Une JUIVE toute d’intériorité et d’intensité à Turin

Une Juive toute d’intériorité et d’intensité au Teatro Regio de Turin… et un nouveau triomphe pour Gregory Kunde !

C’est avec La Juive de Fromental Halévy que le Teatro Regio de Turin ouvre une saison intitulée « Amours toujours » – en français dans le texte. L’événement n’est pas mince quand on sait que l’œuvre n’a pas été jouée depuis 1885, et encore était-ce en italien, dans la capitale piémontaise.

Voilà un étonnant patronage pour une histoire faite de vengeance et de haine entre Juifs et chrétiens, quoique l’intrigue amoureuse joue un rôle essentiel dans la marche de l’héroïne vers son fatal destin. En vérité, l’amour en jeu est ici filial, celui de deux pères, l’un adoptif, l’autre meurtri par la perte supposée de sa fille. Rachel est-elle la fille d’Éléazar plus que celle du cardinal ? Toujours est-il que c’est l’amour d’un père qui saisit le spectateur, un amour auquel se mêle et se superpose la dévotion au Dieu de l’Ancien Testament dans de superbes airs restitués de façon poignante par Gregory Kunde. Sa performance est en tout point admirable. Le public du Regio ne s’y est pas trompé, faisant retentir la salle de tonitruants bravi durant de longues minutes après le très attendu « Rachel quand du Seigneur ». En habitué du répertoire français, et notamment du grand opéra, le ténor américain fait montre d’une impeccable diction. En outre, le plateau est fort équilibré et ses partenaires ne déméritent nullement.

À ce père tout dévoué à son dieu et à sa fille répond un cardinal de Brogni également tout en piété : Riccardo Zanellato apparaît plus miséricordieux qu’enclin à punir la témérité de l’hérétique. Peut-être la voix manque-t-elle de profondeur, mais sa douce rondeur rend le personnage pleinement humain. Quant à l’héroïne, la belle voix de soprano dramatique de Mariangela Sicilia dessine une Rachel déterminée, orgueilleuse et néanmoins émouvante. Sa rivale est incarnée par la livournaise Martina Russomanno, qui ne démérite nullement : voilà une fort noble princesse Eudoxie, avare d’effets virtuoses, admirable dans l’acte III. Enfin, le ténor roumain Ioan Hotea incarne un prince Léopold fort convaincant, quoique la voix parfois un peu trop nasale paraisse issue d’un univers musical plus belcantiste que dramatique.

Pour revenir à l’Éléazar de Gregory Kunde, ce n’est pas l’air final (acte IV) – le plus connu de l’œuvre et de toute la production d’Halévy, il sera, dans la Recherche, une sorte de code pour désigner la prostituée dont s’éprend passionnément Robert de Saint-Loup – qui a retenu notre attention. Les plus beaux moments, ceux qui laissent au spectateur une impression saisissante et sont les plus émouvants, se trouvent lors de la célébration de la Pâque juive, dans l’acte II. Gregory Kunde, en parfaite osmose avec le choix du chef Daniel Oren d’exploiter tout ce que cette musique peut receler d’intériorité pour ne pas dire de religiosité, fait de sa prière initiale « Ô Dieu de nos pères » un moment de pur recueillement. L’œuvre tend ainsi, du moins en de nombreux passages, à la cérémonie, la voix à la psalmodie et le spectacle est vivement imprégné de cette atmosphère profondément religieuse qui nimbe de nombreuses scènes. Il s’agit là d’un choix tout autant musical que dramaturgique. Dans le programme de salle, Marco Leo (« La Juive, ossia il ritorno del grand-opéra ») propose de fort intéressantes remarques sur les caractéristiques propres au grand opéra, ce qui permet de mieux comprendre les partis pris de Daniel Oren. En effet, il ne faut réduire le genre ni au grandiose ni à la mise en scène du souffle épique de l’histoire. L’intériorité des personnages, leur vie privée et affective, qui se heurte bien souvent aux enjeux politiques, comptent tout autant. Daniel Oren, fin connaisseur de l’œuvre qu’il a dirigée à Bastille en 2007, a manifestement choisi de souligner cet aspect, chose d’autant plus légitime que la vie intérieure joue ici un rôle de premier plan grâce à la question religieuse et aux prières. Ainsi l’étirement des tempi qui allonge sensiblement la durée de l’œuvre, emmène-t-il le spectateur dans une aventure et une expérience religieuse fort intenses, tout en évitant les pièges de la grandiloquence d’un genre a priori fort stéréotypé.

