Tristan und Isolde au Capitole : de flamboyantes prises de rôle

La représentation flamboyante de Tristan et Isolde de Wagner au Capitole s’appuie sur un maître d’œuvre wagnérien, Frank Beermann à la baguette. Le défi de réunir huit chanteurs en prise de rôle – dont Sophie Koch (Isolde) et Nikolai Schukoff (Tristan) – est une totale réussite, assumée par la direction du Capitole, tandis que la reprise de la mise en scène de Nicolas Joel confère une dimension mythique à la légende médiévale.

Amour ardent et philosophie tragique pour la légende celtique

Quelle est la nature des liens d’Isolde et de Tristan, entre assouvissement de leur désir et dépassement des codes de la chevalerie dans une Cornouaille médiévale ? Quelle expérience de l’humain faisons-nous, spectateurs en 2023 ? Dès l’audition du fameux Prélude, le motif de l’aveu, entrelacé à celui du désir, puis celui du regard enchevêtrent les nœuds de l’amour et de la mort selon l’influence métaphysique de Schopenhauer qui guide la genèse de Wagner (1859), auteur du poème de son drame. Dès lors, nous sommes dans l’état décrit par Baudelaire : « La musique parfois me prend comme une mer ».

Reprise par Emilie Delbée, la mise en scène de feu Nicolas Joel (2007, Capitole) s’attache à suggérer l’intemporalité et l’infinitude du mythe tristanien. Sans opter pour l’abstraction Wielandienne (Bayreuth), à mille lieux de l’illustration vidéaste du récent Tristan und Isolde à l’Opéra Bastille, la scénographie (Andreas Reinhardt) mise sur un austère symbolisme qui revisite le récit de la lyrique germanique (Minnesang). Sur le plateau nu, où la lumière et les astres nocturnes sont subtilement tamisés – lune en ascension au 1er acte, étoiles lors de la nuit d’amour, astéroïde suspendu sur Tristan mourant – les éléments sont suggérés, tel l’océan par des pans triangulaires qui oscillent au rythme de la traversée (1er acte). Loin des gestuelles de réalité (les coupes de philtre, l’épée et la torche électrique sont les seuls accessoires), les personnages interagissent sur un large échiquier, de manière métaphorique pour les duellistes, frontalement au public … et à la baguette du chef ! Intimement traversés par le désir individuel (pantomime du philtre d’amour) et sa pulsion tyrannique, les amants accèdent au statut de figures mythiques au fil des épreuves. Les seuls attouchements se limitent à l’irrépressible extase amoureuse (2e acte) et à la solidarité indéfectible du héros blessé et de son écuyer Kurwenal (3e acte). Cet acte cathartique, de résolution dans l’au-delà de la mort, s’avère le plus bouleversant, porté par une animation qui succède au statisme précédant : le pan triangulaire surélevé où Tristan agonise deviendra la proue d’où Isolde célèbre la transfiguration, flamme rouge découpée sur le fond lumineux. Dans ces sobres dispositifs menant du crépuscule vers la lumière, les protagonistes sont avant tout incarnés par leur chant, mais aussi reliés par un code de couleurs de costume : blanc pour le couple royal (Isolde, Marke) et le fidèle Kurwenal, noir pour le vassal Tristan, bleu pour les acteurs du drame (la suivante Brangäne et Melot le félon) tandis que le rouge est réservé à l’Amour (les chausses rouges d’Isolde sous sa blanche tunique révèlent son ardeur et préfigurent la robe du Liebestod).

Interpréter Wagner

Après le fabuleux Parsifal du Capitole (2020), Christophe Ghristi, directeur du Capitole, réunit les mêmes artistes, soit le chef allemand Frank Beermann, la mezzo Sophie Koch, le ténor Nikolai Schukoff et le baryton Matthias Goerne. Chef wagnérien (son exemplaire Ring du Stadttheater Minden), Beermann est indéniablement le maître d’œuvre de la représentation.  Avec discernement, il apporte une vision en arche du drame, depuis le douloureux Prélude creusé par le silence jusqu’à l’extatique Mort d’Isolde, en passant par l’interlude du 3e acte où s’exhale la détresse de Tristan. La gradation des nuances et des textures modèle le réseau des motifs signifiants avec clarté, y compris les contrastes (fanfares princières). Si nécessaire, le souffle orchestral fusionne avec celui du chant lors de climax d’une plénitude enivrante, tel le duo des amants. Pour autant, la qualité intrinsèque de soli instrumentaux est tout à l’honneur de l’Orchestre national du Capitole, dont le pupitre de violoncelles soyeux, l’entrelac de clarinette basse (Victor Guemy) avec la voix du roi, le plaintif solo de cor anglais (Gabrielle Zaneboni) annonçant la délivrance du héros via le chalumeau de berger. Aussi, lors des saluts, la montée de TOUS les musiciens sur le plateau est une reconnaissance de leur rôle dans la dramaturgie wagnérienne : le public toulousain les ovationne autant que les chanteurs.

