Les Contes d’Hoffmann à la Scala de Milan : le compte n’y est pas (tout à fait)…

Des Contes d’Hoffmann en demi-teinte à la Scala de Milan

On espérait beaucoup de cette nouvelle production conçue par Davide Livermore. Au final, le spectacle ne convainc pas totalement… et musicalement, la moisson est mitigée.

Le difficile « après-Carsen »

La mise en scène des Contes d’Hoffmann par Robert Carsen, reprise très régulièrement depuis sa création il y a plus de vingt ans, est certes très intelligente. Elle est pourtant loin d’être la seule lecture possible de l’œuvre, et présente le défaut d’avoir comme tétanisé la plupart des autres salles françaises – notamment parisiennes – et paralysé l’imagination des metteurs en scène. Aussi est-on toujours très impatient de découvrir, fût-ce hors de nos frontières, une nouvelle version scénique du chef- d’œuvre d’Offenbach, d’autant que les dernières tentatives, par exemple à New York (Bartlett Sher), Munich (Richard Jones), Berlin (Barrie Kosky) ou Bruxelles (Warlikowski) n’ont, au mieux, que partiellement convaincu.
Cette fois-ci, c’est Davide Livermore qui s’y colle, dans une frénésie de spectacles assez hallucinante : La Bohème à Valence en décembre, Le Barbier de Séville à Bari en janvier, Aida à Rome en février, Doktor Faust et La Traviata, toujours en février, à Florence, Tosca en février/mars à Gênes, avant la reprise de son Macbeth scaligère en juin prochain !
Le livret de Jules Barbier, beaucoup moins mauvais qu’on ne le dit souvent, se prête à moult interprétations et lectures plus ou moins intellectualisantes, parfois tout à fait excitantes (Py à Genève, Carsen à Paris) ; parfois nettement moins (Warlikowski à Bruxelles). Allait-on cette fois-ci, avec le metteur en scène turinois, renouer avec le plaisir simple, naïf – et devenu si rare – d’en prendre plein les yeux, de rire, d’avoir peur, d’être touché autant (sinon plus) que stimulé intellectuellement ? Non que Davide Livermore ne soit pas un metteur en scène qui réfléchisse, loin de là ! Mais ses lectures refusent, en principe, le parti pris systématique de l’extrême dénuement (un plateau nu avec cinq chaises et trois portes blanches) ou de la laideur (le fond d’une piscine en pleine vidange ou un squat envahi par tout ce que notre société a pu engendrer de laissés pour compte…). Ses lectures prennent le plus souvent corps dans des scénographies surprenantes que viennent rehausser des vidéos originales et parfois impressionnantes de D-Wok (voyez le récent Macbeth proposé précisément à la Scala). Autant d’éléments qui, a priori, pouvaient servir au mieux la dimension surnaturelle d’une œuvre que ses auteurs ont qualifiée d’« opéra fantastique ».

Scéniquement, demi-réussite – ou demi-échec

Las, ce spectacle n’est, de notre point de vue, qu’une semi-réussite… Pour quelques tableaux séduisants et/ou intéressants (les interventions du Théâtre d’ombres de la Compagnia Controluce sont plutôt réussies ; la bougie que tient Antonia pendant son air, qui s’envole – telle la tourterelle… – comme par magie pour voler jusqu’au-dessus des spectateurs de l’orchestre avant de regagner les mains de la chanteuse ; la poupée Olympia, qui apparaît réellement « désarticulée » ; le retour des trois héroïnes lors du finale), il faut aussi compter nombre de procédés lassants par leur côté systématique : la présence quasi continue de figurants (représentant tantôt les « suppôts de Satan », tantôt les doubles des personnages du drame) ; les incessants « lâchers de rideaux » qui tombent des cintres pour recouvrir telle ou telle partie de la scène ; et surtout ce tapis roulant à l’avant-scène : les effets scéniques intéressants perdent de leur efficacité au fil du spectacle, et surtout occasionnent un bruit disgracieux venant plus d’une fois couvrir la musique… Les funérailles d’Hoffmann, qui apparaît couché dans son cercueil pour « revivre » in fine grâce à son art (pendant l’apothéose finale) n’apportent pas grand-chose de plus que ce que disent le texte et la musique ; enfin, plusieurs éléments de la mise en scène sont restés pour nous assez opaques (la relation entre Pitichinaccio et Giulietta par exemple, ou encore le fait que tout le monde – Olympia, surtout – menace tout le monde d’un révolver au cours du spectacle…). Le fait de faire recouvrir tout le parterre du théâtre  d’un immense voile pour représenter visuellement l’élément aquatique évoqué par l’introduction de la Barcarolle est quant à lui une fausse bonne idée : outre le fait qu’il empêche les spectateurs de l’orchestre de voir ce qui se passe sur scène, le bruit du piétinement des figurants envahissant le théâtre pour déployer le voile couvre malencontreusement la délicate musique orchestrale d’Offenbach. Si l’on ajoute à cela le fait que le spectacle, visuellement, nous a paru moins séduisant que ce que proposent habituellement Livermore et son équipe, on comprendra que, décidément, le compte n’y était pas pour ces nouveaux Contes