La mise en scène de Stefano Poda, fort inégale, sert néanmoins cette sorte de parsifalisation de l’œuvre. Le plateau est constitué d’un très large et profond espace aux parois métalliques évidées, le mur de scène étant couvert d’une fresque sur laquelle est peinte une foule d’hommes crucifiés. Dès lors cette histoire d’une jeune héroïne promise au sacrifice se double de l’histoire tragique du peuple juif : comment ne pas songer aux monuments commémorant l’Holocauste érigés en Europe, tel le Mémorial de Berlin tout proche de la Postdamer Platz ? Les formes géométriques ne laissent pas de rappeler une telle réalisation. Et comment ne pas songer aux monticules de corps qui ont horrifié le monde lors de la libération des camps ? Ce décor est donc le cadre d’une cérémonie qui est aussi une tragédie, comme le rappelait Wagner (« je n’hésite pas à proclamer que ce qui caractérise essentiellement l’inspiration d’Halévy, c’est avant tout le pathétique de la haute tragédie lyrique »), qui vouait une grande admiration à l’œuvre en dépit de son antisémitisme. Tout concourt à dessiner un espace sacrificiel, laissant les ensembles vocaux particulièrement riches se déployer dans diverses configurations. Soulignons ici la qualité des chœurs – préparés par Ulisse Trabacchin – dont la riche palette de couleurs restitue de façon fort nuancée les diverses ambiances qui habitent l’œuvre (prières, libations du peuple, imprécations). Mais là encore, ce qui touche et séduit, c’est l’aspect cérémoniel – et sacrificiel – que prend le grand opéra sous la conduite de Daniel Oren.

Il est d’autant plus dommage que Stefano Poda peuple la scène d’inutiles symboles ou parasite le chant d’une agitation parfois difficilement lisible. Certes, il n’est pas aisé de restituer dans des mises en scène modernes les indispensables scènes de ballet du grand opéra. Mais les pantomimes réduites à des corps plus ou moins dénudés qui se contorsionnent sur le plateau ne sont pas toujours du meilleur effet et l’on peine à en comprendre les significations. De même, la profusion des symboles rend parfois le discours insignifiant ou alourdit le propos. Il s’agit là d’une dérive contemporaine bien regrettable qui consiste à confondre symbolisme et inutiles redondances. Il en va ainsi, alors que se noue le destin tragique de Rachel, de la procession de suppliants affublés qui d’une gigantesque croix, qui d’une étoile de David tout aussi démesurée.

Le surlignement de la dimension religieuse de l’œuvre est absolument – et inutilement – constant, alors que la musique et le chant, si bien portés par une distribution homogène et par la direction maîtrisée de Daniel Oren, suffisent à eux seuls à rendre l’atmosphère de recueillement tragique dans laquelle baigne tout l’opéra. Quant à la citation latine empruntée à Lucrèce, Tantum religio potuit suadere malorum (« Tant la religion put conseiller de crimes »), qui orne de ses lettres lumineuses le mur de scène à la manière de ce que l’on trouve sur les frontons des basiliques chrétiennes – songeons à Saint-Jean de Latran à Rome –, elle contribue paradoxalement à dessiner un espace sacré, mais elle n’en est pas moins un renchérissement – voire un pervertissement – du propos de l’opéra lui-même.

Les artistes

Rachel : Mariangela Sicilia
Éléazar : Gregory Kunde
Princesse Eudoxie : Martina Russomanno
Léopold : Ioan Hotea
Cardinal de Brogni : Riccardo Zanellato
Ruggiero : Gordon Bintner
Albert : Daniele Terenzi
Un messager : Rocco Lia
Un officier du peuple : Leopoldo Lo Sciuto
Un homme du peuple : Lorenzo Battagion
Un autre homme du peuple : Roberto Calamo

Orchestra e Coro Teatro Regio Torino, dir. Daniel Oren
Chef de chœur : Ulisse Trabacchin
Mise en scène, costumes, lumières et chorégraphie : Stefano Poda

Le programme

La Juive

Opéra en 5 actes de Fromental Halévy, livret d’Eugène Scribe, créé à l’Académie royale de musique (salle Le Peletier) le 23 février 1835.
Teatro regio de Turin, représentation du dimanche 24 septembre 2023.