MAOMETTO SECONDO AU SAN CARLO: retour aux sources dans une distribution stellaire en dépit d’une mise en scène inepte.
C’est dans une bronca anthologique que se sera achevée la première[1] de Maometto secondo : en effet, dès le moment où parait sur la scène napolitaine l’équipe de production, serrant les rangs autour de Calixto Bieito, le public international de la plus ancienne salle d’Italie qui, pendant près de trois heures, aura pris son mal en patience dans un
silence totalement respectueux de la performance orchestrale et vocale, laisse finalement éclater sa colère mais également, pour beaucoup, sa tristesse d’avoir vu si maltraitée l’un des plus beaux opera seria de la période napolitaine de Gioachino Rossini. Un vacarme qui ira d’ailleurs crescendo – la moindre des choses avec Rossini ! – jusqu’à ce que le rideau ne tombe définitivement sur une représentation qui aura malheureusement laissé un goût décevant d’inaccompli.
Maometto secondo, l’un des ouvrages les plus passionnants de la période napolitaine de Rossini
Si Maometto est, selon nous, un pur joyau au sein de la série des chefs-d’œuvre écrits pour le Teatro San Carlo[2] et pour sa prima donna d’alors, la grande Isabella Colbran[3], l’ouvrage se solde cependant, lors de sa création le 3 décembre 1820, par un échec cuisant pour le « cygne de Pesaro » qui avait pourtant apporté à sa partition le maximum de soins. Connaissant la force de réactivité de Rossini – et son sens des affaires ! -, on ne sera pas étonné de lire qu’il recycla ce Maometto, moyennant quelques changements – dont un final heureux ! – pour sa reprise à la Fenice de Venise, en 1822, puis surtout, en 1826, dans Le Siège de Corinthe, « tragédie lyrique » – comme mentionné sur la partition -, ré-écrite dans le style « Grand Opéra » pour satisfaire au goût du public parisien, quatre ans avant la création de Guillaume Tell. A Naples, entre le palais Barbaja – situé rue Toledo – où il séjourne régulièrement et le Teatro San Carlo où il dispose à volonté d’un orchestre excellent et de chanteurs quasi-attitrés que l’on retrouvera dans la plupart de ses créations d’alors – parmi lesquels on doit citer, outre la Colbran, les mezzo Rosmunda Pisaroni et Adelaide Comelli, les ténors Andrea Nozzari et Giovanni David, la basse Filippo Galli – Rossini n’a de cesse d’expérimenter des formes musicales nouvelles. Malgré une distribution haut de gamme, au premier rang de laquelle on retrouve, outre Isabella Colbran (Anna) et Andrea Nozzari (Paolo Erisso, son père), Filippo Galli, probablement la basse de son temps la plus exceptionnellement à l’aise dans l’art de la vocalise virtuose sans que cela ne se fasse, a priori, aux dépens de l’expression artistique – Maometto secondo surprend le public napolitain, pourtant averti et habituellement enthousiaste à l’écriture rossinienne. Notons qu’il y a de quoi dans la nouvelle partition ! Si la mélodie s’y taille comme à l’habitude une part non négligeable, la musique se met néanmoins ici pleinement au service de l’urgence dramatique, le compositeur multipliant, outre les introductions orchestrales qui campent une atmosphère souvent sombre ou mélancolique – au lever de rideau par exemple – les ensembles entre les principaux protagonistes, duos ou trios – qualifiés, pour ces derniers, par le compositeur de « terzettone » du fait de leur longueur étonnante et de leur structure complexe – et allant jusqu’à donner à ses récitatifs l’ampleur de numéros soutenus, à l’occasion, par tout l’orchestre. De même, l’absence fréquente de césure entre deux numéros qui se suivent confirme cette impression de continuum dramaturgique où c’est le théâtre qui prend le dessus, interrompant par exemple le trio des protagonistes par le son guerrier de la grosse caisse qui vient lancer ainsi l’intervention du chœur terrorisé. Ailleurs, si la cavatine du personnage-titre sera bien suivie, dans la plus pure tradition, d’une cabalette, la scène finale – qui voit le sacrifice d’Anna pour la patrie vénitienne – n’en comporte aucune puisque l’héroïne, en mettant brutalement fin à ses jours, l’interrompt de facto. Enfin, il est essentiel de remarquer dans cet opéra l’introduction de leitmotiv ou tout au moins de rappels thématiques – une harpe est ainsi associée aux « prières » de l’héroïne et du chœur des femmes – qui trouvent, au deuxième acte, dans la double évocation, par le vibrato des violons, de l’épouse et de la mère morte, l’un des moments sublimes de la partie vocale de Paolo puis d’Anna (« il sacro cenere riposa della spenta tua madre »).
