BASTARDA : le destin tragique et musical d’Elisabeth Ire porté (triomphalement) sur la scène de la Monnaie

Bastarda ou le triomphe du Donizetti serio à Bruxelles.

Un spectacle fort et intelligent, signé Olivier Fredj, sur des musiques de Donizetti trop rarement entendues.

Soyons honnête : on s’attendait à une sorte de concert plus ou moins mis en espace, qui aurait essentiellement permis de combler notre frustration de ne quasi jamais entendre en France le Donizetti serio – à l’exception bien sûr de la sempiternelle Lucia, et de quelques rares versions de concert ou récitals offerts de temps en temps par le T.C.E. Eh bien nous avions tout faux ! C’est au total un spectacle d’une très grande richesse qu’a proposé la Monnaie de Bruxelles, la création d’une véritable œuvre originale, construite à partir d’extraits d’ouvrages préexistants (la fameuse trilogie Tudor de Donizetti – Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux – à laquelle vient s’ajouter la rarissime Elisabetta al castello di Kenilworth), entrecoupés de scènes parlées. Le résultat ? Une vaste fresque (pas loin de 6 heures de spectacle en deux soirées !) recomposant le destin d’Elisabeth Ire, de son enfance tourmentée (sa mère Anne Boleyn est exécutée alors qu’elle a à peine trois ans) à ses dernières années, marquées par son idylle avec Robert Devereux, et sa mort – qui ouvrit la voie à la dynastie des Stuart. On n’ose imaginer le nombre d’heures de travail qu’il aura fallu au metteur en scène Olivier Fredj, concepteur du spectacle et auteur, avec Yann Apperry, des textes parlés, ainsi qu’au chef Francesco Lanzillotta – qui non seulement dirige mais a également réalisé certains arrangements et composé certaines pages – pour parachever cette création. Le résultat est à la hauteur des efforts déployés : l’ensemble constitue une tragédie dense, palpitante, faisant alterner, comme chez Shakespeare – ou l’opéra baroque – humour, drame et tragédie, tenant en haleine un public dont l’attention ne se relâche jamais, et qui explose littéralement d’enthousiasme au rideau final ! Le spectacle est beau, émouvant : dans une scénographie très épurée (où les vidéos, sobres, tiennent le plus souvent lieu de décor), les chanteurs-acteurs, avec le soutien de quelques accessoires, des belles lumières de Urs Schönebaum et des très beaux costumes de Petra Rheinhardt), campent avec conviction les protagonistes des divers drames traversés par la fille d’Henri VIII, auxquels les partitions de Donizetti apportent un contrepoint musical saisissant. Bravo à Francesco Lanzillotta pour sa direction précise et amoureuse. Si, ici ou là (le « Va ! La morte sul capo » de Roberto Devereux, par exemple) les forces de la Monnaie – au demeurant excellentes ! – auraient mérité d’être fouettées un peu plus vigoureusement, la direction du chef italien ne connaît aucun temps mort et maintient constamment la tension dramatique, tout en étant particulièrement attentif à la teneur poétique des cantilènes parfois dignes de Bellini que le compositeur bergamasque réserve à ses héroïnes.

Aucune faiblesse dans la distribution. Saluons en premier lieu Nehir Hasret, formidable de justesse et de sensibilité (mais aussi d’endurance !) dans son incarnation d’Elisabetta enfant. Dans les seconds rôles, Luca Tittoto (Enrico) et Valentina Mastrangelo (Amy Robsart) font valoir de beaux timbres expressifs portés par un style idoine. Le choix du contreténor David Hansen pour incarner Smeton peut être contesté sur le plan philologique. Le chanteur australien s’acquitte malgré tout fort habilement de sa tâche, et se révèle par ailleurs un excellent comédien : tout comme Gavan Ring (un Cecil « ténor », aux interventions bien maîtrisées), il est presque constamment présent sur le plateau et déroule avec son confrère le fil conducteur de l’intrigue, s’adressant tantôt à la reine elle-même, tantôt au public, largement pris à partie par rapport au drame auquel il assiste. Bruno Taddia chante assez peu, mais il remporte un succès mérité dans l’air de Nottingham (Roberto Devereux), chanté avec conviction et phrasé avec goût. Raffaella Lupinacci prête à Giovanna Seymour et Sara sa voix puissante à l’aigu particulièrement facile. Les deux ténors font entendre des voix très différentes et très complémentaires, Enea Scala jouant plus sur la virilité et l’énergie (avec un médium particulièrement large et des aigus arrogants), Sergey Romanovsky privilégiant la tendresse et le registre élégiaque (avec un « O tu che m’ivolasti » – Roberto Devereux – extrêmement touchant).  

