L’impérial Giulietta e Romeo de Zingarelli à Versailles

Redécouverte du Giulietta e Romeo de Zingarelli à l’Opéra de Versailles

Un spectacle visuellement séduisant servi par une distribution de grande qualité – et la redécouverte d’une œuvre célébrissime en son temps.

De tous les Beaux Arts, la musique est celui qui a le plus d’influence sur les passions, celui que le législateur doit encourager. Un morceau de musique morale et fait de main de maître touche immanquablement le sentiment et a beaucoup plus d’influence qu’un bon ouvrage de morale qui convainc la raison sans influer sur nos habitudes. »

Bonaparte, aux Inspecteurs du Conservatoire, 26 juillet 1797

Un des premiers avatars musicaux du mythe littéraire de Roméo et Juliette

Dans le travail de fond qu’il mène depuis des années, Laurent Brunner a eu l’excellente idée de ressusciter cette partition. Ce qui prend place dans de multiples évènements ressuscitant les fastes impériaux[1]. Les représentations versaillaises de ce mois d’octobre n’arrivent pas par hasard. Dès le printemps 2021, à l’occasion du bicentenaire du décès de Napoléon, le directeur de Château de Versailles Spectacles avait fait installer ses micros sur la scène de l’opéra pour un enregistrement partiel de cette œuvre de Zingarelli. Adèle Charvet et Franco Fagioli y tenaient déjà les rôles titres. L’orchestre de l’Opéra Royal étant dirigé par Stefan Plewniak. 

Cet enregistrement permettait de découvrir une partition jusque-là tombée dans l’oubli grâce à un CD et à un DVD prometteurs. Prometteur parce que la version proposée était incomplète. Or les représentations de cet automne viennent d’être filmées, annonçant une parution prochaine en DVD de ce magnifique spectacle. Pourtant là encore, il ne s’agira pas d’une intégrale à proprement parler puisque de nombreuses coupures ont été opérées.

Portrait de Nicola Zingarelli, par Costanzo Angelini

La musique de Zingarelli (1752-1837) est à la croisée des chemins, reflet d’un monde encore trop oublié, celui qui fait transition entre Gluck et le bel canto de Rossini ou Bellini. Rien de surprenant puisque Zingarelli fut le professeur de Bellini et Mercadante. Son Giulietta e Romeo est un de ses trente-sept opere serie. De nombreux airs, duos, trios, ensemble avec chœurs font entendre le savoir-faire d’un musicien qui sans être primus inter pares, ne manque pas de savoir-faire, en multipliant les moments de bravoure, les innombrables vocalises et les moments plus élégiaques.

Bien avant la Giulietta e Romeo de Nicola Vaccai en 1827, avant Les Capulets et les Montaigu de Bellini en 1830, avant la symphonie dramatique Roméo et Juliette Berlioz en 1839, sans parler du Roméo et Juliette de Gounod en 1867, il y eut donc l’opéra de Zingarelli. Créé à Milan pour le carnaval de 1796, Giulietta e Romeo connut un très grand succès sure de nombreuses scènes lyriques européennes, jusqu’à New-York même, et ce durant une trentaine d’années. Bonaparte le mélomane aimait beaucoup les œuvres de ce compositeur. Heureusement, car lorsque qu’en 1811 il fut demandé à Zingarelli, en tant que directeur musical de la Chapelle Sixtine, de diriger un Te Deum à Saint-Pierre de Rome pour le baptême du fils de Napoléon et de Marie-Louise, le compositeur refusa. Il fut arrêté, amené à Paris, emprisonné. Mais à sa grande surprise, Napoléon le fit libérer et lui octroya une belle pension.

Un empereur mélomane

L’empereur, on le sait aimait beaucoup la musique – même si des témoignages rapportent que sa voix était criarde, qu’il chantait affreusement faux et n’avait pas l’oreille musicale. C’est en se rendant à l’Opéra pour entendre la Création de Haydn qu’il échappa de peu à l’attentat de la rue Saint-Nicaise à la Noël 1800. Dix ans plus tard, début avril 1810, Napoléon épousait sa deuxième femme, et l’on fit jouer la coruscante symphonie Marie-Thérèse, la 48e de Haydn dirigée par Méhul. Il avait un vrai goût pour les belles mélodies, le bel canto et les œuvres légères, comme Jean de Paris de Boieldieu ou Les deux aveugles de Cherubini. Il aimait par-dessus tout Ossian de Lesueur, les œuvres de Paër et de Spontini, de Cherubini et de Paisiello.

