Lille : le public fait fête au Falstaff de D. Podalydès et A. Allemandi

Me too mais pas que…

À l’heure où la parole des femmes se libère et permet la mise au jour du comportement de certains hommes agissant comme de véritables prédateurs, le choix de Falstaff paraît presque trop évident, trop « facile » pour illustrer le courant Me too dont s’emparent aujourd’hui tant de metteurs et metteuses en scène. Pourtant, à y regarder de plus près, les choses sont bien plus nuancées et plus subtiles qu’il n’y paraît ; et ce n’est pas le moindre mérite de la mise en scène de Denis Podalydès que de ne pas être tombé dans une lecture univoque, simpliste ou caricaturale de l’œuvre. Cette « montagne de lard » qu’est Sir John représente certes, aux yeux des joyeuses commères de Windsor – et des femmes de notre temps – l’incarnation même de ces hommes aujourd’hui mis en accusation, guidés par la recherche de leur seul plaisir sans égard aucun pour la gent féminine. Pourtant, en situant l’action dans un hôpital, en faisant de Falstaff un vieil homme affaibli, conscient que son heure sonnera bientôt (« Va, vecchio John, va, va per la tua via; cammina / Finché tu muoia »), la donne change : Falstaff apparaît certes comme un homme aux agissements condamnables, mais aussi comme un vieillard parvenu au terme de sa vie, conscient du rejet que peut causer son obésité, et qui tente malgré tout une dernière fois de tester de façon dérisoire son « pouvoir de séduction ». Dans ces conditions, l’indignation parfaitement légitime des commères apparaît outrée et même cruelle. D’autant que Falstaff n’est pas Harvey Weinstein : il ne viole ni ne violente personne, il se contente d’envoyer deux demandes de rendez-vous – et ne passe pas outre un éventuel « Quand c’est non, c’est non ! » puisque Meg et Alice lui disent… « oui », pour pouvoir lui tendre un guet-apens et le conduire ainsi aux confins de la mort (jeté dans la vase de la Tamise, il manque de s’y noyer) avant de l’humilier une dernière fois en le faisant fouetter et frapper. Dès lors, le rire se fait grinçant, et surtout, la réflexion prend des directions inattendues : légitimité de l’indignation féminine certes, mais aussi vindicte populaire en lieu et place d’une justice objective, ou encore cruauté et violence verbales : « le gros morceau arrive », « qu’il enfle et qu’il crève », « cette outre », ce tonneau », « ce bœuf », « l’huile suinte de sa graisse », « montagne de lard », « brise-lits »,  « défonce-sièges », « triple-menton » sont quelques jolis noms dont est affublé le personnage éponyme (qui étrangement, dans les propos des commères, est plus condamné en raison de son physique repoussant qu’en raison de ses agissements) – sans parler de « l’impôt sur les gros » souhaité par Alice, ou du vœu  formulé par les commères au dernier acte de voir Falstaff devenir impotent : « Domine, fallo guasto ! » . Bref, autant de thématiques d’une actualité… étonnante !

Falstaff à l’hôpital

Dans le spectacle conçu par Denis Podalydès, l’action, on l’a dit, prend place dans un hôpital tenu par le Docteur Caïus. Falstaff, Bardolfo et Pistola sont des patients, les « joyeuses commères » des infirmières, et « la Jarretière » ou « le bois de Windsor » des noms donnés aux différentes salles de l’hôpital par les patients. L’acte final et sa dimension (faussement) surnaturelle se passe au bloc opératoire, les événements étant vécus par un Falstaff dans un état second : devant être opéré, le médecin lui demande de compter avec lui avant que l’anesthésie ne produise son effet (ce sont les douze coups de minuits de l’église voisine qui, dans le livret, retentissent jusque dans la forêt !). Qu’on adhère ou non à cette relecture, la mise en scène présente en tout cas une belle cohérence et ne donne jamais l’impression de forcer l’œuvre, même si le principe d’un lieu unique prive quelque peu celle-ci de sa « respiration », assurée dans le livret de Boito par l’alternance de lieux clos (l’hôtel de la Jarretière, la maison de Ford) et ouverts (un jardin, une place, le parc de Windsor). Heureusement, une direction d’acteurs très travaillée permet, en dépit du cadre médical et de l’omniprésence de la maladie, de rester clairement dans le registre de la comédie – sauf bien sûr quand l’œuvre elle-même s’en éloigne pour prendre ici ou là des teintes plus dramatiques.

