Manru à l’opéra de Nancy : une découverte essentielle

Il y a tant de raisons pour aller voir le Manru que propose l’Opéra de Nancy du 9 au 16 mai.

Il y a d’abord la nouveauté, la rareté d’une passionnante partition. Car l’opéra est une première en France. Nancy nous a habitué à choisir des chemins peu frayés, avec le formidable Georges le rêveur de Zemlinsky proposé à l’automne 2020, au sortir du confinement. Et ce deuxième Manru est rare, même en ses terres. Créé en mai 1901 à Dresde, l’ouvrage fut donné à Lviv une semaine après. Puis ce furent Prague, Zurich, Nice, Monte-Carlo, Kiev. Le succès européen traversa l’Atlantique dès 1902 et fut applaudi à New-York, puis Philadelphie, Boston, Chicago. Varsovie accueillit Manru un an après sa création. Mais ensuite, ce fut l’oubli, sauf, épisodiquement, dans la patrie de Paderewski. Une reprise en 1936 à Varsovie, une à Poznan en 1944, les deux villes retrouvant la partition en 1961. Plus près de nous, c’est Wroslaw qui fêta les 130 ans de la naissance du compositeur en 1991. Et deux productions suivirent en 2001, à nouveau à Wroslaw pour les 60 ans du décès de Paderewski, et en 2006 à Bydgoszcz. En Pologne, on peut se procurer facilement les captations de ces deux évènements, toutes deux publiées chez Dux, label polonais très actif.

L’un des premiers attraits de cette recréation est bien de découvrir un opéra polonais qui tenait tant au cœur du célèbre pianiste. Paderewski fut aussi diplomate et Premier Ministre de la Pologne nouvelle au sortir de la Première Guerre Mondiale. C’est lui qui signa les traités de Versailles et de Saint-Germain au nom de son pays enfin libre. Grand humaniste au vrai sens de la Renaissance, homme engagé dans son siècle, il fut aussi mécène et compositeur. Et cet opéra fut pour lui une création à laquelle il tenait énormément. Ses voyages en Europe et vers l’Amérique laissaient au pianiste virtuose de vastes moments dédiés à cette composition.

Aller voir Manru c’est aussi retrouver avec bonheur la cheffe Marta Gardolińska, jouant dans son arbre généalogique, sur des terres lorraines dont les liens avec la Pologne ne sont plus à démontrer. Après tout, l’Opéra de Nancy se trouve sur la place Stanislas, en l’honneur de Stanisław Leszczyński, beau-père de Louis XV, duc de Lorraine et élu deux fois Roi de Pologne au cours du premier XVIIIe siècle.

Nietsche aurait sans doute été content d’entendre Manru, sorte de Carmen d’inspiration wagnérienne. Car cet opéra met deux mondes face à face : celui des paysans et celui des tsiganes. L’actualité brûlante du sujet nous prend à la gorge lorsque s’ouvre le rideau du deuxième acte, nous laissant sous le choc de la maisonnette du couple de héros taguée d’un « On est chez nous », rappelant de insultes d’autant plus actuelles que le maire de Saint-Brévin vient de démissionner à cause de tels actes racistes. L’utilisation – habile – d’un plateau tournant tout au long des trois actes, nous permet de découvrir un « Sale étranger », puis d’autres tags sa faisant plus nombreux (« Dehors ! ») qui résonnent de façon terrible. Car Manru est une œuvre contemporaine sur la haine de l’autre et son rejet.

Ulana la paysanne est campée par la formidable Gemma Summerfield, à la voix ample, ductile, jamais en force, aux pianissimos aériens, toujours en phase avec un personnage malmené par la vie, tour à tour poétique et rageuse, amoureuse ou désespérée. Elle est mariée au tsigane Manru dont elle a un enfant. Mais sa mère, Hedwig (Janis Kelly en demi-teinte), ne supporte pas cette mésalliance et renie sa fille. Seul le gnome Urok (impressionnant Gyula Nagy, tant par la voix que par le jeu de scène), amoureux transi, la soutient dans cet environnement si hostile qu’à la fin du premier acte, les paysans sont sur le point de lyncher Manru et chassent le couple devenu proscrit dans un moment de tension musicale portée à incandescence par la cheffe d’orchestre.