Andrea Appiani, Bonaparte à Milan (1800 – Museo Napoleonico, La Havane, Cuba)

De fait, l’opéra était au centre de ses préoccupations. Il assista à de très nombreuses représentations, s’occupant lui-même de surveiller les programmations : « Vous ne devez mettre aucune pièce nouvelle sans mon consentement » ordonnait-il en 1807 au surintendant des spectacles, le Comte de Rémusat. Il choisissait de largement subventionner l’Opéra au détriment des autres théâtres : « Il faut soutenir un théâtre qui flatte la vanité nationale », insistait Napoléon en 1812, alors que les finances de l’Empire sont mises à mal.

Concernant la Giulietta e Romeo de Zingarelli, on dit que c’était « l’opéra de Napoléon » tant l’Empereur aimait l’œuvre. À moins que ce ne soient les charmes de l’interprète de Juliette, Giuseppina Grassini qui enchantèrent particulièrement le Petit Caporal. Il la fit venir à Paris où elle fut nommée Première cantatrice de sa Majesté l’Empereur tout en étant une de ses maîtresses.

Quant à Roméo, c’était à la voix du célèbre castrat Girolamo Crescentini que Zingarelli a confié des pages brillantes, en travaillant directement avec lui afin d’écrire des airs correspondant parfaitement à ses possibilités vocales et à l’étendue de sa tessiture.

Giuseppina Grassini par P. Condé (Cabinet des estampes, Paris)

Girolamo Crescentini en 1807

« Ils excitent en moi l’héroïsme » disait Napoléon à propos de ces deux interprètes sans doute plus encore que de ces deux rôles. « Ils excitent en nous l’admiration ! » pourrions-nous dire à propos d’Adèle Charvet et de Franco Fagioli faisant revivre l’œuvre sur les planches de l’opéra de Versailles.

Une direction musicale (trop ?) dramatique

L’ouverture de l’opéra donnait le ton, celui d’une urgence de l’action dramatique, avec un orchestre d’une trentaine de musiciens nerveux (parfois trop), coloré (magnifiques hautbois, flûtes et clarinettes), souvent superlatif, emmené avec ardeur par le premier violon, tout sourire, de Ludmila Piestrak. Mais immédiatement un problème gênant, lié au chef d’orchestre, s’imposait aux spectateurs et cela dura tout le spectacle.

De vaste stature, tout de noir vêtu, avec une chemise ample le faisant ressembler à une chauve-souris, Stefan Plewniak se démène avec de vastes gestes ostentatoires. Son réel enthousiasme est si énergique qu’il focalise toute l’attention. Par ailleurs, trop d’empressement peut nuire à la précision, amenant parfois de petits décalages entre la fosse et les chanteurs. Le point positif est que la direction maintient inexorablement la tension – d’ailleurs bien plus grande que celle constatée dans la captation en DVD évoquée, où Plewniak apparait moins démonstratif. Bienvenu, donnant un vrai souffle, cet élan se veut irrésistible ; mais cette dramatisation de tout instant entraine aussi des tempi trop pressés, qui demanderaient souvent plus de respiration et de poésie. C’est là un parti pris fréquent chez de nombreux chefs baroques[2].

Cette extériorisation à outrance est d’autant plus regrettable que le spectacle proposé est particulièrement réussi. À l’entracte, un célèbre producteur de disques pouvait bien me rappeler que les œuvres oubliées l’étaient souvent pour de bonnes raisons, le plaisir de la découverte ne lui donnait pas forcément raison.

Visuellement, un spectacle très séduisant

Dès que le rideau s’ouvrit, la magie s’installa. Le décor de Roland Fontaine et ses changements à vue, les somptueux costumes de Christian Lacroix, le lieu unique de l’opéra de Versailles, tout participe d’une atmosphère particulière. Nous voilà transportés non dans la Vérone du XVIe siècle, mais dans le monde rêvé des premières années napoléoniennes.

La toute première image nous fait immédiatement surgir la présence, sur scène, du Petit Caporal, réincarné en Franco Fagioli et de Joséphine de Beauharnais-Adèle Charvet apparaissant sur fond de colonnes antiques. Comme si le metteur en scène Gilles Rico avait cherché un jeu de miroirs entre les familles ennemies de l’histoire maudite, qu’une haine ancestrale oppose, et le fossé social existant entre le petit corse et l’héritière de riches planteurs coloniaux. Les idées de mise en scène sont toujours très en situation : durant le grand air de Juliette au premier acte, lorsque, doutant, elle se voit assaillie par un ballet des ombres noires ; ou bien lors de cet air de rage du père de Juliette où les ombres chinoises de Roméo et de sa fille viennent sous-titrer son air de façon aussi subtile que bienvenue. Ou encore avec le spectre de Teobaldo, le rival assassiné, revenant hanter à plusieurs reprises les protagonistes.

