Opéra d’Avignon – RUSALKA dans le monde de Muriel Hermine : pari osé, pari gagné !

Après une première édition particulièrement convaincante, en 2020-21, avec La Dame de pique vue par Olivier Py, « Opéras au Sud », dispositif initié par la Région, reprend le flambeau de l’initiative de coproductions lyriques avec Rusalka, point sommital de l’opéra tchèque. Une fois encore, les principales maisons d’opéra du pourtour méditerranéen – Avignon, Marseille, Toulon, Nice – ont répondu présentes à l’appel et le lancement de l’opération Rusalka dans la cité des Papes, devant une salle pleine où se côtoient toutes les générations, peut d’ores et déjà être considéré comme une belle réussite !

Une scénographie qui nous plonge avec intelligence dans le monde – pas si souriant ! – de la natation synchronisée

Il est parfois rassurant de constater, en sortant d’un spectacle lyrique, que le projet initial exposé dans la note d’intention du programme de salle a bien été celui auquel il nous a été donné d’assister !
De fait, en transposant l’action de Rusalka du monde imaginaire des ondines et autres créatures des eaux dans celui, bien réel, de la natation synchronisée, le duo formé à la mise en scène, costumes et scénographie par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil ouvre sur une lecture moderne du conte de fées inspiré par Andersen (La Petite Sirène) et La Motte-Fouqué (Ondine) vu à travers l’éveil à la féminité, brisé, d’une jeune nageuse. Avant même les merveilleux et dramatiques premiers accords du prélude, l’œil du spectateur a déjà pu, grâce à la vidéo de Pascal Boudet et Timothée Buisson, prendre la mesure de ce qui sépare un stade nautique, où des jeunes filles sculpturales et souriantes se préparent à l’épreuve sportive de natation, d’un étang inquiétant, aux berges boueuses, situé dans un sous-bois. C’est entre ces deux rives, celle d’un monde fantasmé et majestueux – celui  de Vodnik, l’esprit des eaux – et celle d’un monde réel – celui du prince harponneur…qui deviendra également violeur ! – que va donc se dérouler le parcours initiatique de la jeune ondine Rusalka qui choisit de devenir une « vraie » femme, quitte à renoncer à la parole ! Utilisant habilement, au début du deuxième acte, une voix off de jeune nageuse expliquant combien la discipline de la natation synchronisée exige des petites sirènes (plus filles que femmes est-il précisé), sur le mode du « sois belle et tais-toi ! », qu’elles soient parfaitement et constamment poudrées, coiffées et maquillées, c’est sans doute lors de l’intermède au même acte que l’utilisation de la vidéo est la plus pertinente, avec la belle projection d’un ballet aquatique, précédant dans la partition la scène du bal où l’héroïne se rend compte du peu de fidélité du prince : avouons que si l’on attendait, à cet instant, un ballet rappelant davantage les chorégraphies délirantes d’un Busby Berkeley pour les films hollywoodiens avec Esther Williams, le film permet d’admirer le travail magnifique – et donc original ! – réalisé par les six jeunes nageuses du Pontet nat’synchro depuis le bassin du stade nautique d’Avignon. Une performance qu’il convient de saluer et qui constitue une belle trouvaille scénographique du collectif Clarac-Deloeuil. S’appuyant également sur les intelligents éclairages de Rick Martin, la production permet de remarquer de beaux costumes signés du collectif – forcément ici moins féériques que dans certaines productions de l’ouvrage ! – en particulier lors de la scène de bal où Rusalka apparaît vêtue d’une robe lamée vif argent rappelant les stars d’Hollywood de l’Age d’or !

Quelques accessoires indispensables à la parfaite compréhension de l’argument viennent compléter cette intelligente scénographie, tels que la queue de sirène de Rusalka dont celle-ci, dès son apparition en scène, ne sait déjà plus quoi faire et qu’elle traine comme un boulet, ou le harpon associé au prince. Enfin, le travail réalisé dans les ateliers de décors de l’Opéra de Nice doit être salué et permet d’admirer en particulier un bassin grandeur nature qui constitue, avec son indispensable plongeoir – dont Rusalka ne peut plus être la championne – le cadre d’action de l’ouvrage.

