À Genève : le chœur, protagoniste de Nabucco

Christiane Jatahy met en scène Nabucco à Genève

Grand succès pour le nouveau Nabucco genevois, où une interprétation musicale de qualité répond à la vision forte proposée par Christiane Jatahy 

Nabucco et le Risorgimento

La saison du Grand Théâtre de Genève, intitulée « Mondes en migration », s’achève avec un opéra emblématique ayant pour sujet principal les vicissitudes d’un peuple en quête de patrie. Le livret de Temistocle Solera s’inspire d’un épisode de l’Ancien Testament dans lequel le roi de Babylone Nabuchodonosor conquiert la ville de Jérusalem et réduit le peuple juif en esclavage. Dans l’Italie de 1842, année où Verdi présente son troisième opéra – peu après le fiasco d’Un giorno di regno -, le climat politique suggère une lecture liée à la contemporanéité de l’époque : Milan étant occupée par les Autrichiens, il est facile pour les Milanais de s’identifier au peuple juif asservi par les Babyloniens.

Particulièrement attentifs à interdire toute manifestation qui pourrait laisser entrevoir une pensée révolutionnaire, les Autrichiens, en cette soirée du 9 mars, ne purent cependant empêcher la reprise de ce chœur déplorant le sort d’une « patrie si belle et si perdue » et, quelques années plus tard, le patronyme de Verdi devint l’acronyme de « Vittorio Emanuele Re D’Italia » et le « VIVA VERDI » que les patriotes placardaient sur les murs de leurs maisons prit une signification qui allait bien au-delà de l’amour des Italiens pour la musique de leur plus grand compositeur.

Cette lecture de l’histoire biblique liée au Risorgimento est souvent présente dans les productions italiennes les plus récentes de Nabucco : ce fut le cas, par exemple, dans la mise en scène de l’Arena di Verona il y a quelques années, dans laquelle le metteur en scène Arnaud Bernard avait transporté l’histoire biblique en 1848, l’année de l’apogée des soulèvements révolutionnaires en Italie, et au lieu du temple de Salomon ou des jardins suspendus de Babylone, une maquette fidèle du théâtre de la Scala trônait sur la scène.

C’est donc avec une grande curiosité que l’on attendait la mise en scène de Nabucco de la Brésilienne Christiane Jatahy, actuellement à l’affiche à Genève, presque certain qu’il n’y aurait pas d’allusions au Risorgimento dans sa lecture – ce que le spectacle a confirmé.

La lecture de Christiane Jatahy

Artiste aux multiples modes d’expression, Jatahy est autrice, metteuse en scène et cinéaste. Elle s’est particulièrement intéressée à la relation entre le cinéma et le théâtre et, en termes de contenu, aux questions raciales. Lauréate du Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière à la Biennale de Venise en 2022, sa pièce Depois do silêncio, présentée récemment au Piccolo de Milan, conclut sa « Trilogie des horreurs », des horreurs dénonçant les mécanismes du fascisme, la masculinité toxique et le pouvoir politique, ainsi que le lien entre le racisme et le capitalisme.

Avec la même intensité que ses autres productions qui ont fait sensation lors des dernières éditions du Festival d’Avignon, Jatahy s’attaque pour la seconde fois à l’opéra avec une approche originale, mais en utilisant des moyens qui ne sont pas inconnus sur les scènes d’opéra. On y trouve en effet deux grands miroirs qui se déplacent en oblique pour refléter les acteurs sur scène ou le public lui-même, un bassin d’eau dans lequel barbotent les chanteurs, des écrans sur lesquels sont projetées les images filmées par deux steadycams, des vidéos qui complètent les images réelles déjà riches, et des choristes disséminés dans les stalles. Bien que déjà vus à maintes reprises, ces moyens expressifs acquièrent ici une efficacité convaincante, presque inédite, comme l’énorme miroir qui se transforme en écran pour augmenter le nombre de personnages sur scène, faisant ainsi du chœur le véritable protagoniste. Le chœur dans les stalles n’est pas nouveau, mais il a toujours un impact émotionnel. On se retrouve alors tout près du siège d’une soprano qui se lève et entonne « Gran nume, che voli sull’ale dei venti« , ou quand, à la fin, résonne autour des spectateurs, dans les gradins et les galeries, le chœur « Va’ pensiero » entonné a cappella en guise de finale de l’opéra ! Le finale ? Nous y reviendrons.