Maometto secondo est donc sans nul doute l’un des opera seria les plus passionnants de Rossini, permettant souvent d’anticiper ce qui va suivre dans l’histoire de la musique italienne sous les plumes de Donizetti, Bellini ou encore Verdi. Pourtant, il est étonnant de constater que les éditions critiques de l’ouvrage, réalisées à partir de 1985 – entre autres sous la houlette du maestro Claudio Scimone[4] – n’auront jamais fait l’objet d’une reprise dans le théâtre de sa création, alors même qu’après la production du festival de Pesaro[5], la même année, San Francisco, Milan, Venise programmeront, les saisons suivantes, les plus grands artistes dans cet opéra ! La nouvelle production parthénopéenne marquant, de fait, le retour de Maometto secondo après plus de deux cent ans d’absence sur la scène qui l’avait vu naître – et ce dans une édition critique revue par la musicologue Ilaria Narici – avait donc tout pour attirer l’intérêt d’un public particulièrement nombreux, venu parfois partition en mains, pour cette première représentation !
Une production aux lignes directrices incompréhensibles dont le spectateur sort épuisé
Une fois n’est pas coutume : la rédaction d’un compte rendu de spectacle peut commencer par une prise de notes soutenue dont on ne sait, au final, quoi conserver tant, du point de vue scénique, la production signée par Calixto Bieito et sa scénographe Anna-Sofia Kirsch se solde, selon nous, par une totale inanité. Nous n’essaierons donc pas de chercher un sens à la perfusion avec laquelle se déplace Paolo Erisso – gouverneur historique de la colonie vénitienne de Negroponte – pendant une partie du premier acte, ni au mouvement quasi-perpétuel des mains de Calbo – lui aussi historique vaillant défenseur de la colonie – qui semblent semer, essaimer, disperser dans le vide avant de ne se voir obligées à faire tournoyer une housse de protection pour vêtement pendant un temps qui semble…éternel. De même, y a-t-il un sens particulier à accorder à ces sacs plastiques dont sont dotés les soldats turcs (qui n’en n’ont d’ailleurs pas l’air…) qui, eux aussi, les agitent dans tous les sens avant d’en extraire jouets d’enfants et poupons, que certains porteront en trophée autour du cou alors que d’autres finiront par les suspendre à des obstacles anti-chars (de type hérisson tchèque pour les spécialistes !), dont la couleur pourra virer parfois au vert fluo et qui constituent la majeure partie de la scénographie de ce spectacle ! Plus gênant pour les artistes du chœur – car les rendant progressivement non crédibles voire ridicules -, le fait d’être obligés de pousser caddies de supermarché, poussettes et autres cintres à roulettes scintillant de jouets (de Parpignol ?), puis de tourner en rond de façon incessante autour d’Anna pendant sa scène d’introduction, contrainte par ailleurs à chanter son air d’entrée juchée en équilibre sur l’un de ces obstacles anti-chars pas nécessairement des plus confortables pour la concentration vocale ! Tout cela s’agite dans tous les sens, qui en maniant son ombrelle, sa poussette ou sa canne, et l’on n’est guère étonné, pendant le concertato de la fin du premier acte, que l’ensemble de ces divers mouvements – parmi lesquels se distinguent ceux d’un soldat turc mettant des coups de poing à un enfant (invisible) placé dans l’une des poussettes – donne littéralement le mal de mer au spectateur.
