Rusalka à la Scala : le degré zéro de l’histoire…

Rusalka fait son entrée à la Scala de Milan, dans une mise en scène décevante

Si l’interprétation musicale est globalement satisfaisante, la lecture d’Emma Dante ne dépasse guère le niveau zéro de l’histoire racontée par le livret de Jaroslav Kvapil.

Une lecture scénique peu palpitante…

L’œuvre la plus célèbre d’Antonín Dvořák est montée pour la première fois à Milan, et la mise en scène est confiée à Emma Dante, se confrontant elle aussi pour la première fois à un conte de fées romantique. La lecture de la metteuse en scène sicilienne n’est cependant pas des plus convaincantes, et se limite au degré zéro de l’histoire : son illustration de l’élément féerique est très naïve, et ne comporte aucune des implications, notamment psychanalytiques, qui ont rendu les mises en scène de Robert Carsen (2002), Martin Kušej (2012), Stefan Herheim (2012) ou encore Christof Loy (2021), pour ne citer que les plus récentes, étonnantes et par ailleurs passionnantes. L’exubérance méditerranéenne de ses productions est ici totalement absente, la narration linéaire et le jeu d’acteurs rendent le spectacle très différent des précédents qu’elle a signés. La chaleur de la Sicile a été remplacée, sans grande conviction, par les brumes froides d’un Nord de convention qui se voudrait inquiétant sans y parvenir. Le décor de Carmine Maringola est quant à lui conventionnel : il donne à voir l’intérieur en ruine d’une église gothique avec une rosace et un bassin d’eau – pas tout à fait le lac entouré de forêts mentionné dans le livret de Jaroslav Kvapil. Et dans le deuxième acte, lorsque le rideau de feuilles animées se lève, nous nous trouvons plutôt dans le palais du prince charmant de Cendrillon. Les deux mondes, aquatique et humain, ne sont pas clairement délimités et le drame de la protagoniste n’est pas aussi déchirant qu’il devrait l’être.

D’ailleurs le spectacle semble plus adapté à un ballet romantique traditionnel qu’à un drame de 1901 : Rusalka n’est pas La Sylphide de 1832, ni Giselle de 1842, et même sans convoquer un certain Dr Freud, actif dans ces mêmes années, il était légitime en 2023, pour un titre qui n’a jamais été joué à la Scala, d’espérer autre chose qu’un spectacle adapté aux enfants. Ni les costumes colorés de Vanessa Sannino – combien de rouges et de roses dans un monde qui se veut aquatique – ni les mouvements chorégraphiques envahissants de Sandro Maria Campagna, confiés aux animaux, aux chasseurs, aux nymphes, aux invités et à la suite de Ježibaba, n’aident à se défaire de cette atmosphère à la Disney. Dans le bassin d’eau sont exécutées des danses aquatiques dans le style d’Esther Williams, qui prendraient peut-être une dimension ironique si elles étaient visibles pour le public de l’orchestre. Le duo touchant entre la petite sirène qui veut devenir humaine et son père n’émeut pas du tout si l’esprit de l’eau apparaît sous la forme d’un calamar géant, et l’étincelle d’amour entre les deux jeunes ne peut s’allumer s’ils persistent à se tenir à distance l’un de l’autre, et si le prince déclare son transport au public, les jambes écartées à l’avant-scène. La metteuse en scène caractérise chaque personnage de manière précise : Rusalka apparaît sur une chaise roulante, avec des tentacules pendantes, et ressemble plus à une pieuvre qu’à une sirène ; même lorsqu’elle acquiert ses jambes, ses pas restent instables ; les courtisans ont des mouvements mécaniques (comme les bien-aimées marionnettes siciliennes !); la princesse est une figure arrogante comme l’est la Maléfique de La Belle au bois dormant, et Ježibaba une Reine-Sorcière comparable à celle de la Blanche-Neige de Disney. La patte de la metteuse en scène se révèle ici ou là, comme lorsque les nymphes défont leurs longs cheveux et les plongent dans l’eau, provoquant de grands jets – scène récurrente dans toutes ses productions –, ou lorsque, avec une méchanceté grotesque, elle nous montre les convives du banquet du prince dévorant goulûment les tentacules de pieuvre arrachés à la nymphe des eaux horrifiée.

