Le mythe de Médée, décliné au passé comme au futur en ouverture de la saison madrilène

Cherubini, Médée, Teatro Real (Madrid), 28 et 29 septembre 2023

Dans une luxueuse double distribution – et même triple pour le rôle principal[1] ! – l’une des œuvres pivot de tout le répertoire lyrique du XIXe siècle musical ouvre en grande pompe la saison 2023-24 du Teatro Real de Madrid.

La Médée de Cherubini vue par Paco Azorín, entre tragédie antique, thriller néo-réaliste et fait divers banal

Comme c’est désormais souvent le cas dans nombre de productions lyriques, le spectacle a déjà ici commencé avant que le rideau ne se lève : les enfants du couple Médée-Jason s’adonnent à des jeux – un cheval à bascule est ainsi présent sur le plateau – tandis qu’une femme, l’air tourmenté, parcourt de long en large le vaste plateau. Soudain, une autre femme, à l’air noble et sombre – dans les traits de laquelle on reconnait Médée – ouvre la grille d’un ascenseur, dont la cage occupe largement en son centre l’espace scénique, se précipite, couteau en main, vers les enfants et accomplit son geste criminel. C’est l’instant où retentissent les premiers accords d’un orchestre à l’énergie tempétueuse immédiatement perceptible et où, en parallèle, la conception vidéographique – signée Pedro Chamizo – nous entraîne, tout à la fois, dans un thriller cinématographique, diffusant sous forme de bande-annonce titre et noms des principaux artisans de cet ouvrage (Luigi Cherubini, pour la musique, François-Benoît Hoffmann, pour le livret français et Alan Curtis pour les récitatifs chantés, composés par ce grand musicologue juste avant sa disparition en 2015) et dans une immersion mythique, n’hésitant pas à projeter une phrase de l’anthropologue australien Adolphus Peter Elkin à propos de ce temps imaginaire qui survit à toute temporalité et qui est davantage de l’ordre d’un état que d’une période donnée.

Jonglant ainsi intelligemment, tout au long d’un spectacle de 2h30 sans temps mort, sur les diverses déclinaisons d’une double temporalité issue du mythe basé sur la tragédie d’Euripide (431 avant notre ère), mêlant avec un égal bonheur esthétique les quelques évocations antiques indispensables – armure et casque de Jason ôté par sa future épouse lors de leur première rencontre, incontournable bélier à la toison d’or, furies entourant l’héroïne, ici incarnées par d’étourdissants acrobates montant et descendant le long de la cage d’ascenseur et, bien sûr, flots enflammés du Styx – aux élégants costumes contemporains signés Ana Garay – les pantalons rose saumoné des femmes du chœur, les treillis presque trop impeccables des Argonautes, l’uniforme blanc de la marine militaire (russe?) du roi de Corinthe Créon – la scénographie de Paco Azorín prend le parti des deux enfants du couple, souvent grands oubliés du mythe de Médée. Ici, le metteur en scène propose au public de s’identifier à ces enfants, allant jusqu’à en faire les destinataires ordinaires d’une violence parentale banalisée dont les médias actuels se font régulièrement l’écho et dont les données de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), projetées par vidéo au début de l’acte II, révèlent – s’il en était besoin – qu’ils sont quelque 40 150 mineurs de moins de dix-huit ans à subir les mauvais traitements de leurs parents ou de l’un de leurs proches (Créon apparaît d’ailleurs souvent ici comme un tortionnaire qui, pour obliger Médée à s’éloigner des rives de Corinthe, n’hésite jamais à pointer un revolver sur la tête des malheureux).