Pour affronter ces rôles portant une tradition et une exigence au superlatif, la distribution s’avère optimale. En Tristan, le ténor autrichien Nikolai Schukoff ne fait pas oublier la candeur naturelle de son Parsifal pour aborder ce rôle écrasant. Timbre clair, attaques franches, son évolution dramatique le conduit à s’immoler à l’acte final : sa vaillance émeut, bien que les couleurs uniformes de l’aigu ne déclinent pas suffisamment la souffrance humaine qui hante son agonie. En revanche, le long duo d’amour des protagonistes ménage l’intensité de ses trois vagues, en connivence du discours orchestral. La section médiane (« O ewige Nacht ») cristallise l’émotion intime pour s’épanouir dans les paliers de l’embrasement final.

D’Ariane de Dukas à Kundry, puis à Isolde, la mezzo française Sophie Koch relève chaque défi en construisant une approche psychologique de chaque rôle. Si celui d’Isolde nécessite un soprano dramatique, l’artiste se situe dans les pas de son icone, Waltraud Meier, pour le grave corsé (le si du philtre de mort), pour ses couleurs caméléon qui approchent celles orchestrales et la tension qui qualifie tant l’intériorité d’une princesse rebelle que l’expansion du chant d’amour et du Liebestod libérateur. L’amplitude des aigus souverains et son altière beauté sont au rendez-vous, tandis que de menues défaillances dans le piano du médium sont imputables à la générosité de son engagement (un jour de première).

En officier de marine, le baryton basse Matthias Goerne (roi Marke) est de grande classe, notamment lors de la découverte des amants (« Dies, Tristan mir »). Son exorde sourd de la profondeur caverneuse d’une voix longue qui sait moduler (voix bientôt wotanienne ?). La dignité humaine qu’il confère au pardon (3e acte) est hélas minorée par son emplacement en fond de scène.

La mezzo Anaïk Morel (Brangäne) est une servante persuasive dans sa relation égalitaire avec Isolde (« Todestrank »), capable de planer par-dessus l’orchestre dans ses appels de guetteur (2e acte). Le fidèle Kurwenal devient un protagoniste de premier plan avec le baryton Pierre-Yves Pruvot, dont la projection éloquente s’appuie sur la prosodie germanique (duo avec Tristan, 3e acte).  Incarnant le berger et le jeune matelot, le ténor Valentin Thill convainc par son mordant vocal. Les prestations du fourbe Melot (Damien Gasti) et du pilote Matthieu Toulouse sont d’une pertinence appropriée, de même celle des chœurs en coulisse.

Si la production parisienne de Tristan a laissé notre rédacteur dubitatif, celle toulousaine accuse un prestige éminemment international. Pour goûter au philtre ou à « la nuit éternelle, nuit d’amour », certains pourront se rendre aux prochaines représentations des 1er, 4 et 7 mars 2023.

Pour aller plus loin :

Les artistes

Isolde : Sophie Koch
Tristan : Nikolai Schukoff
Le Roi Marke : Matthias Goerne
Brangäne : Anaïk Morel
Kurwenal : Pierre-Yves Pruvot
Le jeune matelot ; le berger : Valentin Thill
Melot : Damien Gastl
Le pilote : Matthieu Toulouse

Orchestre national du Capitole, dir. Frank Beermann
Chœur de l’Opéra national du Capitole, dir. Gabriel Bourgoin
Mise en scène : Nicolas Joel
Collaboration artistique : Emilie Delbée
Décors et costumes : Andreas Reinhardt
Lumières : Vinicio Cheli

Le programme

Tristan und Isolde

Action en trois actes de Richard Wagner, créée à Munich le 10 juin 1865
Théâtre du Capitole, Toulouse, représentation du dimanche 26 février 2023.