Une partition luxuriante

La mise en scène souffre par ailleurs d’un certain manque d’idées… Des idées qui pourtant foisonnent dans la partition luxuriante de la fin du romantisme, d’un compositeur bohème ayant embrassé sans réserve la cause de la musique allemande : le symphonisme de Brahms, les leitmotivs de Wagner, le lied de Mahler. La musique de l’avant-dernier opéra de Dvořák se déroule en un flux ininterrompu, ponctué de pages qu’il est difficile de considérer comme des pezzi chiusi, si ce n’est pour l’intense inspiration mélodique qui transparaît dans des thèmes tels que celui de la Chanson à la lune du premier acte, ou le duo poignant du troisième. L’orchestre déploie tous ses instruments fascinants dans les interludes symphoniques dont Rusalka regorge et que Tomáš Hanus, à la tête de l’orchestre de la Scala, contrôle d’une main experte. Sa direction est vigoureuse, parfois peut-être excessivement grandiloquente, avec une certaine prédilection pour la sonorité un peu encombrante des cuivres. Mais le chef arrive cependant à trouver la juste mesure entre les moments dramatiques et les moments plus lyriques, de même qu’à établir un bon équilibre entre la fosse et les chanteurs sur scène.

Une distribution vocale d’un bon niveau d’ensemble

Tous les interprètes sont d’un bon niveau, sans qu’aucun soit inoubliable. Olga Bezsmertna (Rusalka) s’est avérée une interprète de grande valeur, mais la Chanson à la lune n’a pas été son moment le plus convaincant, peut-être en raison du tempo trop lent choisi par Hanus. Il manquait la trépidation palpable de Lucia Popp, le sens du destin imminent d’Asmik Grigorian ou la somptuosité vocale de Renée Fleming – hélas, il est difficile de ne pas faire de comparaisons.

Dmitrij Korčak est un Prince vocalement très vaillant, élégant et capable de nuances et de mezze voci, en particulier dans le dernier acte, lorsque ce personnage peu consistant prend enfin conscience de l’amour que lui porte la créature des eaux et se sacrifie pour elle : « Embrasse-moi, et donne-moi la paix ! Je ne veux pas revenir, je meurs de joie ». Même dans son cas, cependant, les comparaisons sont toujours à l’affût…. Elena Guseva et Okka von der Damerau sont les deux personnages féminins puissants : la princesse et la sorcière, toutes deux autoritaires et dotées d’une forte présence scénique, malgré une mise en scène statique. Projection remarquable et sons graves riches pour le Vodník de Jongmin Park, qui ne brille cependant pas par la variété de ses accents ou son expressivité. Les autres interprètes secondaires (le garde-chasse Jiří Rajniš ; le marmiton Svetlina Stoyanova, en travesti ; Hila Fahima, Juliana Grigorian et Valentina Plužnikova, nymphes de luxe ; et le chasseur Ilya Silčukoū) sont excellents.

Il s’agissait de l’avant-dernière représentation, mais cette production devrait bénéficier d’un enregistrement.

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Les artistes

Le Prince : Dmitrij Korčak
La princesse étrangère : Elena Guseva
Rusalka, la nymphe : Olga Bezsmertna
Vodnik, le lutin des eaux : Jongmin Park
Ježibaba, la sorcière : Okka von der Damerau
Le garde forestier : Jiří Rajniš
Le garçon de cuisine : Svetlina Stoyanova
Premier esprit des bois : Hila Fahima
Second esprit des bois : Juliana Grigoryan
Troisième esprit des bois : Valentina Plužnikova
Le chasseur : Ilya Silčukoū

Orchestre et chœurs de la Scala, dir. Tomáš Hanus
Mise en scène : Emma Dante
Décors : Carmine Maringola
Costumes : Vanessa Sannino
Lumières : Cristian Zucaro
Chorégraphie : Sandro Maria Campagna

Le programme

Rusalka

Opéra en trois actes d’Antonin Dvořák, livret en tchèque de Jaroslav Kvapil, créé à Prague le 31 mars 1901.
Milan, Teatro alla Scala, représentation du lundi 19 juin 2023.