Au-delà de projections assez spectaculaires – comme celle d’un charnier que l’on distingue dans une projection de fond de scène au début du dernier acte et, bien évidemment, des flammes qui envahissent le plateau pendant la scène finale pour annoncer le franchissement du Styx par Médée – la mise en scène se fait intimiste dans les gestes de la mère désespérée, sentant monter en elle le poids de la culpabilité et du geste fatal qu’elle pressent envers ses enfants, souvent placés sous les feux des neufs rangées de projecteurs qui, dès l’entrée de l’héroïne, rappellent la force cinématographique d’un personnage incarné par Maria Callas pour la caméra de Pier Paolo Pasolini et descendant ici d’une cage d’ascenseur dans une tenue vestimentaire inspirée d’une actrice du cinéma néo-réaliste d’après-guerre. On retient donc avant tout dans l’apport du metteur en scène le travail fouillé effectué avec ces comédiens pré-ados (Valeria Grandio, en alternance pour la soirée du 29 septembre avec Carla Rodriguez Martinez, et Ismael Palacios, tous trois bouleversants) que l’on suit dans leur vie de jeune, mêlant rires et larmes, prise de selfies, bagarres fraternelles devenant soudain plus dramatiques au moment de la cérémonie nuptiale de Jason avec Dircé où ils s’affrontent pour récupérer, chacun à leur tour, cette toison d’or en train de sceller le mariage de leur père avec une autre femme. Mais c’est surtout pendant le sublime prélude de l’acte III – traduction instrumentale des angoisses d’une mère bientôt coupable – que le jeu scénique de ces jeunes comédiens atteint un climax puisqu’il est leur est demandé, alors que le double de Médée se jette sur eux pour les poignarder, de se relever afin que leur mère, folle de douleur, reproduise plusieurs fois son crime jusqu’à l’épuisement, devant des enfants devenus hilares et moqueurs : sans doute l’une des images les plus fortes d’un spectacle qui n’en manque pas.

Un opéra d’orchestre, de chœur et de solistes hors-pair

On a déjà écrit que la phalange madrilène nous fait entrer de plain-pied dans le drame – c’est Brahms qui saluait l’œuvre comme « un sommet de musique dramatique » – dès une ouverture où, sous la conduite du chef britannique Ivor Bolton, également directeur musical de l’institution, le choix des tempi dégage toute la fière vigueur et la rhétorique harmonique d’une partition qui va progressivement construire sous les yeux de l’auditeur ce que les musicologues s’accordent souvent à reconnaître comme l’équivalent de l’architecture d’un Palladio : une authentique pierre angulaire qui, prenant ses sources chez Gluck et Haydn – la création, à Paris, date de 1797 ! – va, de près ou de loin, influer sur tout le langage opératique du XIXe siècle, depuis Beethoven et Weber jusqu’aux véristes voire au-delà – le Richard Strauss d’Elektra a dû également bien écouter Médée tout comme l’Alban Berg de l’interlude orchestral angoissé du dernier acte de Wozzeck qui semble se souvenir du prélude en ré mineur de l’acte III, tout autant anxiogène ! – en passant bien évidemment par les influences plus directes sur la musique de Berlioz – l’écriture chorale du chœur nuptial du Ier acte -, le Grand Opéra français – le si poétique solo de basson introduisant l’air de Néris anticipe le cor anglais de l’air d’Éléazar dans La Juive – et, tandis que Médée en appelle aux Euménides, le Macbeth de Verdi. Il convient surtout de saluer, dans la vision que le chef d’orchestre donne de cette partition-monde l’extraordinaire fluidité qui se dégage de l’ensemble des pupitres, toujours aériens dans leurs confrontations fréquentes – cordes, hautbois, bassons – malgré le climat de tension agitée imposé par l’écriture de Cherubini. A l’unisson, le chœur, excellemment préparé par José Luis Basso – nommé depuis 2023 à la tête de la formation du Real – a toute latitude ici pour arguer d’un rôle percutant de tout premier plan : celui d’un personnage à part entière, comme l’enseigne au génial compositeur le théâtre antique parlé ! Que de moments superbes pour les choristes dans cette partition mêlant avec bonheur les moments élégiaques aux fureurs des finales d’actes heureusement ici non entamés par des récitatifs parlés, grâce à la réécriture d’Alan Curtis.

Dire que la distribution réunie par les équipes artistiques du Teatro Real frôle l’idéal n’est pas parole creuse même si l’on doit sans doute reconnaître, en particulier dans la distribution I, une moins bonne maîtrise générale de la langue française, essentielle pourtant dans un ouvrage qui tire également ses sources du théâtre classique – Corneille commettra sa propre Médée en 1635 – et où la projection de la voix chantée doit impérativement faire entendre la beauté de la langue. Force est de constater ici que le compte n’y est pas toujours !

