteotti (1924), dissident et réfugié politique en Suisse.

Intitulé « poème tragique », le livret de L’amore dei tre re trahit son marquage esthétique dannunzien (les détracteurs de Benelli le surnommaient d’ailleurs « petit D’Annunzio ») et présente au public des situations vitales poussées à leur paroxysme (guerre, amour, mort) dans les rimes d’une poésie épique toute à la fois incisive et poignante qui, à plusieurs occasions, révèle un auteur sensible à la culture décadente européenne en vogue pendant ces années : le voile utilisée, du haut de sa tour, par Fiora pour faire signe à son époux Manfredo, la cécité de son beau-père, le vieillard Archibaldo, qui épie sa belle-fille et la désire secrètement, la mort tragique de l’héroïne par strangulation tout comme celle des personnages d’Avito – autrefois promis à Fiora puis, depuis le mariage de celle-ci, devenu son amant – et de Manfredo, tous deux frappés par le poison mortel dont Archibaldo a enduit les lèvres inanimées de sa belle-fille, embrassée une dernière fois par les deux hommes…

La rencontre de ce texte avec la partition si éclectique d’Italo Montemezzi (1875-1952), lorgnant à la fois vers le wagnérisme en cours dans l’Italie de l’époque – les dimensions tristaniennes du duo des amants à l’acte II ! – et un impressionnisme musical, impalpable et énigmatique, directement inspiré par Debussy, constituent une synthèse totalement réjouissante dans laquelle l’amateur d’opéra retrouve, tout au long de l’audition, les influences musicales les plus diverses (straussienne par exemple…), même si l’ouvrage demeure avant tout ancré dans les traditions musicales italiennes ! Sans avoir jamais été considéré comme un chef d’œuvre – et ce depuis les critiques de la création, malgré l’immense succès de l’ouvrage auprès du public des deux côtés de l’Atlantique – L’amore dei tre re se maintient au répertoire, et le Metropolitan Opera de New York le programmera pendant plus de 25 ans en confiant sa direction aux plus illustres maestri, de Toscanini à De Sabata en passant par Stokowsky et Bruno Walter. On rappellera d’ailleurs que c’est à Tullio Serafin, ami de jeunesse de Montemezzi, que sera confiée la création de l’ouvrage. De même, les plus grandes divas de l’époque, de Claudia Muzio à Rosa Ponselle et Mary Garden – pour le continent américain -, et de Gilda dalla Rizza à Giuseppina Cobelli puis Clara Petrella – pour le continent européen -, endosseront la tessiture très tendue de Fiora tandis que, succédant à l’illustre basse Nazzareno De Angelis, créateur du rôle, des chanteurs du calibre de Tancredi Pasero, Ezio Pinza et Nicola Rossi Lemeni incarneront Archibaldo à la scène. Plus près de nous, les années 1990 voient diverses productions de L’amore dei tre re remporter un important succès, à Vienne, Munich, Bregenz ou encore Montpellier – dans le cadre de l’édition 1995 du festival de Radio France – où des artistes d’envergure tels que Ferruccio Furlanetto, Kurt Rydl et Denia Mazzola-Gavazzeni sont régulièrement appelés à chanter l’ouvrage.

Pinchas Steinberg, défenseur amoureux de L’amore dei tre re, donne le tempo à une distribution vocale sans faille

A l’origine confiée à Michele Mariotti – qui après sa série de Maometto secondo au San Carlo de Naples se trouvait sans doute bien accaparé par les répétitions du Mefistofele qui ouvrira dans quelques jours la nouvelle saison du Teatro Costanzi de Rome ! – c’est finalement à Pinchas Steinberg qu’a été donnée la mission de redorer le blason de l’opéra le moins oublié de Montemezzi. Familier de l’ouvrage, qu’il a dirigé à plusieurs occasions (Vienne, Montpellier…), le chef remplit totalement les attentes d’une salle quasi-pleine et à la qualité d’écoute qu’il convient de souligner lors de la dernière représentation à laquelle nous avons assisté. Sachant magnifiquement mettre en relief une partition tour à tour éclatante et capiteuse puis, l’instant d’après, beaucoup plus légère et raffinée, le chef, à la tête d’une phalange scaligère chauffée à blanc, nous donne à entendre tout l’amour qui est le sien pour cette musique inclassable. Sans jamais couvrir un plateau aux moyens vocaux consistants mais pas démesurés, Pinchas Steinberg galvanise musiciens, choristes – n’intervenant qu’au début du dernier acte mais parfaitement préparés par Alberto Malazzi dans leur rôle évoquant celui du chœur de la tragédie antique – et solistes, permettant au public d’entendre combien, ici, le compositeur a souhaité confié à l’orchestre, davantage qu’aux chanteurs, le récit de l’action et à en souligner les moments les plus dramatiques.