Un casting en adéquation avec les rôles

À la tête de l’excellent Orchestre National de Lille, Antonello Allemandi remporte un grand succès, amplement mérité : sa direction, précise, nerveuse, sait se faire tour à tour légère, dramatique… et aérienne dans le second tableau du dernier acte, qu’elle nimbe comme il se doit de couleurs poétiques et mystérieuses très bienvenues. L’attention au plateau est par ailleurs constante, et aucun décalage, aucune approximation rythmique (un risque toujours présent dans cette œuvre dont la précision est l’un des maîtres-mots !) ne viendront entacher la représentation. Le casting est quant à lui en parfaite adéquation avec les différents rôles, y compris pour les personnages secondaires, du Caïus sonore de Luca Lombardo aux Bardolfo et Pistola très drôles de Loïc Félix et Damien Pass. Gezim Myshketa négocie bien le passage du comique au dramatique qui caractérise le rôle de Ford, avec une scène de la jalousie d’une belle gravité. Kevin Amiel (Fenton aux allures clownesques) et Clara Guillon (Nanetta) forment un adorable couple d’amoureux, avec, pour cette dernière, un fort gracieux « air des fées » au dernier acte.

Quant aux « joyeuses commères », elles forment un trio parfaitement équilibré. Silvia Beltrami dispose des graves nécessaires pour donner à ses « Reverenza ! » l’éclat et l’humour attendus, la comédienne se montrant par ailleurs fort habile. Habituellement, Meg reste un peu en retrait entre l’autoritaire Quickly et l’énergique Alice. Ce n’est pas le cas ici, grâce à Julie Robard-Gendre dont le timbre chaud et capiteux capte l’attention dès que la mezzo intervient. Le rôle d’Alice, enfin, « tombe » idéalement dans la voix de Gabrielle Philiponet, beau soprano lyrique au timbre richement coloré capable d’espièglerie tant vocale (« Gaie comari di Windsor ! » que scénique.

À force d’entendre Tassis Christoyannis multiplier ses interventions dans le répertoire français peu couru – ce qu’il fait avec le grand talent qu’on lui connaît –, on en oublierait presque qu’il excelle également dans d’autres répertoires ! La preuve en est faite avec ce Falstaff correspondant vocalement assez idéalement à la lecture scénique proposée par le metteur en scène. Agaçant, grotesque, son Sir John est aussi pitoyable et touchant, grâce notamment à la touche de douceur et de mélancolie propre au timbre du baryton grec. Très à l’aise scéniquement, Tassis Christoyannis ne sacrifie jamais la beauté du chant à l’efficacité du jeu, offrant un portrait particulièrement complet et convaincant du personnage éponyme. Il remporte, comme d’ailleurs l’ensemble des artistes, un très beau succès au rideau final !

Les artistes

Falstaff : Tassis Christoyannis
Alice Ford : Gabrielle Philiponet
Meg Page : Julie Robard-Gendre
Mrs Quickly : Silvia Beltrami
Nannetta : Clara Guillon
Ford : Gezim Myshketa
Fenton : Kevin Amiel
Dr Caius : Luca Lombardo
Bardolfo : Loïc Félix
Pistola : Damien Pass
Laurent Podalydès, Léo Reynaud, comédiens

Orchestre National de Lille, dir. Antonello Allemandi
Chœur de l’Opéra de Lille
Chef de chœur : Mathieu Romano
Chef de chant : Nicolas Chesneau
Mise en scène : Denis Podalydès
Collaborateur à la mise en scène : Laurent Delvert
Décors : Éric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Bertrand Couderc
Collaboration aux mouvements : Cécile Bon

Le programme

Falstaff

Comédie lyrique en trois actes de Giuseppe Verdi, livret d’Arrigo Boito d’après Les Joyeuses Commères de Windsor (1602) et les parties I et II d’Henri IV (1596-1598) de William Shakespeare, créée à la Scala le 9 février 1893.
Opéra de Lille, représentation du dimanche 14 mai 2023.