L’opéra d’Avignon a trouvé sa tête de Turc : Guido Loconsolo triomphe dans une production enthousiasmante du Turco in Italia

Il Turco in Italia à l’Opéra Grand Avignon

Déjà vu à Monte-Carlo où Jean-Louis Grinda l’avait proposé en 2022, ce spectacle élégant et intelligent revient pour deux dates sur la scène avignonnaise avec un plateau de voix rossiniennes en partie renouvelé. Un rendez-vous immanquable pour tout amateur gourmand d’opéra-bouffe.

Silence, on tourne.

Moins aimé que son proche parent L’italiana in Algeri dont on croit souvent – à tort – qu’il est une simple resucée, Il Turco in Italia compte pourtant au nombre des livrets rossiniens les plus originaux et Maria Callas ne s’y est pas trompée, qui n’aborda jamais sur scène le rôle d’Isabella (c’eût sans douté été possible, notamment au tournant des années 60, alors qu’elle abordait certains rôles de mezzo et chantait fréquemment le rondo final de Cenerentola en concert), lui préférant celui de Fiorilla qu’elle chanta à Rome dès 1950, puis à Milan en 1955 dans une production de Franco Zeffirelli. Entre temps, la Divine avait gravé une intégrale du Turco sous la baguette de Gianandrea Gavazzeni, coffret maintes fois réédité que continuent de chérir les amateurs de bel canto en général et les aficionados du cygne de Pesaro en particulier.

L’intérêt du Turco in Italia, outre qu’il offre aux oreilles du spectateur un flot de mélodies rossiniennes de la plus belle eau, réside d’abord dans le livret de Felice Romani, d’une fulgurante modernité pour une œuvre créée en 1814 par un compositeur âgé d’à peine plus de vingt ans ! Un siècle avant Pirandello et Brecht, Rossini prend à bras le corps la problématique du quatrième mur et s’interroge, en musicien philosophe, sur le réalisme de l’art dramatique confronté à la réalité du monde quotidien. Salle et plateau ne sont-ils séparés que par un mur de verre ? Se regardent-ils en miroir ? Ce miroir déforme-t-il la réalité en la transposant sur scène ? Ce sont déjà toutes ces interrogations jamais entièrement solutionnées que pose Gioachino Rossini et dont s’empare le metteur en scène Jean-Louis Grinda avec une drôlerie derrière laquelle, toujours, pointe l’intelligence.

La pantomime imaginée pendant l’ouverture de l’opéra plante le décor : ce Turco in Italia voit son intrigue transposée au temps du cinéma muet, dans les studios d’Hollywood ou de Cinecittà. Prosdocimo est un réalisateur à succès qui présente à ses acteurs les premiers rushes de sa nouvelle comédie mais les avis semblent mitigés… Si Don Geronio rit de bon cœur aux facéties fixées sur la pellicule, Fiorilla, star capricieuse comme une diva d’opéra, manifeste en revanche sa désapprobation à grand renfort de gesticulations et de roulement des yeux, selon les codes du cinéma des années 1920. Puisque sa comédienne le lâche, Prosdocimo doit remettre l’ouvrage sur le métier et trouver illico presto une nouvelle idée de scénario : c’est cette course contre la montre à la poursuite d’une bonne histoire à raconter que nous raconte ce Turco in Italia.

La réussite de cette mise en scène de Jean-Louis Grinda tient à la parfaite cohérence de tout son propos d’un bout à l’autre du spectacle avec, en filigrane, l’éternelle question jamais résolue : est-ce l’Art qui imite la Nature ou la Nature qui se plie aux injonctions de l’Art ? Le dramaturge monégasque laisse malicieusement sa réponse en suspens et l’on ne saura jamais vraiment si Prosdocimo mène son monde à la pointe de son crayon ou s’il est au contraire toujours à courir derrière la réalité pour la fixer dans ses carnets. Lorsqu’il use de sa plume pour diriger les personnages du drame dans un scintillement de paillettes dorées, comme s’il leur jetait des sorts, on serait tenté de croire que c’est lui qui tire les ficelles de toute l’histoire mais il arrive aussi que l’intrigue outrepasse les desiderata de Prosdocimo et qu’il lui faille rectifier le cours du récit en inventant de nouveaux rebondissements. La permanence de cette ambiguïté est un des points forts du spectacle qui, dès lors, demeure en déséquilibre perpétuel et s’amuse à déjouer les attentes du spectateur, à l’image de la musique pétillante de Rossini.

