CARMEN à l’Opéra Comique – Lost in translation

2908e représentation de Carmen de Bizet à l’Opéra-Comique. 148 ans que l’héroïne inspirée de Mérimée est un parangon de modernité mais le public ne l’a toujours pas compris. Le metteur en scène Andreas Homoki va donc en remettre une couche et nous traduire tout cela dans un langage censément lumineux. Et, pour que tout le monde perçoive bien la subtilité du propos, la bohémienne va voyager dans le temps car oui, Carmen est LA femme de toutes les époques. Ça vous en bouche un coin, n’est-ce pas ? C’est surtout d’un ennui mortel. Ça tombe bien, et fort heureusement, Carmen meurt quand même à la fin. Ne poussons pas trop loin la modernité.

Logorrhée glossolalique

Au premier acte, nous sommes à l’Opéra-Comique, un premier rideau rouge et or le confirme. Tout commence à peu près bien. Un jeune homme d’aujourd’hui découvre la partition de Carmen abandonnée au milieu de la scène vide. Il l’ouvre, la musique démarre, nous voilà projetés en 1875 à la création de l’œuvre. Carmen, Escamillo et Micaëla apparaissent en costumes de scène. Les bourgeois de l’époque vont s’encanailler à jouer le chœur et à commenter l’action sans finesse. On le sait, le bourgeois est rustaud et pervers. Micaëla en sera pour ses frais. La bourgeoise, elle, trop engoncée dans ses robes, ne demande qu’à se mettre en jupons. Les enfants vont déshabiller (tiens donc…) notre jeune homme perdu dans ces évènements. On lui refile un costume. Il sera Don José. Le concept intéresse et interroge.

Deuxième acte. Nous sommes maintenant à l’envers du décor. Nouveau rideau. Nous faisons mine de comprendre que le temps a passé en remerciant la brochure du spectacle de nous éclairer sur les subtilités de la mise en scène. L’action suit son cours. À essayer d’assimiler la trame, on cherche l’histoire.

Le troisième acte fait de la Résistance. Portes en fond de scène. Neige qui tombe. Nous voilà pendant la seconde guerre mondiale. Carmen lutte avec les autres. Enfin, elle fait surtout de la contrebande, mais c’est une femme de son temps alors ça va. On se demande s’il y aura un nouveau rideau, on admire encore une fois les costumes. Nous venons de perdre le drame.

Au quatrième acte, rideau à paillettes. Nous sommes aujourd’hui, même si ça ressemble plus à une fête des années 80 (1980) à Berlin. Cotillons, confettis et télé vintage. Nous regardons le spectacle, consternés. Carmen meurt. Fin de l’histoire. Trois heures d’un flot ininterrompu d’idées, d’images, de costumes, d’effets lumineux, de rideaux censés nous parler, nous expliquer, nous assener l’implacable modernité de Carmen et qui nous auront fait sombrer dans l’ennui le plus profond.

Adieu notre petite table… Et bonjour les chaises.

La direction d’acteurs aurait pu faire vivre le drame mais seuls Carmen et Don José semblent avoir profité de la modernité du regard d’Andreas Homoki. Carmen sera une femme de caractère, donc dure et implacable. Elle passera son temps à jeter Don José au sol et gardera une froideur certaine à l’égard de ses camarades d’aventures, et notamment envers Mercedes et Frasquita. Pas question de sororité dans cette histoire. Évitons également la sensualité. La femme libre ne s’encombre pas de tout cela. Oublions également que Mercedes, Frasquita et Micaëla sont des personnages féminins plus subtiles qu’il n’y parait. Le metteur en scène les abandonne à leur sort. Micaëla surnage avec brio par les seules qualités de son interprète.

Quelques années après la création de Carmen, une autre héroïne beaucoup moins libre chantera sur les planches de l’Opéra Comique : « Adieu notre petite table… ». Notre Carmen lui aurait répondu : « Console-toi Manon, je te prête ma chaise si tu veux… ». Enfin, quand elle aura fini de s’en servir aux deux premiers actes, car la chaise semble être un moyen d’affirmation de son tempérament, et c’est assise qu’elle nous délivrera ses airs les plus célèbres. Étonnamment, au troisième acte, elle préfèrera tirer les cartes debout, la femme moderne doit savoir faire fi du confort.

Face à elle, Don José, comme tous les hommes de 2023 – et de toutes les époques d’ailleurs – est et reste un crétin puéril et niais. Il est violent parce qu’il est bête et immature. Un homme intelligent ne ferait jamais de mal à une femme, c’est bien connu. Andreas Homoki a bien raison, à bas la psychologie ! Pour que le spectateur comprenne bien la portée de l’œuvre, soyons disruptif. Et pour que le public – forcément coupable de quelque chose – assume ses responsabilités, rallumons les lumières dans la salle pendant le spectacle et mettons-le face à ses fautes.

Saluons également ces effets d’éclairages de scène façon cabaret qui ne manquent jamais de faire retomber l’action.