Une version contestable

Musicalement, la moisson se révèle quelque peu inégale. Les forces de la maison remportent un beau succès, mais nous avons préféré l’orchestre, précis et nuancé, aux chœurs, impliqués mais plus d’une fois un peu « brouillons », avec d’assez nombreux petits décalages. La direction de Frédéric Chaslin propose parfois certains tempi un peu lents ; mais elle se révèle particulièrement attentive aux pages tendres et lyriques de l’œuvre, ce qui n’est pas pour nous déplaire, et veille à préserver le délicat équilibre de cette œuvre hybride, participant tantôt de l’opéra-comique, tantôt du grand opéra (surtout dans une telle salle, avec un tel orchestre, et en l’absence quasi-totale de dialogues), tantôt… de la comédie musicale, lorsque Nicklausse, avant sa romance du III, fredonne quelques phrases  (extraites de la romance « Ô rêve de joie et d’amour » qu’Offenbach avait prévue pour l’acte d’Olympia) sur un ton et avec une voix qui auraient tout à fait leur place dans un cabaret parisien ! Ce n’est d’ailleurs pas la seule petite liberté que l’on s’est permise avec la partition : le prélude orchestral du II, pourtant prévu par Offenbach, est non seulement maintenu mais même joué deux fois ; c’est Stella qui chante la ligne principale de la reprise de « Des Cendres de ton cœur » ; et l’orchestre, après cette Apothéose heureusement préservée, reprend fortissimo le motif de « Luther est un brave homme », refusant à l’œuvre de se clore sur la belle envolée lyrique et poétique qui arrache pourtant salutairement les personnages à l’ambiance triviale de la taverne de Luther…
Mais ce n’est pas ce qui contrarie le plus : de fait, la version retenue correspond peu ou prou à celle que nous fait entendre la production de l’Opéra de Paris depuis 2000 – et qui constitue le principal point faible du spectacle parisien. Si les actes I et II prennent plus ou moins en compte les découvertes musicologiques (déjà anciennes !) qui, notamment, redonnent à la Muse son importance première, confient à Coppelius un « J’ai des yeux » dont le rythme et la mélodie ont la trivialité des couplets d’un bonimenteur et permettent à Hoffmann de chanter son bel « Ange du Ciel », dès l’acte III, tout se passe comme si les choses n’avaient (presque) pas évolué depuis Choudens, avec qui plus est des coupures inexplicables : passe encore pour le second couplet de la chanson bachique, mais supprimer « Un rayon de flamme pare ta beauté » (second couplet du duo d’amour entre Hoffmann et Antonia), et surtout la reprise du trio Antonia/Miracle/Hoffmann ainsi que celle du duo entre Giulietta et Hoffmann sont de vrais crimes de lèse-Offenbach.