La seconde excellente idée de Jean-Louis Grinda est de ne pas proposer au public un spectacle achevé, figé, mais de donner à voir l’illusion comique en train de se faire, comme on assisterait, fasciné, à une réaction chimique. Pour ce faire, le metteur en scène se fait saltimbanque et va puiser dans tout le répertoire des artifices théâtraux pour donner corps à son spectacle. Tapis roulants qui permettent aux personnages d’apparaitre et disparaitre comme s’il s’agissait de travellings cinématographiques, toiles peintes qui tombent des cintres, ombres chinoises, calicot de tissu bleu agité à bras d’hommes pour créer l’illusion de la mer ou perspective exagérée des décors de carton-pâte, tout fait sens et témoigne des invariants des arts de la scène depuis des siècles.

Décors et costumes sont parfaitement à l’unisson du propos. Du travail de Rudy Sabounghi, on retiendra surtout la jolie perspective d’architecture au deuxième acte, vertigineuse comme un dessin de Piranèse, et l’élégance de la toile peinte qui crée l’illusion du salon de Fiorilla. Une méridienne, quelques chaises dans le goût de Chippendale et un guéridon descendu des cintres suffisent, pour peu qu’ils soient choisis avec goût, pour convoquer tout un monde qui n’est pourtant pas là. Les costumes haute-couture de Jorge Jara participent du même miracle illusionniste. Parmi un vestiaire coloré, la coquette Fiorilla se taille la part du lion et s’offre même le luxe de changements de costumes à vue, troquant avec aisance une élégante robe jaune bouton d’or contre des pantalons bouffants à la turque taillés dans des soieries somptueuses. Robes à sequins pour la gitane Zaida, bottes de maroquin pour le Turc et chaussettes cardinalices pour le coquet Narciso, aucun accessoire n’a été laissé au hasard et la réussite du spectacle nait de l’addition de ces détails qui font sens.

Jeter une passerelle entre salle et plateau n’est pas une idée neuve mais le dispositif prend tout son intérêt lorsqu’il s’agit de semer la confusion entre l’illusion et la réalité, entre le spectacle et la vraie vie. C’est donc de la salle que les solistes entonnent le final « Rida a voi sereno il cielo » tandis que le chœur demeure sur scène et cherche en vain à empêcher le rideau de se fermer. Ultime clin d’œil de Jean-Louis Grinda au théâtre et aux arts de l’illusion en forme d’hommage proustien : et si la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’était l’opéra ? À l’aune de ses applaudissements, le public avignonnais composé pour partie de collégiens en semble en tout cas d’ores et déjà convaincu.

Fort comme un Turc

Les compositeurs qu’on pense à tort légers sont souvent les plus difficiles à servir. Combien de représentations de Rossini ou d’Offenbach tombent à plat faute d’une baguette suffisamment folle et rigoureuse à la fois pour restituer, le temps d’une représentation, la folle énergie de leur partition ?

En fosse, Miguel Campos Neto prend un plaisir communicatif à diriger Rossini de mémoire, sans partition sur son pupitre ! Déjà connu du public avignonnais pour qui il a dirigé Cavalleria rusticana et Pagliacci en 2020, le chef brésilien insuffle à ce Turco une énergie toute latine qui, très rapidement, coagule et entraine dans son sillage tout l’orchestre et le plateau. Pour réussir ce petit miracle, encore a-t-il fallu que l’Orchestre national Avignon-Provence se joue des difficultés de l’ouverture : les passages dévolus aux cuivres et aux vents exigent en effet des instrumentistes une dextérité inouïe et les premières minutes de la représentation flirtent plus d’une fois avec la Correctionnelle. L’alchimie advient cependant : d’abord tonitruants, les cuivres s’arrondissent tandis que les flûtes perdent de leur aigreur et se fondent dans une pâte orchestrale alerte et chatoyante. Si l’équilibre sonore entre fosse et scène demeure perfectible, le chef Miguel Campos Neto veille cependant au confort de ses solistes en allégeant systématiquement l’orchestre aux moments où les voix sont les plus sollicitées, quitte à lâcher les décibels dans les grands tutti qui ponctuent l’écriture rossinienne. C’est finalement un Rossini vivifiant, nerveux et racé que donne à entendre le Maestro, démontrant par-là que la vraie qualité d’un orchestre n’est pas seulement la somme des talents de ses pupitres mais surtout leur capacité à se fondre dans un élan qui conduit la partition à bon port.

Le Rossini de Miguel Campos Neto n’est pas seulement frivole et latin. Une partie de l’intérêt de sa direction d’orchestre est aussi de montrer tout ce que l’opéra-bouffe du début de l’ottocento doit à Mozart. Dans la partition du Turco, Rossini s’amuse à citer lui-même le final de Don Giovanni et c’est ce sillon que le Maestro s’efforce de creuser en enrichissant le continuo de clins d’œil à la marche turque et au chœur des janissaires de L’Enlèvement au sérail. Mais c’est surtout au milieu du second acte que le chef donne le mieux à entendre la filiation entre les enfants chéris de Salzbourg et de Pesaro : chanté a capella, porté sur un souffle angélique, le quintette du bal masqué « Deh ! seconda, amor pietoso » n’a jamais fait autant écho à l’anthologique trio des masques de Don Giovanni dont Richard Strauss disait qu’il donnerait toute sa musique pour en avoir composé quelques mesures.