Reste la musique

Fort heureusement, l’œuvre de Bizet est assez puissante et signifiante pour éviter le naufrage. À la tête de l’Orchestre des Champs-Élysées, Louis Langrée, s’il ne réussit pas toujours à créer le drame que la mise en scène oblitère, apporte au moins quelques couleurs et subtilités. Attentive aux détails de la partition et à la clarté des lignes musicales, sa lecture de Carmen restera tout au long de la soirée polie et bien tenue, même si quelques débordements expressifs n’auraient pas été pour nous déplaire. D’expressivité, la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique n’en manque pas, le texte prenant parfois le pas sur l’orthodoxie vocale.

Gaëlle Arquez est une magnifique Carmen. La froideur du personnage ne nous permet pas toujours de percevoir sa conception personnelle du rôle, mais la voix de la mezzo-soprano, toute en satin et velours, est un modèle de ligne, de rigueur vocale et d’attention aux mots. En Don José, Frédéric Antoun ne manque pas de vaillance. Même si le personnage dessiné par Andreas Homoki est difficile à défendre, le ténor fait preuve d’une implication de tous les instants et délivre un air de la Fleur poétique et habilement construit.

Jean-Fernand Setti est un Escamillo efficace à la voix bien projetée, le personnage jovial et sympathique ne manque pas d’ampleur. En Frasquita et Mercedes, Norma Nahoun et Aliénor Feix peinent malheureusement à exister. Les qualités des deux interprètent ne sont nullement en cause, mais la pauvreté des personnages dessinés par le metteur en scène et la rapidité des tempi des ensembles dans lesquelles elles s’expriment ne leur permettent que très rarement de faire valoir leurs talents. Il faudra aller ailleurs pour mieux apprécier les belles couleurs d’Aliénor Feix et la pétillance de Norma Nahoun. Une autre Carmen peut-être…

François Lis réussit par son habituelle présence à tirer son épingle du jeu en Zuniga. Le beau chant de Jean-Christophe Lanièce permet au personnage de Moralès de vivre par cette seule qualité. Matthieu Walendzik et Paco Garcia sont des Dancaîre et Remendado qui ne manquent pas d’énergie et de caractérisation vocale, mais à l’instar de Mercedes et Frasquita, le spectacle ne leur permet pas d’exister pleinement.

Viva le chœur, Viva Micaëla !

Elbenita Kajtazi en Micaëla est une heureuse surprise et un vrai rayon de soleil. Est-ce dû à Andreas Homoki ou au seul tempérament de la soprano ? Elle parvient en tout cas à faire vivre sa jeune villageoise de façon étonnante. La baiser de la mère donné au fils Don José surprend par sa fougue et prête à sourire, mais ses duos et surtout son air « Je dis que rien ne m’épouvante » réussissent à eux-seuls à nous réinscrire dans le drame qui se joue. Cette façon de se donner totalement au chant, de parvenir à nous faire croire qu’elle existe comme si elle créait la musique au moment où elle l’interprète, est le signe d’une belle et grande artiste. Et si c’était elle la femme la plus libre de cette Carmen ?

Osons dire que sans le chœur, cette Carmen n’existerait pas. Le chœur Accentus est de tous les tableaux. Décors et personnages, il est tout cela à la fois. Les artistes du chœur apportent surtout une vraie énergie à la lecture obscure et terne d’Andreas Homoki. C’est par eux que les tableaux vivent et existent. Toujours scrupuleusement préparé par Christophe Grapperon, Accentus fait valoir son habituelle virtuosité harmonique sans manquer de la puissance nécessaire à l’expression. Du grand art !

Au rideau final, l’œuvre rencontre son habituel succès. Quant à la traduction de Carmen par Andreas Homoki en un langage universel, elle nous aura perdu.

Retrouvez cette production de Carmen à partir du 21 juin sur Arte Concert

Les artistes

Carmen : Gaëlle Arquez
Don José : Frédéric Antoun
Micaëla : Elbenita Kajtazi
Escamillo : Jean-Fernand Setti
Frasquita : Norma Nahoun
Mercédès : Aliénor Feix
Zuniga : François Lis
Moralès : Jean-Christophe Lanièce
Le Dancaïre : Matthieu Walendzik
Le Remendado : Paco Garcia
Mère de Don José : Sylvia Bergé, Sociétaire de la ComédieFrançaise
Figurants : Hugo Collin, Wadih Cormier, Côme Fanton d’Andon, Yvon-Gérard Lesieur

Orchestre des Champs-Élysées, dir. Louis Langrée
Cheffe de chant : Marine Thoreau La Salle
Chœur accentus, chef de chœur : Christophe Grapperon
Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique, direction artistique Sarah Koné
Cheffe de chœur de la Maîtrise Populaire : Clara Brenier
Mise en scène : Andreas Homoki
Collaboration à la mise en scène : Arturo Gama Terrazas
Décors : Paul Zoller
Costumes : Gideon Davey
Lumières : Franck Evin
Assistante costumes : Lena Winkler-Hermaden

Le programme

Carmen

Opéra-comique en 4 actes de Georges Bizet, sur un livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d’après la nouvelle de Prosper Mérimée. Créé en 1875 à l’Opéra-Comique.
Opéra Comique, représentation du mercredi 26 avril 2023.