À Venise : des FOSCARI à écouter plus qu’à regarder

Venise, I due Foscari, 08 octobre 2023

Nouvelle production du sombre chef-d’œuvre de Verdi à la Fenice, dans une production scénique décevante mais avec une très belle distribution et un excellent chef.

Une œuvre particulièrement sombre, superbement dirigée

Voici un opéra on ne peut plus vénitien : nous sommes au XVe siècle et les Foscari du titre sont le Doge Francesco et son fils Jacopo, victimes de rancœurs entre familles rivales et de la soif de vengeance de Jacopo Loredano, membre du redoutable Conseil des Dix. Jacopo Foscari, injustement accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, revient illégalement de l’exil auquel il avait été condamné, espérant la clémence du Conseil et l’intercession de son père le Doge, mais Francesco, bien qu’en conflit avec le Conseil, est respectueux de la loi et son fils est à nouveau condamné à l’exil, mourant de désespoir sur le bateau qui devait l’emmener en Crète.

I due Foscari est le premier d’une série d’opéras mettant en scène des vieillards opprimés par le pouvoir – Simon Boccanegra, Don Carlo et, à sa manière, Macbeth suivront – et l’opéra marque un tournant dans la dramaturgie de Verdi : I due Foscari est en effet la première œuvre dans laquelle « les événements politiques sont par essence le moteur même de l’action », comme l’écrit Massimo Mila, même si Verdi semble ici vouloir rompre avec le genre de Nabucco et des Lombardi, opéras présentant de grands tableaux et des événements collectifs, pour se tourner vers un drame articulé autour de personnages-individus et d’actions privées dépassées par la politique. Pour la première fois, « la raison d’État, les contradictions du pouvoir, la solitude qui en découle, la rupture entre la personne privée et la personne publique » s’incarnent ici, comme le rappelle à juste titre le maestro Stefano Rolli dans l’interview incluse dans le programme. Un sujet parfait pour La Fenice, « plein de passion et très musical », comme l’écrit Verdi, mais le théâtre refusera l’œuvre, jugeant inopportun d’évoquer les vieilles rancœurs entre des familles encore actives dans la ville à l’époque, et le compositeur se tourne ailleurs : I due Foscari verra le jour à Rome, au Teatro Argentina, le 3 novembre 1844.

La musique d’I due Foscari est aussi sombre que la tragédie de Lord Byron, The Two Foscari : An Historical Tragedy, dont est tiré le livret de Francesco Maria Piave, le même librettiste du précédent Ernani. En 1821, à Ravenne, Byron avait également écrit Marino Faliero, Doge of Venice, dont l’action se déroule aussi dans la ville lagunaire que le poète connaissait bien pour y avoir vécu de nombreuses années. Les cinq actes de la tragédie de Byron ne semblent pas offrir de dramaturgie particulière, car l’action est statique, figée dans la plainte de trois personnages – Lucrezia, la femme de Jacopo, est également présente avec ses enfants – mais dès les premières notes de l’ouverture, Verdi réussit à définir avec une grande efficacité théâtrale l’atmosphère sombre qui dominera le drame, avec des instruments sollicitant souvent le registre grave et l’utilisation des timbales, d’abord feutrée puis presque obsessionnelle. L’acte II commence par la pénombre de la prison dans laquelle Jacopo croupit, peinte par un duo alto-violoncelle d’une grande noirceur. Même la musique qui ouvre l’acte III, le chœur et la barcarole des gens et des masques « qui se rencontrent, se reconnaissent, se promènent », comme le disent les didascalies du livret, ne réussit pas, en raison de sa brièveté, à effacer la morosité de l’atmosphère qui tourne bientôt à la tragédie avec la mort des deux personnages éponymes. Mais ce qui rend I due Foscari si théâtral et « très musical », ce sont les arias et l’éclat des cabalettes, ce qu’a bien compris Sebastiano Rolli, spécialiste du répertoire de Verdi, qui, à la tête de l’orchestre du théâtre, a donné une lecture captivante de la partition, réalisant parfaitement ce Verdi des « années de galère », compositeur obligé de travailler à un rythme effréné pour répondre aux contraintes imposées par les théâtres. Tout  en équilibrant le son de l’orchestre, Rolli réussit à accompagner les voix dans l’élan propre aux cabalettes et dans les ensembles enflammés (ceux des finales notamment), avec des tempi précis et des couleurs tantôt feutrées, tantôt étincelantes. Une magnifique démonstration de la puissance dramatique de l’œuvre.

