Le Doktor Faust de Busoni pour la troisième fois à Florence

Doktor Faust au Maggio Musicale Fiorentino : une très belle réussite scénique et musicale

Florence propose, pour la troisième fois, le Faust de Busoni : un très beau spectacle… devant un public trop clairsemé.

Un festival Faust à Florence !

Omniprésent Davide Livermore ! Récemment, il était à Turin pour Marie Stuart de Schiller ; il a également présenté Aïda à l’Opéra de Rome ; dans quelques jours, sa Tosca sera programmée au Carlo Felice de Gênes, puis elle sera immédiatement suivie des Contes d’Hoffmann à La Scala. Et il y a quelques jours encore, on pouvait assister à son Barbiere di Siviglia au Petruzzelli de Bari !

Ce Doktor Faust s’inscrit dans un festival que Florence consacre à Faust et Goethe, inauguré par la Faust-Symphonie de Franz Liszt interprétée par l’orchestre du Teatro del Maggio dirigé par Marc Albrecht. Il  y a quelques mois, la compagnie Venti Lucenti a présenté Schauspiel Faust (d’après Goethe) au théâtre Goldoni pour les scolaires, tandis que le quartier  de Rifredi s’est quant à lui souvenu du personnage légendaire par le biais de L’histoire tragique du docteur Faust de Christopher Marlowe.

Le dernier opéra de Busoni

Aujourd’hui, dans la grande salle du Teatro del Maggio, le  deuxième titre de la saison d’opéra est précisément l’œuvre de Ferruccio Busoni, un compositeur partagé entre deux identités, allemande et italienne, la première étant marquée par la musique instrumentale, la seconde par l’opéra. Doktor Faust opère une synthèse de ces deux personnalités et constitue sans doute son œuvre la plus ambitieuse : elle l’occupa pendant les douze dernières années de sa vie, jusqu’à sa mort en 1924, l’opéra restant inachevé. C’est son élève Philipp Jarnach qui le terminera l’année suivante, et il sera présenté au public le 21 mai 1925 à Dresde sous la direction de Fritz Busch. La découverte d’esquisses que l’on croyait perdues a permis au musicologue Antony Beaumont, en 1982, de compléter l’œuvre en ajoutant six minutes de musique aux deux derniers tableaux. Des deux versions, cependant, la première reste la plus largement utilisée, c’est d’ailleurs le cas actuellement à Florence.

La source littéraire première de l’opéra n’est pas tant la pièce de Goethe ou celle de Marlowe (à laquelle elle emprunte d’ailleurs son titre), mais plutôt ces spectacles de marionnettes (Faustpuppenspiele) populaires en Allemagne, ainsi qu’une passion de Busoni depuis son enfance, comme l’indique l’auteur lui-même dans « Le poète aux spectateurs », le texte récité après la Sinfonia. Dans ce même texte, le musicien définit également son esthétique, laquelle s’oppose au vérisme dominant dans le théâtre musical de l’époque : « La musique fuit l’ordinaire, son corps est fait d’air […], le merveilleux est sa demeure », le théâtre apparaissant donc comme un divertissement spiritualisé, un champ de fictions et d’artifices. Le choix du théâtre de marionnettes a permis à Busoni non seulement d’éviter la confrontation quelque peu risquée avec le texte de Goethe, mais aussi d’évoluer avec une plus grande liberté formelle et narrative, en insérant des personnages fantastiques et des situations grotesques qu’encadrent des pages instrumentales d’une grande puissance. Le compositeur abandonne une narration linéaire au profit d’une structure en tableaux disjoints et contrastés. Telle est la construction  singulière dans laquelle prend corps cette « Dichtung für Musik » : Sinfonia, Ostervesper und Frühlingskeimen (Vêpres pascales et augures printanniers) avec chœur ; texte récité, « Der Dichter an die Zuschauer » (« Le poète aux spectateurs ») ; premier prologue ; deuxième prologue ; interlude scénique ; action principale, premier tableau ; interlude symphonique ; deuxième tableau ; dernier tableau.

Faust avatar du compositeur et des affres de la création artistique ?