Dans le rôle titre, on est personnellement impressionné par le travail sur la voix et, ici du moins, sur la langue accompli par Maria Agresta et Saioa Hernández. A un tel niveau de rigueur artistique, il serait bien vain pour l’auteur de ces lignes d’entrer dans le jeu du comparatisme ! Disons simplement que la voix foncièrement plus lyrique de la soprano campanienne maîtrise parfaitement les écueils d’une partition aux sauts d’octave permanents qui requiert quasiment une voix différente pour les trois actes – de cela aussi Verdi se souviendra dans certains de ses ouvrages ! – et sait capter l’intérêt du public dès la prière d’ouverture « Vous voyez de vos fils la mère infortunée » ponctuée de ses « Ingrat ! », peut-être moins terrifiants que chez d’autres interprètes passées du rôle mais qui convergent , sur l’ensemble de la soirée, vers le portrait d’une mère et d’une femme qui ne se confond pas avec celui d’une énième furie. Bien évidemment, lorsque la partie vocale impose d’avancer à découvert – dans le duo enragé avec Jason qui clôt le premier acte sur un contre-ut désespéré, dans le tutti agité du deuxième acte face à Créon et à sa cour et, bien sûr, dans le finale aux vocalises inhumaines – on retrouve toute la vigueur de la vocalità chez la grande familière du Bel Canto romantique et de Verdi qu’est Maria Agresta. Enfin, l’émouvante interprète habituelle a largement matière à s’exprimer dans les moments les plus mélodramatiques de l’ouvrage, en particulier dans un troisième acte où, face à sa progéniture puis à Néris – « Du trouble affreux » puis « Eh quoi ? Je suis Médée ?… » – l’artiste décline toute la palette d’émotions et d’art du clair-obscur dont on la sait capable. Une très belle performance.

Avec Saioa Hernández, on se retrouve face à un grand soprano dramatique, familière d’Abigaille et de Gioconda, dont la réputation sur les grandes scènes internationales n’est plus à faire ! Comme dans le cas de Maria Agresta, le travail de coaching sur la langue française a donné des résultats impressionnants – l’interprète confiait, il y a un peu plus d’un an à l’occasion de sa Gioconda à la Scala, ne pas parler alors un mot de français ! – et nous garderons longtemps dans l’oreille les accents de véritable tragédienne classique dans des phrases telles que « Eh bien, je m’y soumets puisque tout m’abandonne » ou encore « Rien ne peut égaler le tourment du trouble affreux qui me dévore ». Chez la chanteuse madrilène, sans que jamais cela soit fait aux dépens de l’émotion et de la nuance, la force de frappe dans les duos avec Jason et dans les ensembles est absolument électrisante et il est évident que l’impossible « Ô Tisiphone ! Implacable déesse ! », avec son déchainement enthousiasmant de haine vocale et d’écarts de registre, trouve en Saioa Hernández une interprète à sa mesure. La scène finale, à laquelle nous avons assisté lors de la soirée du 29 septembre, aura ainsi couronné sur des ressources ahurissantes une performance en tous points convaincante pour mettre le rôle au répertoire de l’interprète. Dans tous les cas, deux prises de rôle qui feront date.