Le tsigane, que la mise en scène rend indécis, parfois faible, est chanté par Thomas Blondelle, dont l’entrée au premier acte montre quelques difficultés de tessiture mais que les deux actes suivants présenteront à son avantage dans un rôle exigeant par ses grands moments qui tirent vers le Heldentenor wagnérien. Le drame personnel que vit le couple tient à l’écart existant entre les deux amants. Ulana, amoureuse mais vivant « seule et abandonnée », au milieu de « misères et de tourments », n’est que trop consciente de l’éloignement de son mari. Sa mère n’a pourtant cessé de la mettre en garde : les tsiganes sont volages.

Le deuxième acte, le plus wagnérien de tous, commence par une introspection lyrique au cours de laquelle Manru constate l’amour de sa femme (« je suis tout pour toi ») mais aussi son détachement, son aspiration à un ailleurs, loin de ce qui est vécu désormais comme une captivité. Le son lointain d’un violon (impressionnant Arthur Banaszkiewitsz, dans ses deux interventions aux solos inspirés autant que diaboliques) le rappelle à ses origines. Déchiré, il vit si mal son mariage qu’il se décide à partir rejoindre ses amis de toujours. Ulana le pressentant (« c’est ma mort ») demande à Urok de lui confectionner un filtre d’amour – dont l’action n’a qu’un temps, mais permet à la musique de se fondre dans un remake du duo d’amour du Tristan wagnérien…

Le troisième acte est celui des tsiganes. Dans leur campement règne Oros, le chef (impeccable Tomasz Kumięga à la voix d’airain), amoureux d’Asa. Lucie Peyramaure incarne avec une voix chaude et une présence évidente la bohémienne qui n’a d’yeux que pour Manru de retour parmi les siens. Déchiré par son conflit intérieur (que Thomas Blondelle chante dans un monologue particulièrement prenant et habité), Manru se laisse finalement convaincre de rester. De rage, Oros part et laisse la charge de chef à Manru. Asa a gagné, croit-elle. Or, dans la maisonnette, Ulana réalise la perte de celui qu’elle aime et en meurt. Pour la venger, Urok traque Manru chez les tsiganes et le tue.

Dans la logique d’une coproduction avec l’Opéra de Bühnen Halle, au nord de Leipzig, la version choisie pour cette production est l’originale en allemand et non la polonaise.

La mise en scène de Katharina Kastening, attentive à chacun des protagonistes, souligne très intelligemment les contrastes et soigne le jeu d’acteurs comme les scènes de foule, portées par un chœur parfois inégal, mais toujours très engagé. Ce sont plusieurs protagonistes qui ont fait de cette soirée un grand moment: quatre chanteurs (Gemma Summerfield, Lucie Peyramaur, Gyula Nagy et Thomas Blondelle), un orchestre de Lorraine en grande forme et une cheffe d’un investissement de tous les instants. La battue claire permet de rattraper les quelques décalages avec le chœur mais surtout insuffle une énergie à l’action dramatique, un souffle épique dans les moments de grande tension d’une œuvre regardant résolument vers Wagner.

Cette soirée ne cessera de résonner longtemps, par cette redécouverte, par ces souvenirs musicaux et scéniques, comme par cette mise en garde sans cesse recommencée : cette étrange étrangeté de l’Autre, mène trop souvent à la haine. Manru est un opéra et une alerte.

Les artistes

Manru : Thomas Blondelle
Ulana : Gemma Summerfield
Urok : Gyula Nagy
Asa : Lucie Peyramaure
Oros : Tomasz Kumięga
Hedwig : Janis Kelly
Jagu : Halidou Nombre

Orchestre et choeurs de l’Opéra National de Lorraine, dir. Marta Gardolińska
Assistanat à la direction musicale : William Le Sage
Chef de chœur : Guilaume Fauchère
Mise en scène : Katharina Kastening
Assistanat à la mise en scène : Alixe Durand Saint Guillain
Dramaturgie : Boris Kehrmann
Scénographie, costumes : Gideon Davey
Lumières : Nathalie Perrier
Chorégraphie : David Laera

Le programme

Manru

Opéra en trois actes de Ignacy Jan Paderewski, livret d’Alfred Nossig d’après le roman Die Hütte am Rand des Dorfes de Józef Ignacy Kraszewski, créé à Dresde le 29 mai 1901.
Opéra de Nancy, représentation du vendredi 12 mai 2023