Dans le premier prologue, Faust reçoit de trois mystérieux étudiants de Cracovie, en réalité des esprits de l’enfer, le livre ésotérique Clavis Astarti magica grâce auquel il peut plier la magie à sa volonté. Dans le deuxième prologue, Faust invoque les esprits infernaux mais chasse (en raison de leur trop grande lenteur) Gravis, Lévis, Asmodus, Belzébuth, Mégaros et choisit Méphistophélès avec qui il signe un pacte pour « embrasser le monde […], comprendre les actions humaines […], connaître le génie et sa douleur afin d’être heureux comme personne ». Tout cela en échange de son asservissement lorsqu’il sera mort. Avec l’interlude scénique, sur des notes d’orgue sinistres, nous entrons dans une église où le frère de la jeune fille séduite par Faust prie pour sa vengeance. Méphistophélès s’en débarrasse comme il l’avait fait auparavant avec les créanciers et les jésuites qui voulaient envoyer Faust au bûcher. L’action principale se déroule en trois scènes où l’on assiste à l’ascension et à la chute de Faust : à Parme avec la séduction et l’enlèvement de la duchesse ; puis la taverne de Wittemberg avec la dispute entre les étudiants ; enfin la rue enneigée où Faust est pris de visions et se livre, mort, à Méphistophélès.

Les doutes philosophiques, les tourments existentiels, le dualisme chute-redemption constituent les nœuds du drame de Faust, qui devient l’alter ego du compositeur et des problématiques liées à l’acte créateur. La non-conclusion de l’œuvre ajoute un élément supplémentaire de doute quant à la capacité de l’artiste à achever son travail de connaissance et à le traduire de manière créative : « Que l’accomplissement aille de pair avec le désir, que l’acte s’accomplisse dans la vie en même temps que l’intention : que pourrais-je vouloir de plus ? Puis-je en espérer autant ?  » s’était-il exclamé dans son aspiration à la plénitude et à l’absolu lorsque Méphistophélès, l’esprit  » aussi rapide que la pensée humaine « , lui était apparu.

Cornelius Meister, un chef à l’affût des raretés

Florence avait accueilli en 1942 la première représentation italienne du Doktor Faust dans la traduction d’Oriana Previtali, celle-là même qui a été reprise en 1964 avec les mêmes décors de Mario Sironi. Il s’agit donc de la troisième production florentine de l’opéra, enfin dans le texte original allemand. La direction d’orchestre est confiée au grand spécialiste de la musique moderne Cornelius Meister, un interprète estimé du théâtre wagnérien – c’est lui qui a dirigé le dernier Ring à Bayreuth – et un partisan enthousiaste des œuvres rarement jouées. De la dense partition de Busoni, Meister souligne l’extraordinaire originalité combinant l’invention harmonique de la musique germanique avec la richesse des thèmes mélodiques typiques de l’opéra italien.

Il n’y a rien de post-wagnérien dans cette musique qui se projette au contraire dans l’avenir avec ses couleurs sombres, ses timbres audacieux et une certaine sensualité sonore trouble qui devient somptueuse dans les pages instrumentales comme le bel intermezzo symphonique en forme de sarabande, pièce qui a parfois trouvé sa place dans les concerts symphoniques. L’orchestre répond au chef par une exécution de grande qualité, comme si la musique de Busoni faisait désormais partie son ADN, et il en va de même pour le chœur dirigé par le maestro Lorenzo Fratini.

Une distribution de qualité

Le rapport entre la scène et l’orchestre est un peu déséquilibré, les voix se perdant parfois derrière le mur phonique des instruments, mais le problème réside surtout dans le fait que ce style particulier de chant met à rude épreuve les interprètes, qu’il s’agisse du baryton Faust ou du ténor Méphistophélès. Dietrich Henschel est un interprète habitué aux répertoires les plus extrêmes, qu’il s’agisse de Monteverdi ou de musique d’avant-garde, de lieder ou d’oratorios. Il a déjà chanté le rôle de Faust dans la production dirigée par Kent Nagano à Lyon et à Paris. Le rôle est difficile car Faust est toujours présent sur scène, et la vocalité du personnage est ardue. À l’exception de quelques notes aiguës, les difficultés sont facilement résolues par Henschel, même si sa performance ne brille pas par une grande variété de couleurs. Mefistofele est également massivement présent, et sa tessiture extrêmement difficile est à l’origine de quelques flottements pour Daniel Brenna, qui mène néanmoins à bien cette lourde entreprise, même s’il ne caractérise pas le personnage de façon marquante. Les difficultés des rôles tenus par la basse Wilhelm Schwinghammer (Wagner et le maître de cérémonie) et le ténor Joseph Dahdah (duc de Parme et soldat), tous deux excellents comme le sont les nombreux autres interprètes masculins, ne sont pas moins importantes mais sont tout aussi efficacement résolues. La seule voix féminine est celle de la soprano ukrainienne Olga Bezsmertna, la Duchesse de Parme, qui possède un beau timbre, une grande projection vocale et une fermeté dans les aigus, ainsi qu’une précieuse présence scénique.