Si le deuxième acte paraît moins agité, c’est avant tout parce que le metteur en scène décide de suspendre dans les cintres les obstacles anti-chars auxquels sont désormais accrochés de grands sacs plastiques (de type pour ordures ménagères) et de laisser le plateau vide. En outre, pendant la scène à l’origine située dans les souterrains du temple, Calbo contribue péniblement à recouvrir la totalité du plateau d’une sorte de bâche de protection en plastique dans laquelle, au début de sa scène finale, Anna s’enveloppera…
Rater à ce point la recréation d’un ouvrage si marquant dans l’histoire d’un théâtre est d’autant plus désolant qu’en l’absence de toute note d’intention du metteur en scène dans le programme de salle, le critique ne peut malheureusement défendre aucune ligne directrice.
Un plateau vocal à toute épreuve
Si la scénographie se révèle ainsi inaudible, il n’en est pas de même, loin s’en faut, d’un plateau vocal sur lequel les divinités du chant rossinien semblent s’être penchées.
Toujours aussi bien préparé par Vincenzo Caruso, le chœur du San Carlo continue de nous bluffer à la fois par sa science du bel canto de pure tradition – c’est le cas en particulier dans les moments où le chœur féminin dialogue avec Anna ou prie avec elle (« Giusto ciel, in tal periglio, imploriam la tua pietà » à l’acte I, « Nume, cui’I sole è trono » à l’acte II) mais également par sa pugnacité et le souffle guerrier qui l’anime, dont le « Grand Opera » et les Verdi de jeunesse sauront se souvenir (« Si, giuriam sugl’itali brandi » et « Dal ferro, dal foco »). A la tête d’un orchestre qui sait, lui aussi, parfaitement s’inscrire dans un art consommé des contrastes, Michele Mariotti donne une leçon d’art musical rossinien, dont on le sait fin connaisseur, lui le natif de la région de Pesaro, élève d’Alberto Zedda. De fait, à aucun moment, y compris dans les moments les plus agités (le concertato du I), la fosse napolitaine ne couvre le plateau. Mais c’est sans nul doute au second acte que cet authentique maestro concertatore parvient à faire de sa phalange un personnage à part entière venant s’ajouter aux nombreux duos, trios et ensemble d’une partition qui en regorge. En cela, la – seule ! – bonne idée de mise en scène aura été de faire monter sur scène la harpe, à l’acte I, lors de la prière d’Anna « Giusto ciel in tal periglio » : on aurait alors presque espéré qu’il en soit de même du hautbois lors de l’introduction de l’acte II, lui qui permet – presque ! – de faire oublier la présence de tous les sacs plastiques jonchant le plateau…
On avait déjà pu apprécier il y a quelques semaines, dans Beatrice di Tenda sur cette même scène, le jeune ténor chinois Li Danyang : l’emploi de Condulmiero lui permet tout autant de faire état d’une voix bien placée dans le masque que d’une projection parfaite. Si le Paolo de Dmitry Korchak ne nous fait pas oublier certains de ses illustres prédécesseurs, surtout dans un aigu qui peine à se chauffer, la voix est bien celle du baryténor indispensable à l’emploi, ce qui contribue à porter le terzettone du premier acte « Ohimè ! qual fulmine per me funesto ! » puis la scène et le trio de l’acte II à de purs moments de chant orné où la virtuosité le dispute à l’émotion sincère. Avec Roberto Tagliavini, on est face à un artiste d’un professionnalisme hors-pair : la voix est bien celle d’un rôle dont les interprètes actuels ne courent pas les rues ! Ce qui frappe, dès les premières phrases de ce Maometto, c’est tout d’abord la noblesse du phrasé et la fierté dans la projection. Dans le périlleux exercice auquel la mise en scène le contraint – au premier acte, Maometto doit se promener de long en large du plateau, un planisphère sous le bras qu’il passera le temps de son grand air « Sorgete : e in sì bel giorno » à déchirer en mille morceaux – Roberto Tagliavini ne cède jamais à la facilité et garde une probité vocale qui force l’admiration. La rigueur stylistique sera d’ailleurs plus que nécessaire à l’interprète, dans la scène où Maometto doit, au deuxième acte, rendre visite à Anna, devenue sa prisonnière, et où il lui est demandé de simuler une scène de viol atteignant parfois les limites de la vulgarité lorsqu’il doit prendre la main de la jeune femme et l’accompagner dans un mouvement masturbatoire.