Une distribution de grande qualité

Six personnages se partagent une action entrecoupée de quelques récitatifs délicatement accompagnés par le pianoforte. Teobaldo, c’est le ténor Valentino Buzza, que l’on aimerait entendre dans un rôle moins court. Matilde, la confidente de Juliette, c’est Florie Valiquette, colorature  au timbre légèrement acidulé, manquant toutefois de projection et d’ampleur, mais aux vocalises parfaites[3]. Gilberto, qui joue l’intermédiaire indispensable entre les deux familles opposées, c’est le contre-ténor Nicolo Balducci, à la voix claire, à la prononciation aussi remarquable que sa prestation scénique.

De la distribution masculine, c’est sans doute le ténor Krystian Adam, interprète le rôle du père de Juliette, qui a fait le plus impression. Son timbre, sa puissance, ses qualités vocales, autant que sa présence à chaque apparition, campaient un Teobaldo possessif, autoritaire, obtus et castrateur particulièrement crédible. « Obéis promptement ou je ne suis plus ton père » chante-t-il à Juliette dès sa première apparition. Ce à quoi, en fille (provisoirement) soumise, elle répond : « Mon âme fidèle adore tes ordres »

Mais l’essentiel des airs et duos concentre l’intérêt sur les deux protagonistes, la grande scène du tombeau en étant l’acmé, où bassons et clarinettes brossent un tableau sinistre mais où Roméo pénètre en chantant « Ombre adorée » sur un rythme allant, loin de la déploration attendue – le tragique venant ensuite, toujours associé au lyrisme annonciateur du bel canto romantique.

Franco Fagioli est un grand habitué de ce genre de répertoire. Il campait un Roméo tour à tour conquérant, amoureux, agressif ou désespéré. Il y a une dizaine d’années, il gravait ainsi un récital d’airs que le castrat Gaetano Caffarelli chantait au mitan du XVIIIe siècle. Et l’on se souvient, dans les mêmes années, d’un concert légendaire, donné au cœur de la galerie des glaces versaillaise, où Franco Fagioli rivalisait avec Cecilia Bartoli. Depuis, le contre-ténor n’a rien perdu de sa vaillance, du contrôle de sa voix – si ce n’est peut-être une très légère altération métallique à de rares moments.

Quant à Adèle Charvet, elle donnait au titre même de l’œuvre toute sa signification. C’est elle, c’est son incarnation de Juliette qui enflammait le spectacle de bout en bout, par son timbre profond, son lyrisme naturel et ses vocalises magnifiquement maîtrisées. Comme si sa voix ne cessait de s’ouvrir, dans une maturité et une sensibilité exquises.

Cette recréation est bien une belle redécouverte, dans les meilleures conditions artistiques possibles. Et nous fait méditer sur le sort des amants de Vérone d’une façon bien actuelle. En cette période particulièrement angoissante et porteuse de menaces, le chœur final qui clôt l’opéra n’est pas sans résonance avec l’actualité : « Quel exemple funeste nous donne la haine ! »

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[1] Ainsi, en septembre de l’an dernier, il fut possible d’assister à une grande reconstitution historique sur le thème des régiments de l’Empire à laquelle prirent part 300 figurants en costumes historiques, 60 chevaux de Cavalerie, ainsi que la Garde Républicaine. Une soirée costumée « Premier Empire » eut même lieu au Grand Trianon suivie d’un feu d’artifice.

[2] C’est ce que Stefan Plewniak choisit également dans son interprétation de trois symphonies de Haydn gravée en juin 2022 avec les mêmes musiciens et pour le même label Château de Versailles Spectacles : Pour Marie-Antoinette, symphonies n°6, 7 et 8.

[3] Son enregistrement du disque La Captive Du Sérail montrait, il y a peu, à travers de nombreuses raretés, une artiste sensible mais au timbre que les micros ne rendent pas très flatteur. (Édition Château de Versailles Spectacles)

« J’ai deux ambitions : élever la France au plus haut de sa puissance guerrière puis y développer, y exciter tous les travaux de la pensée sur une échelle que l’on n’a pas vue depuis Louis XIV » disait Napoléon, pendant la campagne de Russie, à son aide de camp, le Comte de Narbonne-Lara (1755-1813), bâtard de Louis XV, émigré en août 1792, rentré en France en 1801.

Les artistes

Giulietta : Adèle Charvet
Romeo : Franco Fagioli
Everardo : Krystian Adam 
Tebaldo : Valentino Buzza
Gilberto : Nicolo Balducci
Matilde : Florie Valiquette

Chœur et Orchestre de l’Opéra Royal, dir. Stefan Plewniak

Mise en en scène : Gilles Rico
Décors : Roland Fontaine
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Bertrand Couderc

Le programme

Giulietta e Romeo

Dramma per musica de Nicola Antonio Zingarelli, livret de Giuseppe Maria Foppa d’après Luigi da Porto, créé à la Scala de Milan le 30 janvier 1796.

Opéra de Versailles, représentation du mercredi 18 octobre 2023.