HAMLET de Faccio (1865) : « Entrer ou ne pas entrer au répertoire ? » Telle est la question…

À Vérone, passionnante redécouverte du Amleto de Franco Faccio , sur un livret d’Arrigo Boito.

Dans un mois, le Mefistofele d’Arrigo Boito ouvrira la saison lyrique à Rome, mais en attendant, au Filarmonico de Vérone, il est possible de découvrir une autre œuvre de ces années-là, inspirée cette fois non pas par Goethe mais par Shakespeare, qui constituait « l’actualité la plus brûlante du mélodrame » comme l’écrivait Boito en 1865 en pensant au Macbeth de Verdi monté à Paris en avril et à son livret de Hamlet destiné à être mis en musique de Franco Faccio et qui sera présenté à Gênes le 30 mai. Boito a 23 ans, Faccio 25, tous deux sont originaires de Vénétie et appartiennent au mouvement de la Scapigliatura. Ils sont jeunes, impétueux et s’engagent tous deux dans le corps des volontaires de Garibaldi pendant la Troisième Guerre d’Indépendance. Cependant, le fruit de leur travail n’a pas eu le succès escompté et, six ans plus tard, Amleto été présenté dans une version plutôt remaniée à la Scala de Milan, le 9 février 1871. Mais le fiasco est encore plus grand et l’indisposition de l’interprète du rôle-titre, le ténor Mario Tiberini, sert de prétexte au retrait de l’œuvre, qui ne sera plus jamais jouée. Pour Faccio, vient alors la décision d’abandonner définitivement la composition pour se consacrer uniquement à la direction d’orchestre.

Amleto a été repris à Albuquerque en 2014 dans l’édition critique d’Anthony Barrese, puis à Bregenz en 2016 dans une production disponible en vidéo. Il revient maintenant dans la ville natale du compositeur pour la première représentation italienne de l’époque moderne, précédée d’une intéressante table ronde organisée au Palazzo Maffei (Piazza delle Erbe), où des experts ont discuté des particularités d’une œuvre qui représente un cas unique  dans l’histoire de l’opéra italien par sa traduction de la dramaturgie shakespearienne et la restitution théâtrale des théories de la Scapigliatura. La difficulté d’exécution, due à la partie vocale extrêmement exigeante du personnage principal qui est presque toujours présent sur scène, n’est pas la moindre de ces particularités.

Amleto est un opéra ambitieux, quelque peu chimérique – mais plein d’une énergie juvénile qui puise dans des inspirations très diverses – Verdi, Wagner, la grandiloquence du grand-opéra, mais aussi le lyrisme de Gounod – avec des résultats inédits et, à leur manière, personnels. Ceux qui ont souhaité remonter cet opéra ont dû faire face à un premier problème : le quatrième acte de la version de la Scala est absent des archives de Ricordi. La version proposée ici est fallacieuse : les trois premiers actes datent de 1871 et le quatrième de 1865. Le second problème était de trouver l’interprète titulaire idoine, mais le choix du ténor Angelo Villari pour la première et la dernière représentation (il alterne avec Samuele Simoncini dans les deux autres représentations) justifie cette reprise tant attendue grâce aux qualités vocales de l’interprète. Son rôle anticipe ceux de la Giovane Scuola (en particulier Giordano) et le chanteur, dont le répertoire comprend Ponchielli, Mascagni, Cilea et Respighi, s’attaque avec aisance à une tessiture que l’on peut qualifier de sadiquement impossible ! Villari fait preuve d’une voix franche, d’un timbre sonnant et d’une grande projection, d’une projection du mot et d’un phrasé efficace, mais contrairement à l’Hamlet introverti et distant de Pavel Černoch dans l’édition de Bregenz, le sien est viril et décisif, voire trop ; la figure presque mussolinienne et le trouble du personnage de Shakespeare, son ironie cynique, sont ici absents. En revanche, l’Ophélie de Gilda Fiume est encore plus intense, frémissante et émouvante, et elle domine parfaitement la longue scène de la folie. Elle alterne également dans les représentations avec une autre soprano, Eleonora Bellocci.
Dans le livret de Faccio, la reine Gertrude a un moment de repentir qui n’existe pas chez Shakespeare : « Io rea, che il padre | spensi al figlio e togliere il trono, | non son madre, ah non son madre !…« , que Marta Torbidoni entonne avec une grande intensité et une voix riche en graves. Parmi les nombreux autres interprètes, certains sont plus convaincants que d’autres, mais tous affrontent avec une belle efficacité dramatique  le langage très artificiel de Boito, ici plus scapigliato que dans les derniers opéras de Verdi. Dans son Amleto, Boito atteint les sommets de l’expérimentation et du raffinement linguistique. Heureusement, la distribution est entièrement italienne et un coup d’œil au lexique résout les problèmes de compréhension !

L’orchestre de la Fondazione Arena di Verona délivre une excellente prestation sous la baguette de Giuseppe Grazioli, lequel remplace Alessandro Bonato. Sans rien enlever à l’exubérance parfois naïve de la partition, il propose une lecture anti-rhétorique qui trouve ses meilleurs moments dans les pages purement instrumentales des préludes et de la marche funèbre d’Ophélie, longue pièce solennelle qui a pris le chemin des concerts symphoniques et qui reste la page la plus connue de l’opéra. Le chœur, dirigé par Roberto Gabbiani, s’est également montré à la hauteur de la tâche.

Pour sa première mise en scène d’opéra, Paolo Valerio ne déçoit pas, sans non plus enthousiasmer : le spectacle donne à voir un dispositif minimaliste qui mêle sobrement les éléments traditionnels – coulisses, rideaux, franges – aux projections d’Ezio Antonelli. Si les mouvements du chœur sont maladroits, ceux des personnages principaux et des acteurs de pantomime, transformés en marionnettes, sont plus convaincants. Les éclairages de Claudio Schmidt sont efficaces, tandis que les costumes de Silvia Bonetti sont peu caractérisés, renvoyant aux années de l’entre-deux-guerres dans lesquelles le metteur en scène semble vouloir situer l’histoire. Mais le spectre du père d’Hamlet apparaît dans une armure incongrue !

Un public très enthousiaste et généreux, aux applaudissements nourris, a décrété que le Hamlet de Faccio pouvait entrer au répertoire ! Et le public n’a-t-il pas (presque) toujours raison ?…

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Les artistes

Amleto : Angelo Villari
Claudio : Damiano Salerno
Polonio : Francesco Leone
Orazio : Alessandro Abis
Marcello : Davide Procaccini
Laërte : Saverio Fiore
Ofelia : Gilda Fiume
Gertrude : Marta Torbidoni
Lo spettro : Abramo Rosalen

Orchestra, Coro della Fondazione Arena di Verona, dir. Giuseppe Grazioli
Maestro del Coro Roberto Gabbiani
Mise en scène : Paolo Valerio
Responsable des mouvements de mime : Daniela Schiavone 
Décors : Ezio Antonelli
Costumes : Silvia Bonetti
Lumières : Claudio Schmid

Le programme

Amleto

Tragedia lirica en quatre actes de Franco Faccio, livret d’Arrigo Boito d’après Shakespeare, créée à Gênes le 30 mai 1865.
Vérone, Teatro Filarmonico, Représentation du dimanche 22 octobre 2023.