D’un plateau vocal dont on aurait tort d’oublier les interventions sporadiques mais efficaces et bien chantantes des jeunes solistes de l’Académie du Teatro alla Scala – le ténor Andrea Tanzillo, la soprano Fan Zhou – mais également des artistes du chœur – la soprano Flavia Scarlatti et la mezzo Marzia Castellini – tout comme celle du jeune ténor sicilien Giorgio Misseri (Flaminio), il est d’emblée important de souligner l’homogénéité d’une distribution sans faille pour les quatre principaux rôles. Si l’Archibaldo de la basse russe Evgeny Stavinsky n’a sans doute pas la profondeur abyssale de quelques uns de ses illustres devanciers, la voix, égale sur tout l’ambitus, est parfaitement projetée et permet, de par sa souplesse, de suivre les méandres d’un personnage psychologiquement tourmenté. En outre, sans jamais basculer dans le travers du Grand-Guignol – un risque souvent inhérent à ce type de répertoire fin-de-siècle ! – le chanteur parvient à rendre crédible son personnage et à lui insuffler sa dose exacte d’effroi, en jouant en particulier sur des accessoires attendus mais parfaitement efficaces tels que sa canne et ses lunettes d’aveugle. Les deux autres rois, confiés à des valeurs sûres des scènes internationales tels que le ténor Giorgio Berrugi et le baryton Roman Burdenko, nous réservent, de leurs côtés, quelques-uns des meilleurs moments vocaux de la soirée : Si la voix de Giorgio Berrugi (Avito) est placée haut dans le masque, la technique parfaite qui est la sienne lui permet de ne jamais forcer un instrument naturel foncièrement lyrique, doté de belles nuances et sachant tenir l’endurance du duo aux dimensions tristaniennes qui l’unit à Fiora, au deuxième acte. Quant au baryton russe, dont l’Alberich du Ring donné à la philharmonie de Paris en 2018 est toujours dans l’oreille, il trouve dans l’emploi de Manfredo un rôle mettant particulièrement en valeur la souplesse de son phrasé et l’étendu d’un aigu toujours aussi glorieux !

Particulièrement attendue dans un rôle éprouvant dans son intensité, dont elle assure l’ensemble des représentations, la jeune soprano vénitienne Chiara Isotton, à laquelle Première Loge a déjà consacré plusieurs entretiens, fait bien plus que s’acquitter de son emploi : dès les premières notes de son duo avec Avito, au premier acte, on est séduit par le soyeux – la morbidezza – de l’instrument. Comme dans le cas de son collègue ténor, Chiara Isotton ne force jamais ses moyens naturels de lirico-spinto et se frotte avec délice aux écueils – dans la partie suraiguë surtout ! – d’un rôle d’authentique tragédienne lyrique, ne pouvant accepter aucun effet facile mais n’oubliant pas pour autant l’italianità indispensable aux grandes phrases lyriques du duo de l’acte II avec Avito. Marchant résolument dans les traces des grandes interprètes de Fiora citées plus haut, Chiara Isotton voit s’ouvrir devant elle aujourd’hui, en même temps que les portes de la Scala, le droit d’accès à un certain nombre de grands rôles dont elle a assurément l’envergure. Prochaine étape : l’Opéra de Lyon avec une nouvelle prise de rôle en mars-avril : Minnie dans La Fanciulla del West.

Une scénographie intelligente au service d’un univers de passions troubles parfaitement resitué dans la temporalité qui a vu naître l’ouvrage

Dès le lever de rideau, à la vue de la scénographie d’Alfons Flores et de la dichotomie des couleurs noire et blanche – lumières signées Marco Filibeck -, on comprend très vite que nous sommes dans un espace d’enfermement – le château fort médiéval du livret -, un univers claustrophobique de pierres et de fers, symbolisé par une forêt de chaînes descendant des cintres au milieu de laquelle les personnages de ce huit-clos oppressant vont évoluer. Déjà en scène, enlacée sur un lit – symbole ici de domination phallocratique – avec son amant Avito, Fiora constitue pour le metteur en scène Àlex Ollè ce personnage pivot autour duquel évoluent quelques exemples paradigmatiques (mari, amant, beau-père) d’une société brutale, dominée par des hommes qui ont tout pouvoir sur elle, la dégradent et en font un simple objet de désir. La toute simple tenue d’intérieur blanche dont est vêtu le personnage, en contraste avec la couleur noire des costumes des autres protagonistes – signés Lluc Castells – ne laisse également guère de doute sur le syndrome carcéral qui caractérise l’environnement de Fiora et son état psychologique inquiétant, le metteur en scène catalan n’omettant pas ainsi d’évoquer l’ambiance culturelle des travaux sur la folie et la psychanalyse qui marquent cet entre-deux siècles. Plus tard, dans cette très efficace scénographie, le spectateur est happé par l’absence d’issue de cet univers de perversion où l’escalier du château, qui prend désormais place au centre du plateau, ne mène nulle part – Àlex Ollè a visiblement pensé aux constructions impossibles de M.C.Escher – sauf à permettre à Archibaldo de faire ainsi dévaler sa belle-fille et de se jeter sur elle dans une scène d’une rare violence scénique. Impressionnant.

Quel soulagement de ressortir, parfois, d’un spectacle avec le sentiment réjouissant que le metteur en scène a rendu, quelques heures durant, le spectateur plus intelligent ! Souhaitons un bel avenir à cette magnifique production et à la musique de Montemezzi la place de choix qu’elle mérite dans les programmations de nos maisons d’opéra !

Les artistes

Archibaldo : Evgeny Stavinsky
Manfredo : Roman Burdenko
Avito : Giorgio Berrugi
Flaminio : Giorgio Misseri
Un giovanetto : Andrea Tanzillo
Un fanciullo : Giulia Fieramonte
Fiora : Chiara Isotton
Ancella : Fan Zhou
Una giovanetta : Flavia Scarlatti
Una vecchia : Marzia Castellini

Chœur et orchestre du Teatro alla Scala , dir. Pinchas Steinberg
Mise en scène : Àlex Ollé / La Fura dels Baus
Décors : Alfons Flores
Costumes : Lluc Castells
Lumières : Marco Filibeck

Le programme

L’Amore dei tre re

Poema tragico en trois actes d’ Italo Montemezzi, livret de Sem Benelli, créé à la Scala de Milan le 10 avril 1913.
Milan, Teatro alla Scala, représentation du dimanche 12 novembre 2023