La lecture de Davide Livermore

Dans l’un des couloirs du théâtre florentin est exposé le projet de construction de la nouvelle scène, une machine scénique complexe qui prévoit « quatre ascenseurs centraux, huit chariots mobiles, un chariot pivotant » pour créer des effets théâtraux grandioses tels que « l’apparition et la disparition rapide d’un décor entier » et de même une « plate-forme avec un plateau tournant pour créer des mouvements de roto-translation ». Davide Livermore ne semble pas vouloir utiliser ces possibilités dans sa mise en scène, réalisée avec des moyens technologiques qui reprennent, dans un esprit moderne, les décors historiques des XVIIIe et XIXe siècles avec des fonds peints pour recréer un espace tridimensionnel : ici, bien sûr, il n’y a pas de peintures et de silhouettes en carton, mais un énorme mur de LED qui occupe le fond de la scène fermé sur les côtés par des parois en miroir dans la scénographie du studio Giò Forma. Voici donc les images vidéo en mouvement constant de D-Wok formant des architectures présentant des perspectives vertigineuses, et l’immense bibliothèque de Faust se transforme ainsi, produisant une fascination hypnotique, en environnements virtuels habités par des formes infernales, des flammes, des images érotiques, des tableaux de la Renaissance pour représenter les figures évoquées par le livret, puis par Helena ayant pris la place du Christ sur la croix dans une des visions de Faust ne distinguant plus le sacré du profane : « Oh, priez, priez ! Où puis-je trouver les mots ? Ils dansent dans mon cerveau comme des formules cabalistiques ».

Il y a peu d’éléments réels sur scène : des chaises, des tables, un piano sur lequel Faust joue – comme Busoni ! – afin d’ensorceler la duchesse par le biais d’un satyre cornu qui sort de l’instrument et devient l’incarnation du moyen de séduction : la magie se mêle ainsi à la sexualité – un autre Doktor F. (Sigmund Freud) n’est si éloigné, temporellement et spatialement, de la composition du Doktor Faust –, et le pacte n’est pas signé avec du sang sur un parchemin, mais est scellé par un baiser entre Faust et Méphistophélès. Habillés de la même façon, les deux protagonistes sont le reflet l’un de l’autre et, comme les autres personnages masculins, tous sont des doublures du compositeur lui-même et portent le même masque : le visage de Busoni.

Un spectacle d’un grand impact visuel, comme c’est toujours le cas chez Livermore. Il est dommage que le public florentin n’ait pas afflué en masse : lors de la première, il y avait bien plus de sièges vides que de sièges occupés. Espérons que, pour les prochaines représentations, le bouche à oreille fonctionnera ! Puissent ceux qui étaient présents et ont applaudi avec conviction, convaincre ceux qui sont restés chez eux de faire le déplacement : le spectacle en vaut la peine, ne serait-ce que pour la rareté de l’œuvre !

Pour lire cet article dans sa vesrion originale (italien), cliquez sur le drapeau !



Les artistes

Doktor Faust : Dietrich Henschel
Mephistopheles : Daniel Brenna
Wagner, sein Famulus, später rector Magnificus/Der Zeremonienmeister : Wilhelm Schwinghammer
Der Herzog von Parma/Soldat, Bruder des Mädchens : Joseph Dahdah
Die Herzogin von Parma : Olga Bezsmertna
Ein Leutnant : Florian Stern
Drei Studenent aus Krakau : Martin Piskorski, Marian Pop, Lukasz Konieczny
Theologe/Gravis : Dominic Barberi
Jurist/Levis : Marcell Bakonyi
Naturgelehrter/Asmodus : Zachary Wilson
Studenten aus Wittenberg : Martin Piskorski, Franz Gürtelschmied, Marian Pop, Florian Stern, Ewandro Stenzowski
Beelzebuth : Franz Gürtelschmied
Megäros : Ewandro Stenzowski
Frauen Stimmen : Mariia Kokareva, Olha Smokolina, Aleksandra Meteleva

Chœur et orchestre du Maggio Musicale Fiorentino, dir. Cornelius Meister. (Chef de choeur : Lorenzo Fratini)

Mise en scène : Davide Livermore
Décors : Giò Forma
Costumes : Mariana Fracasso
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Vidéo : D-Wok

Le programme

Doktor Faust

Poème en musique en 3 tableaux, avec 2 prologues et 1 intermezzo, de Ferruccio Busoni, livret du compositeur, créé le 21 mai 1925 à Dresde (version Jarnach), puis le 2 avril 1985 à Bologne (version Beaumont).

Représentation du mardi 7 février 2023, Maggio Musicale Fiorentino.