Une distribution à la hauteur des exigences de la partition, mais une lecture scénique décevante

Dans la distribution vocale, il faut souligner la performance exceptionnelle de Luca Salsi, un Francesco Foscari possédant une grande projection vocale, une grande variété de nuances, et un art  du verbe sans pareille. Deux des plus grands moments confiés aux solistes échoient à ce personnage, magnifiquement dessiné par Verdi : à l’acte I, « Eccomi solo alfine… […] O vecchio cor, che batti | come a’ prim’anni in seno » lorsqu’il exprime le tourment que lui cause son impuissance devant la loi ; à l’acte III, l’éclat amer de « Questa dunque è l’iniqua mercede, | che serbaste al canuto guerriero ? » dressé au Conseil des Dix qui le contraint à abdiquer. Dans l’un comme dans l’autre, le baryton parmesan sait tirer des accents pleins d’émotion qui le placent à la hauteur des plus célèbres interprètes du passé. Dans le rôle de Jacopo Foscari, Francesco Meli ne prend pas un très bon départ : les notes tenues sont excessivement vibrées, les aigus tendus, mais au fil de la soirée la prestation s’améliore et le ténor génois parvient à livrer une prestation solide et convaincante. Le rôle de Lucrezia Contarini est l’un des plus redoutables des opéras de cette période, à l’égal d’Abigaille, mais Anastasia Bartoli l’aborde avec beaucoup d’assurance, avec cette voix impérieuse comme une lame d’acier qui, espérons-le, deviendra moins tranchante avec le temps. Il est difficile de ne pas rendre odieux le rôle de Jacopo Loredano, mais Riccardo Fassi en propose une incarnation mesurée, sobre et même élégante. Ici, il faudrait l’aide d’un metteur en scène pour mieux définir le personnage, mais la direction d’acteur reste malheureusement très légère…. La dernière fois que I due Foscari a été donné à Venise, c’était en 1977 dans la mise en scène de Sylvano Bussotti : on aurait pu tout aussi bien reprendre cette production vue à Turin quelques années plus tard et dont je me souviens qu’elle était efficace à sa manière. Grischa Asagaroff se contente de faire entrer et sortir les personnages et le chœur sans véritable sens dramaturgique et les interprètes confient la théâtralité de leurs gestes, le plus souvent conventionnels, à leurs talents de comédiens. La situation n’est pas meilleure dans la scénographie de Luigi Perego, qui recrée une Venise fausse et laide, avec des nuages et une mer peints sur un parallélépipède placé au centre, inspiré du tombeau de Foscari dans l’église de Frari, manœuvré par quatre personnages en manteaux noirs brillants afin de créer les différents environnements. Perego dessine tout de même lui-même les costumes avec un soupçon de folie surréaliste au troisième acte, celui des masques, quand tout le monde se présente avec une coiffe en forme de fer de gondole… Même aux Folies Bergères ou à Las Vegas, on n’a jamais osé un tel kitsch ! Le ballet est lui aussi à oublier…

Déçu par la représentation de cette Venise peinte, le public s’est en revanche enflammé pour la partie musicale, applaudissant chaleureusement les chanteurs et le chef d’orchestre. Un spectacle à écouter plus qu’à regarder !

Les artistes

Francesco Foscari : Luca Salsi
Jacopo Foscari : Francesco Meli
Lucrezia Contarini : Anastasia Bartoli
Pisana : Carlotta Vichi
Jacopo Loredano : Riccardo Fassi
Barbarigo : Marcello Nardis
Un fante del Consiglio dei Dieci : Victor Hernan Godoy
Un servo del doge : Enzo Borghetti

Orchestra e Coro del Teatro La Fenice, dir. Sebastiano Rolli
Chef de chœur : Alfonso Caiani

Mise en scène : Grischa Asagaroff
Décors et costumes : Luigi Perego
Lumières : Valerio Tiberi
Chorégraphie : Cristiano Colangelo

Le programme

I Due Foscari

Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi (1813-1901), livret de Francesco Maria Piave (1810-1876) d’après la pièce homonyme de Lord Byron, créé au Teatro Argentina, Rome, 3 novembre 1844.
Représentation du 8 octobre 2023, Teatro La Fenice (Venise)