En janvier 2022, la présence de Cecilia Bartoli sur la scène de l’opéra de Monte-Carlo dans le rôle de Fiorilla donnait tout son éclat à la création de cette production du Turco in Italia. Remontée à Avignon, elle aligne à présent un casting largement renouvelé et probablement mieux équilibré qu’en Principauté.

Giovanni Romeo et Josè Maria Lo Monaco étaient déjà de l’aventure monégasque et retrouvent un an plus tard à Avignon les rôles de Prosdocimo et de Zaida. C’est peu dire que le baryton-basse milanais est à son affaire dans le rôle du dramaturge en panne d’inspiration puisqu’après Monte-Carlo il l’a aussi interprété sur la scène de l’opéra de Vienne. Placé au cœur du dispositif de la mise en scène de Jean-Louis Grinda, Giovanni Romeo est omniprésent sur le plateau sans avoir pourtant le moindre aria pour mettre en valeur la souplesse et la rondeur de son instrument. Dans les ensembles où il joint sa voix à celles de ses partenaires, il réussit cependant à se montrer subtil rossinien, excellent acteur autant que bon chanteur. Sa dégaine de cinéaste poissard, le pull Jacquard fatigué mais l’œil toujours vif, est impayable et on reste épaté par l’énergie que l’artiste dépense dans des déplacements incessants sans que la qualité de son chant en soit altérée. Josè Maria Lo Monaco est tout aussi crédible que son partenaire en hétaïre échappée du sérail et devenue bohémienne sur les quais du port de Naples. De Zaida, elle a le timbre corsé, les aigus faciles et la souplesse nécessaire pour servir à la lettre l’écriture rossinienne. Alors qu’on l’a déjà entendu incarner l’an passé à Liège une Dona Elvira dramatique et passionnée, cette artiste originaire de Sicile révèle ici une vis comica très à-propos et se tire aussi bien des scènes bouffonnes où elle se crêpe le chignon avec Fiorilla que des moments plus intimes où la pureté de sa ligne de chant exprime idéalement son amour pour Selim.

Rossiniens, Gabriele Ribis et Patrick Kabongo le sont aussi, indubitablement. Le premier a, des barytons bouffes, la silhouette dégingandée qui prête naturellement à sourire et une agilité vocale qui fait merveille lorsqu’il s’oppose au Turc dans le duo du second acte « D’un bell’uso di Turchia ». Le personnage ridicule de mari jaloux qu’il compose avec une prothèse abdominale et une perruque mal peignée est aussi capable d’accents touchants et d’un beau legato dans le duo qui le réconcilie avec son épouse frivole.

Patrick Kabongo confirme quant à lui combien il compte dans la galaxie des ténors di grazia. Son aria « Tu seconda il mio disegno » constitue à ce titre un des points d’orgue de la soirée : interprété en même temps qu’un numéro de jonglage avec une canne à pommeau, ce morceau de bravoure permet à l’artiste de montrer une longueur de souffle, une clarté du timbre, une souplesse des vocalises et une pureté des aigus qui forcent l’admiration. Il est amusant que le public scolaire, largement présent dans la salle, ait eu plusieurs fois la tentation de manifester par des applaudissements son enthousiasme au cours de cet air : ces réactions spontanées témoignent en effet du prix du spectacle vivant et des émotions qu’il est seul capable de susciter.

© Michele Monasta

Habituellement réduit à la portion congrue, le rôle d’Albazar trouve en Blaise Rantoanina un interprète engagé et prometteur. L’idée en revient d’abord à la mise en scène de Jean-Louis Grinda qui fait de lui l’assistant du cinéaste Prosdocimo. Il est par conséquent de presque toutes les scènes, personnage de feu-follet hyperactif et souriant sans lequel le drame ne pourrait avancer. Lorsqu’il advient au second acte, « Ah ! sarebbe troppo dolce » se hisse alors au-dessus d’un simple aria di sorbetto et donne enfin la parole à un personnage important de l’histoire. On peut s’étonner que dans un opéra où dominent les voix graves Rossini ait enchainé l’un après l’autre deux airs pour ténor… La tentation est grande de les comparer.  Si le timbre de ce jeune chanteur malgache n’a pas encore l’éclat de celui de Kabongo et si la projection est encore un peu limitée, il démontre déjà une solide connaissance de la technique belcantiste et d’étonnantes facilités pour les vocalises. L’évolution naturelle de son instrument devrait très vite lui permettre d’endosser des rôles rossiniens plus conséquents.