Enfin, la production donne à voir quelques beaux moments esthétiques non dépourvus d’un souffle de poésie surréaliste comme, par exemple, lorsque l’héroïne, isolée, plonge la tête dans un bocal à poisson rouge ou lorsque la vidéo de l’homme en costume et lunettes noires – projection du prince on s’en doute – apparaît les yeux bandés, le poisson rouge dans la bouche !

Un plateau vocal homogène immergé dans un bel environnement musical

Décidément, l’orchestre national Avignon-Provence se trouve particulièrement à son aise dans des ouvrages Mitteleuropa ! Après les sonorités enivrantes et post-viennoises du Chevalier à la rose de l’ouverture de la saison précédente, la phalange est tout aussi à son affaire dans les atmosphères slaves si caractéristiques du compositeur tchèque ! Malgré quelques sonorités malheureuses parmi les cors lors du prélude, la performance est à saluer sans réserve et la baguette de Benjamin Pionnier, toute de sensibilité mais aussi de lyrisme dans cet ouvrage qui en regorge, fait merveille. Renforcé par le chœur de l’Opéra de Toulon, l’effectif avignonnais se meut sans aucun accroc dans ces parties chorales si chantantes et qui sonnent souvent de façon si latine !

J’avoue avoir été quelque peu déçu par la voix inégale de la jeune soprano arménienne Ani Yorentz Sargsyan. Si cette artiste dispose indéniablement d’authentiques et grands moyens vocaux… non encore totalement aboutis – l’assise dans le bas médium et dans le grave font ainsi, hélas, souvent défaut – on est en revanche totalement conquis par un jeu scénique dramatiquement bouleversant, qui sait occuper la totalité de l’espace scénique. Une artiste à suivre indéniablement. Si le prince de Misha Didyk, illustre ténor des dernières décennies, déjà apprécié dans ce rôle à Monte-Carlo il y a quelques années et, bien évidemment, dans le Hermann de La dame de pique, déçoit par une voix devenue moins souple et sonnant bien métallique désormais, la princesse étrangère d’Irina Stopina est faite d’un matériau vocal impressionnant qui, joint à une incarnation scénique vénéneuse à souhait, emporte totalement l’adhésion. Il est sans doute dommage d’avoir habillé la magicienne Ježibaba en technicienne de surface employée à l’entretien de la piscine, mais les moyens vocaux de la contralto Cornelia Oncioiu font vite oublier ce désagrément scénique. Enfin, tant du côté de Vodnik, l’esprit des eaux, incarné par le toujours impeccable Wojtek Smilek – aux faux airs ici de Philippe Lucas, l’entraineur de la championne Laure Manaudou ! – que du trio des nymphes vocalement sans reproche de Mathilde Lemaire, Marie Kalinine et Marie Karall, auquel on joindra volontiers les interventions remarquées du garçon de cuisine de Clémence Poussin et du garde forestier de Fabrice Alibert, cette distribution est un exemple d’homogénéité.

Au final, applaudissements nourris et rappels nombreux pour une salle particulièrement bien remplie et par un public de toutes générations ! Longue vie donc à cette production que l’on aura plaisir à revoir.

Les artistes

Rusalka : Ani Yorentz Sargsyan
La princesse étrangère : Irina Stopina
Ježibaba : Cornelia Oncioiu
Première nymphe : Mathilde Lemaire
Deuxième nymphe : Marie Kalinine
Troisième nymphe : Marie Karall
Le prince : Misha Didyk
Vodnik, l’esprit des eaux : Wojtek Smilek
Fabrice Alibert : le garde forestier, la voix d’un chasseur
Clémence Poussin : le garçon de cuisine

Chœur de l’Opéra Grand Avignon et de l’Opéra de Toulon
Orchestre national Avignon-Provence, direction : Benjamin Pionnier

Mise en scène, costumes et scénographie : Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil
Lumières : Ricki Martin
Vidéo : Pascal Boudet et Timothée Buisson
Costumes réalisés dans les ateliers de l’Opéra Grand Avignon
Décors réalisés dans les ateliers de l’Opéra de Nice

Le programme

Rusalka, conte lyrique en trois actes, crée le 31 mars 1901 au théâtre national de Prague

Musique : Antonín Dvořák (1841-1904)

Livret : Jaroslav Kvapil d’après Friedrich de La Motte-Fouqué (Ondine) et Hans-Christian Andersen (La Petite Sirène)