C’est peut-être au personnage de Calbo, superbe exemple de mezzo-soprano rossinien, que revient les accents les plus émouvants de la partition dont ceux de son grand air, « Non temer, d’un basso affetto » et de la cabalette si périlleuse « Del periglio al fiero aspetto » qui y fait suite. Dans un emploi marqué à jamais pour nous par le souvenir inoubliable de Lucia Valentini-Terrani, la mezzo-soprano d’origine arménienne Varduhi Abrahamyan, dont on a régulièrement eu l’occasion, dans ces colonnes, de dire tout le bien que l’on pense, se confronte avec bonheur à une tessiture qui lui va comme un gant et dans laquelle les couleurs moirées de son organe font merveille. Prenant un plaisir apparent à déjouer toutes les difficultés du chant orné, Varduhi Abrahamyan marque avec ce rôle une nouvelle étape dans son exploration d’un répertoire qui demeure, selon nous, celui dans lequel elle a le plus à exprimer. On regrette d’autant plus que la mise en scène lui en ait si peu donné l’occasion !
Découverte pour ma part en 2022, au festival d’Aix-en-Provence, en Sinaide de Moïse et Pharaon – un rôle dans lequel elle avait déjà été acclamée l’été précédent à Pesaro – la jeune mezzo colorature d’agilité Vasilisa Berzhanskaya valait à elle seule le déplacement à Naples ! Même si les robes peu seyantes – signées Ingo Krügler – dont elle est affublée la mettent fort peu en valeur, on n’est pas prêt d’oublier de si tôt une interprétation vocale d’anthologie qui nous permet de constater l’ampleur prise dans le registre grave depuis deux ans et une facilité déconcertante dans la vocalise où la voix reste ronde et pleine – comme chez le véritable Falcon qu’elle est devenue – en particulier dans une scène finale « Vinto i Veneti han dunque ?… Quella morte che s’avanza » qui fait se dresser de son fauteuil ! Une personnalité décidément enthousiasmante dont on rêve de voir ce qu’un metteur en scène plus attentif à l’œuvre à défendre pourrait faire…
Retrouvez ici Roberto Tagliavini en interview !
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[1] / Pour être tout à fait exact, la matinée du 29 octobre à laquelle nous avons assisté aurait du être la deuxième des cinq représentations de l’ouvrage mais une grève lors de la première en aura décidé autrement
[2]/ Elisabetta, regina d’Inghilterra (1815), Otello (1816), Armida (1817), Mosè in Egitto (1818), Ricciardo e Zoraide (1818), Ermione (1819), La Donna del lago (1819), Zelmira (1822). Maometto secondo
[3] Elle deviendra, comme on le sait, l’épouse de Rossini, le 15 mars 1822, après avoir été la maitresse de Domenico Barbaja, l’impresario le plus célèbre de son temps et directeur alors du Teatro San Carlo.
[4] Claudio Scimone gravera d’ailleurs pour Philips en 1983 la 1ère intégrale de studio de l’ouvrage avec Samuel Ramey et June Anderson dans les rôles principaux.
[5] Maometto secondo y est donné dans l’une des plus belles distributions de la « Rossini Renaissance » d’alors : Samuel Ramey, Chris Merritt, Cecilia Gasdia et l’époustouflante Lucia Valentini-Terrani !
Maometto secondo : Roberto Tagliavini
Paolo Erisso : Dmitry Korchak
Condulmiero : Li Danyang
Selimo : Andrea Calce
Anna : Vasilisa Berzhanskaya
Calbo : Varduhi Abrahamyan
Orchestre du Teatro San Carlo, direction : Michele Mariotti
Chœur du Teatro San Carlo, direction : Vincenzo Caruso
Mise en scène : Calixto Bieito
Scénographie : Anna-Sofia Kirsch
Costumes : Ingo Krügler
Lumières : Michael Bauer
Maometto secondo
Drame en musique en deux actes de Gioachino Rossini, livret de Cesare Della Valle, créé au Teatro San Carlo de Naples le 3 décembre 1820
Teatro San Carlo, Naples, représentation du dimanche 29 octobre 2023