Pour sa proposition conceptuelle, la metteuse en scène organise un spectacle qui, sous son apparent minimalisme, fait preuve d’une grande complexité, comme en témoigne l’éventail des personnes qui y sont employées : outre la dramaturgie de Clara Pons, ici chez elle au GTG, les décors de Thomas Walgrave et Marcela Lipiani, les costumes d’An D’Huys et les éclairages de Thomas Walgrave, la présence de spécialistes pour la coordination audiovisuelle, pour le développement des systèmes vidéo et la création sonore et, enfin, d’un directeur de la photographie, a été nécessaire. Le résultat est une séquence d’images de grand impact : l’une d’entre elles est l’énorme « manteau » imbibé d’eau qui remplace la couronne, symbole du pouvoir, dont est enveloppée Abigaille, par ailleurs vêtue d’un costume bleu, celui de nombreuses femmes puissantes d’aujourd’hui. La présence du grand chœur et d’un nombre tout aussi important de figurants remplit la scène où alternent des impressions de plénitude et de vide, et où les histoires personnelles sont submergées par les événements politiques qui ne laissent aucune place à l’amour de Fenena et Ismaël : « L’histoire que nous racontons ne se concentre pas seulement sur Nabucco en tant que personnage, mais bien plus sur une réflexion de la conquête d’un peuple par un autre et sur la répétition historique de cette forme de suprématie. L’écriture du pouvoir, son inscription dans le monde, n’a pas changé et sa transcription – sa retranscription dans le cas d’Abigaille – repose sur une énergie de puissance que l’on pourrait dire masculine, de conquête. Pour nous, cette pièce ne parle donc pas seulement des responsables, mais aussi de l’équilibre entre ces responsables et le collectif. Ici, ce grand groupe de personnes s’appelle un chœur, mais il ne s’agit pas d’une entité unique : c’est une pluralité d’individualités qui, bien que souvent réduites à la même chose, créent des collectifs. En fin de compte, bien sûr, c’est nous tous », dit la metteuse en scène. Et en effet, le chœur n’est pas monolithique : pendant la péroraison de Zacharie «Oh, chi piange?», certains s’en vont découragés, ne croyant pas à sa prophétie, et le grand miroir reflétant les images des spectateurs, nous amène à réfléchir encore plus sur nos problèmes contemporains.

Une très belle réussite musicale

Cette lecture de la metteuse en scène trouve un parfait ancrage dans la direction d’Antonino Fogliani à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande. Dès les premières notes de l’ouverture, le ton intimiste et feutré qui dominera la soirée se dessine. Le grand miroir reflète les gestes amples du chef de Messine, où chaque bras possède un rôle distinct, avec l’apport essentiel de la main gauche qui définit le volume sonore et la couleur d’une partition qui, dans son âpreté, laisse déjà entrevoir le génie à venir de Verdi. La direction de Fogliani est toujours très attentive à l’équilibre avec les voix sur scène pour permettre à Nicola Alaimo de cerner au mieux le personnage éponyme, qui prend ici la grandeur d’un Roi Lear shakespearien, passant de l’arrogance du pouvoir à la folie qui le sauve. Et comme dans le meilleur Shakespeare, le mot devient son et le phrasé devient un discours d’une grande incisivité. Une performance magistrale d’Alaimo, à laquelle le public du théâtre a réservé des ovations méritées.