Un bilan vocal inégal

Vocalement, Vittorio Grigolo épate par l’extrême fraîcheur de la voix, la grande clarté du timbre, la qualité mieux que correcte de sa prononciation et bien sûr son total engagement vocal et scénique. Il arrive un peu fatigué en fin de représentation (au point de s’emmêler les pinceaux – ou les notes – dans la conclusion de ses couplets bachiques et de paraître légèrement en retrait lors du septuor apocryphe de l’acte de Giulietta). Mais n’est-ce pas le cas de quasi tous les ténors tentant l’aventure de ce rôle particulièrement long et exigeant ?…

Luca Pisaroni effectue une belle quadruple performance en chantant tout à la fois Lindorf, Coppelius, Miracle et Dapertutto. Vocalement, le registre aigu semble dorénavant bien fragilisé (impossible dans ces conditions de conférer à la redoutable phrase de Miracle : « Oui c‘est son âme qui  t’appelle », où le chanteur passe en une phrase du Si bémol grave au Fa aigu, toute l’autorité requise), mais la voix a conservé ses qualités de couleurs et de projection sur le reste de la tessiture, et l’incarnation scénique est pleinement convaincante.

Parmi les seconds rôles, Yann Beuron, très en voix ce soir-là, est bien sûr le plus idiomatique, avec également François Piolino qui, dans le quadruple rôle des valets, amuse sans en faire trop – et contourne habilement les aigus de l’air de Franz, un peu difficiles à atteindre… Alfonso Antoniozzi est un Luther convaincant et compense, en Crespel, ce que le timbre peut présenter de relative usure vocale par des accents d’une belle humanité. Nestor Galván et Hugo Laporte, enfin, se distinguent par leurs belles interventions en Nathanaël et Schlemil.

Côté féminin, Federica Guida crée la surprise en Olympia et remporte un beau succès, sans nous convaincre totalement que le rôle soit vraiment fait pour elle : la voix nous paraît presque trop ample, trop « dramatique » pour ce rôle de poupée, et si la virtuosité est au rendez-vous, elle ne présente pas ce caractère presque trop « parfait » que l’on est en droit d’attendre, avec des notes piquées qui pourraient gagner en précision et un trille quasi absent. La chanteuse n’en demeure pas moins intéressante et mérite d’être réentendue dans un autre répertoire. Eleonora Buratto est une émouvante Antonia, touchante dans le duo d’amour comme dans sa révolte contre Miracle lors du trio avec la Mère, mais semble un peu gênée par la prononciation du français, encore parfois un peu imprécise. Quant à Francesca di Sauro, elle fait son possible pour donner corps à une Giulietta qui, avec un duo largement amputé et un air – splendide – supprimé (forcément, puisque le rôle est, comme autrefois, distribué à une mezzo !) voit sa partie, et donc l’impact dramatique qu’elle est censée produire, drastiquement réduits…
En termes d’équilibre entre clarté du français, adéquation vocale au rôle, sensibilité, et respect du style, c’est finalement Marina Viotti qui tire le mieux son épingle du jeu, avec notamment une romance, à l’acte III, superbement phrasée – et qui verra la chanteuse remporter l’un des plus beaux succès de la soirée.

Peut-être, finalement, notre relative déception s’explique-t-elle dans les espoirs que nous avions placés en cette soirée, certes pas indigne mais qui n’a pas porté tous les fruits qu’on pouvait espérer.

Les artistes

Hoffmann : Vittorio Grigolo
Lindorf/Coppélius/Miracle/Dappertutto : Luca Pisaroni
Andrès/Cochenille/Frantz/Pitichinaccio : François Piolino
Spalanzani : Yann Beuron
Nathanaël : Nestor Galvan
Hermann/Schlemil : Hugo Laporte
Luther/Crespel : Alfonso Antoniozzi
Une voix : Alberto Rota
Olympia : Federica Guida
Antonia : Eleonora Buratto
Giulietta / une Voix : Francesca di Sauro
La Muse / Nicklausse : Marina Viotti
Stella : Greta Doveri

Orchestre et chœurs de la Scala de Milan, dir. Frédéric Chaslin

Mis en scène : Davide Livermore
Décors : Giò Forma
Costumes : Gianluca Falaschi
Lumières : Antonio Castro
Théâtre d’ombres : Compagnia Controluce 

Le programme

Les Contes d’Hoffmann

Opéra en 5 actes de Jacques Offenbach, livret de Jules Barbier d’après la pièce homonyme de Jules Barbier et Michel Carré (d’après Hoffmann), créé le 10 février 1881 à l’Opéra-Comique. 

Représentation du mardi 21 mars 2023, Scala de Milan.