© D.R.

Se glisser dans une production taillée sur mesure pour une chanteuse du calibre de la Bartoli a de quoi impressionner. Florina Ilie relève pourtant la gageure en proposant de Fiorilla un portrait vocal diamétralement opposé à celui de la diva romaine. Ni mezzo, ni soprano drammatico d’agilità, l’artiste aborde le rôle de l’épouse frivole avec les qualités de son beau timbre de soprano mozartien. Lorsqu’on a l’oreille habitué au timbre corsé de Maria Callas ou à celui, très opulent, de Cecilia Bartoli, la voix claire de Florina Ilie surprend d’abord et presqu’immédiatement séduit par la sincérité de l’interprétation, le contrôle du souffle et la précision des aigus sonores dont elle ponctue ses airs et les points d’orgue des ensembles. De Fiorilla, la chanteuse s’est incontestablement appropriée l’air mutin et l’aplomb. « Non si dà follia maggiore », qu’elle doit interpréter dès sa première apparition sur scène, est abordé comme un pendant rossinien de l’air du catalogue de Don Giovanni

Florina Ilie le délivre crânement, les épaules ceintes d’une amusante étole composée des photographies de ses amants. Qu’il s’agisse ensuite de ses duos avec Selim et Geronio, ou dans son dernier grand aria dramatique «Squallida veste, e bruna », la voix est toujours sous contrôle, solide dans le medium comme dans les notes plus tendues. À condition que les directeurs de théâtre songent à l’y engager, les rôles rossiniens pourraient très vite devenir un atout sur la carte de visite de cette jeune chanteuse qu’on souhaite rapidement réentendre.

© Zemsky Green Artists

Succédant à Adrian Sâmpetrean qui tenait le rôle du Turc dans les représentations monégasques de ce spectacle, Guido Loconsolo est incontestablement le grand triomphateur de la soirée et l’artiste dont la performance vocale comme scénique est apparue la plus aboutie. De Selim Damelec, sultan donjuanesque en villégiature en Campanie, le jeune artiste bergamasque a naturellement l’œil noir, la silhouette athlétique et la présence féline caractéristiques des séducteurs de tréteaux. 

Se jouant des codes de l’opéra-bouffe, il enjôle Forilla d’un sourire, calme Geronio d’un simple haussement de sourcil et conquiert immédiatement le public par le naturel de son jeu de comédien. Jouer et chanter dans sa langue maternelle sont des atouts évidents mais Guido Loconsolo y allie un art consommé du chant buffo et une grammaire rossinienne solide. Abordé d’abord à Liège au cours de l’automne dernier, le rôle de Selim lui va comme un gant et convient aux moyens d’une voix saine, chaleureuse dans les aigus et sonore dans le bas de la tessiture. Comparaison n’est pas raison mais on devine, lorsqu’on écoute attentivement cet artiste, que Samuel Ramey est au nombre des modèles dont il a le mieux fait son miel.

Préparé par Aurore Marchand, le Chœur de l’Opéra Grand Avignon ne boude pas son plaisir de collaborer à cette production et assume dignement les nombreuses parties composées pour lui par Rossini. Impeccable musicalement, il montre quelques hésitations dans ses placements et adopte par simplicité des poses un peu stéréotypées. Nul doute que d’infimes réglages corrigeront cela avant la représentation de dimanche.

La chaleur de l’accueil que le public avignonnais a réservé à ce spectacle semble avoir profondément touché les artistes et le directeur de la maison, Frédéric Roels. Elle démontre en tout cas qu’un théâtre de Région a tout à gagner à donner sa chance à de jeunes artistes lorsqu’il est en mesure de leurs offrir l’écrin d’une production qui privilégie l’intelligence plutôt que la provocation.

Les artistes

Selim:   Guido Loconsolo
Fiorilla:     Florina Ilie
Don Geronio:   Gabriele Ribis
Don Narciso:   Patrick Kabongo
Prosdocimo:   Giovanni Romeo
Zaida:   Jose Maria Lo Monaco
Albazar:   Blaise Rantoanina

Orchestre national Avignon-Provence et Chœur de l’Opéra Grand Avignon, dir.     Miguel Campos Neto

Mise en scène :   Jean-Louis Grinda
Décors :   Rudy Sabounghi
Costumes :   Jorge Jara
Lumières :   Laurent Castaing

Le programme

Il Turco in Italia

Opéra bouffe en deux actes de Gioachino Rossini, livret de Felice Romani. Créé le 14 août 1814 au théâtre de la Scala, à Milan.

Opéra d’Avignon, vendredi 3 mars 2023