Aux côtés de ces deux grandes, les Jason réunis ne pâlissent pas, même si la vaillance habituelle d’Enea Scala, baryténor reconnu chez Rossini et Meyerbeer, ne compense pas ici totalement, selon nous, dans un rôle certes sans véritable numéro chanté, une carence dans la prononciation du français spécifique à ce style d’ouvrage, si proche du théâtre classique. Francesco Demuro, avec sans doute des moyens naturels moins importants, délivre une interprétation cohérente tant du point de vue vocal que scénique, ne faisant pas de Jason un double de Pinkerton ! Son chant nuancé atteint son climax dans les échanges avec Dircé, lors de la scène nuptiale, mais ne faiblit pas davantage dans les affrontements avec son impressionnante épouse ! Lui aussi, lors du finale aux accents désespérés, reste dans l’oreille longtemps après la représentation. Comme on pouvait s’y attendre, la mezzo espagnole Silvia Tro Santafé – que nous n’avions personnellement plus entendue sur scène depuis une époustouflante Elisabetta de Maria Stuarda à l’Opéra de Marseille, il y a quelques années – n’appelle que des éloges : dès les premières phrases de son récitatif au deuxième acte précédant le sublime dialogue avec le basson « Ah, nos peines seront communes » – l’un des moments suspendus de la partition -, cette voix aux couleurs mordorées trouve ici un terrain idéal de développement sur la largeur d’un ambitus d’authentique Falcon qui laisse espérer une plus grande fréquentation du répertoire français, berliozien en particulier, car le travail accompli sur le français est, ici aussi, convaincant et traduit une belle intelligence poétique et un art délicat des nuances sur la phrase attendue « Je te suivrai jusqu’à la mort ». On est malheureusement moins convaincu par l’adéquation à ce répertoire de Nancy Fabiola Herrera, dans la distribution I, même si, là encore, la renommée de cette célèbre interprète de Carmen à travers le monde n’est pas en cause. Même cause mêmes effets pour le Créon de la basse coréenne Jongmin Park, qui chantera Pogner dans Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg dans quelques mois sur cette même scène : des moyens vocaux certes impressionnants mais malheureusement un chanteur incompréhensible de bout en bout : dommage ! Quelle différence avec son collègue du lendemain, le baryton-basse britannique Michael Mofidian qui, dès ses premières phrases, montre une intelligence du texte et des récitatifs qui force le respect et permet encore davantage d’apprécier, dans son air « Frémissez… », des graves abyssaux : un interprète à réentendre absolument[2]. Enfin, après avoir pu largement apprécier en suivantes de Dircé les voix de soprano et mezzo de fort belle facture de Mercedes Gancedo et d’Alexandra Urquiola – elles assurent les deux soirées successives – il convient d’applaudir avec enthousiasme – comme cela a été le cas dans la salle ! – les deux magnifiques interprètes de ce dernier rôle : si l’on connaissait déjà l’exquise Sara Blanch – grâce à l’équipe artistique de l’Opéra de Nice qui nous l’avait fait découvrir, en ouverture de saison 2022-23, dans une stratosphérique Sonnambula -, on a découvert stupéfait la non moins excellente Marina Monzó, elle aussi familière du même répertoire bel cantiste que sa consœur ibérique (elle avait conquis notre confrère Stéphane Lelièvre à Pesaro dans Il signor Bruschino en août 2021 et chantera Amenaide de Tancredi à Rouen en mars prochain) : quelles identiques qualités de projection, de finesse interprétative et de puissance – déjà ! – dans les aigus ! Avec de telles artistes, à peine à l’orée de leur carrière, la relève du chant espagnol est assurée !

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[1] Interprété pour les représentations du 25 septembre et du 1er octobre par la soprano italienne Maria Pia Piscitelli, mieux qu’un lot de consolation si l’on se souvient d’une exceptionnelle version de concert de Caterina Cornaro au festival de Radio France Montpellier il y a quelques années !

[2] Ecoutez Michael Mofidian dans l’air de Banquo (Macbeth): https://www.youtube.com/watch?v=8fD85dw_U7U

Les artistes

Médée : Maria Agresta/Saoia Hernández/Maria Pia Piscitelli

Jason : Enea Scala/Francesco Demuro

Néris: Nancy Fabiola Herrera/ Silvia Tro Santafé

Créon : Jongmin Park/ Michael Mofidian

Dircé : Sarah Blanch/ Marina Monzó

Première suivante : Mercedes Gancedo

Seconde suivante:  Alexandra Urquiola

Un coriphée :    David Lagares

Enfants de Médée et Jason :  Valeria Grandio/ Carla Rodriguez et Ismael Palacios

Trois furies :      Max Iniesta, Cosmin Marius, Daniel Mellado

Médée mythologique :  Verónica Moreno

Chœur du Teatro Real, direction : José Luis Basso

Orchestre du Teatro Real, direction : Ivor Bolton

Le programme

Médée

Tragédie lyrique en trois actes basée sur la tragédie d’Euripide (431 av. JC), créée au Théâtre Feydeau, Paris, 13 mars 1797.

Musique : Luigi Cherubini (1760-1842)

Livret : François-Benoît Hoffmann (1760-1828)

Edition critique de Heiko Cullmann, version avec récitatifs chantés d’Alan Curtis (1934-2015)