Moins puissant en termes de projection vocale, Riccardo Zanellato a également réussi à dessiner un Zaccaria autoritaire par la sensibilité et l’intelligence avec lesquelles il a su tirer le meilleur parti de son instrument vocal, vecteur d’une expressivité efficace. L’Abigaille de Saioa Hernández ne manque certes pas de projection vocale, mais ici plus encore que par le passé, la chanteuse espagnole a su gérer la puissance du son et la particularité de son timbre pour définir un personnage auquel elle a donné une grande présence dans toutes ses apparitions. L’Ismaël de Davide Giusti a connu des moments de rugosité vocale qui seront certainement résolus avec le temps, tandis que les quatre membres du Jeune Ensemble du théâtre ont réalisé une excellente prestation : Omar Mancini (Abdallo), Giulia Bolcato (Anna), William Meinert (Gran Sacerdote) et surtout Ena Pongrac, une Fenena au tempérament, à la présence scénique sûrs, au timbre personnel et à la maîtrise technique déjà évidente.

Enfin, le chœur, le véritable personnage central de Nabucco, a participé à un spectacle particulièrement complexe, notamment en raison des exigences particulières de la mise en scène, mais sous la direction d’Alan Woodbridge, l’ensemble a fait preuve d’une grande maîtrise et d’une belle précision. Le chœur se voit confier le dernier mot dans cette version : il n’y a pas eu de bis du « Va’ pensiero » dans la troisième partie, « La profezia« , mais le célèbre chœur est entendu une seconde fois après un interlude symphonique écrit par Fogliani lui-même, qui rejoint les paroles d’Abigaille mourante. On sait que Verdi voulait terminer l’opéra sur le chœur « Immenso Jehova« , mais Giuseppina Strepponi, la première interprète d’Abigaille, avait refusé de mourir en dehors de la scène et voulait avoir le dernier mot. À la demande de la prima donna – et de sa future épouse –, le compositeur n’eut d’autre choix que d’écrire un finale non prévu à l’origine, avec la conversion de l’héroïne. Au Grand Théâtre de Genève, une fin alternative est mise en place par le metteur en scène et le chef d’orchestre : sur les notes accompagnant les derniers mots s’échappant de la bouche d’Abigaille « te chiamo… o dio… te venero !… | non ma… le… di… re a me ! … », une page à l’esthétique moderne – rappelant vaguement le style du finale de Turandot par Berio –  permet une transition vers le chant a cappella des choristes dispersés dans la salle, qui entonnant une seconde fois la plainte des « Juifs enchaînés et astreints au travail » sur les rives de l’Euphrate.

Qui sait comment aurait réagi le public de Milan ou de Parme, où ce chœur est un second hymne national et où Verdi est pour beaucoup « intouchable »… Ici, sur le lac Léman, l’émotion est intense et l’enthousiasme irrépressible. Verdi lui-même aurait peut-être été satisfait…

Per leggere questo articolo nella sua versione originale (italiana), cliccare sulla bandiera!



Les artistes

Nabucco : Nicola Alaimo
Abigaille : Saioa Hernandez
Zaccaria : Riccardo Zanellato
Ismaele : Davide Giusti
Fenena : Ena Pongrac
Anna : Giulia Bolcato
Abdallo : Omar Mancini
Il Gran Sacerdote : William Meinert

Orchestre de la Suisse Romande, dir. Antonino Fogliani
Chœur du Grand Théâtre de Genève, dir. Alan Woodbridge

Mise en scène : Christiane Jatahy
Scénographie : Thomas Walgrave et Marcelo Lipiani
Costumes : An D’Huys
Lumières : Thomas Walgrave
Vidéo : Batman Zavarese
Directeur de la photographie et caméra (film) : Paulo Camacho
Développement du système vidéo : Júlio Parente
Artiste sonore : Pedro Vituri
Dramaturgie : Clara Pons

Le programme

Nabucco

Opéra de Giuseppe Verdi, livret de Temistocle Solera, créé à la Scala de Milan en 1842
Grand Théâtre de Genève, représentation du dimanche 11 juin 2023.