On pouvait craindre que les moyens de Lenneke Ruiten (déjà applaudie en ces lieux dans Les Huguenots) ne soient un peu frêles pour le rôle de Marie Stuart. Il n’en est rien : l’émission manque peut-être un peu d’ampleur pour le redoutable « Nella pace del mesto riposo » ; mais le reste du rôle est parfaitement assumé, et une technique aguerrie et une belle maîtrise du legato lui permettent de délivrer un fort beau « Oh nube! Che lieve per l’aria ti aggiri » et surtout une superbe prière empreinte d’émotion lors du second soir. Salome Jicia entame plusieurs fois les premières phrases du « A dolce guidami » d’Anna Bolena, qu’elle chante tout comme une comptine, tel un fantôme venu consoler sa fille des souffrances qu’elle endure et qui ne lui rappellent que trop les siennes passées. Lors de la seconde soirée, l’occasion lui est enfin donnée de la chanter dans son intégralité, et elle y déploie un timbre dense, richement coloré, émaillant la ligne de chant de belles nuances conférant à cette cantilène toute l’émotion requise. À Francesca Sassu échoit l’honneur de faire revivre l’héroïne éponyme d’Elisabetta al castello di Kenilworth, à qui elle prête une voix chaleureuse, de qualité égale sur tout l’ambitus. Pour Bastarda II, c’est Myrtò Papatanasiu qui incarne Elisabeth : elle se montre à ce point convaincante dans ce répertoire (maîtrise technique, respect du style, sensibilité) qu’on se demande pourquoi les théâtres ne songent pas plus souvent à l’engager dans des rôles belcantistes. Faisant preuve d’une endurance incroyable (elle enchaîne coup sur coup le « Vivi, ingrato » de Roberto Devereux, la mort d’Elisabetta puis celle de Maria Stuarda – qui, dans ce spectacle, échoit curieusement à Elisabeth – avec une endurance étonnante… et un sens de l’émotion tragique qui lui font recueillir une spectaculaire ovation. Espérons que cette expérience parfaitement réussie suscitera de nouveaux engagements de Myrtò Papatanasiu dans le répertoire belcantiste.

Espérons aussi que ce spectacle fort et intelligent fasse l’objet de reprises – et qu’il contribue à rappeler aux directeurs de salles que Lucia, Don Pasquale et L’Elixir d’amour ne sont que trois opéras parmi les quelque 70 composés par Donizetti !

Les artistes

Elisabetta : Francesca Sassu (Bastarda I) & Myrtò Papatanasiu (Bastarda II)
Anna Bolena : Salome Jicia
Leicester : Enea Scala
Enrico : Luca Tittoto
Giovanna Seymour & Sara : Raffaella Lupinacci
Amy Robsart : Valentina Mastrangelo
Maria Stuarda : Lenneke Ruiten
Roberto Devereux : Sergey Romanovsky
Nottingham : Bruno Taddia
Smeton : David Hansen
Cecil : Gavan Ring
Elisabetta enfant : Nehir Hasret

Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie
Direction musicale & arrangements musicaux : Francesco Lanzillotta
Chef des chœurs : Giulio Magnanini
Académie des chœurs de la Monnaie, s.l.d. de Benoît Giaux
Concept artistique, script & mise en scène : Olivier Fredj
Adaptation & dialogues : Yann Apperry & Olivier Fredj
Décors & éclairages : Urs Schönebaum
Costumes : Petra Reinhardt
Vidéo : Sarah Derendinger
Chorégraphie : Avshalom Pollak
Collaboration artistique : Cecilia Ligorio
Dramaturgie : Marie Mergeay

Le programme

Bastarda I & Bastarda II 
Extraits de Roberto Devereux, Maria Stuarda, Elisabetta al castello di Kenilworth, Anna Bolena.

Bruxelles, La Monnaie, représentations des samedi 1er et dimanche 2 avril 2023