MOI, PETER GRIMES

Britten revisité par Ken Loach : tempête misérabiliste sur Garnier

Affiche alléchante et intrigante pour l’arrivée à l’Opéra de Paris de la production madrilène de Peter Grimes. Aux noms d’interprètes britténiens chevronnés (Simon Keenlyside, Catherine Wyn-Rogers, Maria Bengtsson, James Gilchrist) se mêlent des voix nouvelles pour le public parisien (Allan Clayton, Rosie Aldridge), dans une mise en scène signée d’une habituée du répertoire de Britten pourtant jamais encore applaudie à Garnier ou Bastille : Deborah Warner.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’approche de cette dernière décape un opéra souvent cantonné aux tableaux colorés d’une Angleterre pittoresque – un village côtier du Suffolk amplement décrit dans le livret, avec son tribunal, son église, sa pharmacie, son pub, son école, et une population soucieuse des usages. Seule ombre au chromo, Peter Grimes est un pêcheur bourru et solitaire, jamais intégré à la communauté, dont un apprenti vient de mourir dans des circonstances inélucidées.  L’opéra s’ouvre et se clôt sur deux visions de la justice des hommes : l’interrogatoire de Grimes par le coroner, dont la conclusion – la mort accidentelle de l’enfant –  ne dissipe aucun soupçon ; une meute hurlante traquant Grimes dans la nuit pour se faire justice elle-même. Entre ces deux moments, un plaidoyer de Britten en défense des marginaux, des misfits, d’autant plus passionnant que son protagoniste est un personnage fondamentalement ambigu, qui fait plus d’une fois songer au M de Fritz Lang. G le maudit, en somme…

C’est aussi à Ken Loach que l’on pense en voyant dans quel contexte économique Warner situe le drame : on est ici dans l’Angleterre des déclassés, des laissés pour compte du libéralisme néo-thatchérien, les vitrines des boutiques sont barrées de planches, la digue jonchée de débris, tout suinte la crasse, l’abandon, la médiocrité. Tableau convaincant dans sa noirceur sans remède mais qui présente le défaut d’atténuer les contrastes entre Grimes et la communauté qui l’accable – un miséreux parmi les miséreux. Et puis, pourquoi avoir gommé l’intense poésie maritime qui sous-tend l’opéra de bout en bout ? Si elle parvient à exister, c’est seulement le temps d’intermèdes symphoniques symptomatiquement détachés du déroulement de l’histoire puisqu’ils sont joués rideau baissé, avec projection des titres. Quant à l’élément marin en lui-même, il est pour ainsi dire absent sur scène. N’était une toile de fond figurant faiblement la mer et une carcasse de barque, le Peter Grimes de Deborah Warner et son décorateur Michael Levine pourrait aussi bien se dérouler dans une ville minière du Yorkshire. Pourquoi pas, mais aussi : dommage.

Deux grands ténors ont marqué l’histoire de cet opéra : Peter Pears, créateur du rôle, campait un Grimes rageur, hostile ; Jon Vickers (qui l’incarna à Garnier voilà quatre décennies) tirait son personnage vers une poésie hagarde, désespérée. Allan Clayton, qui a pris le rôle dans cette même production voilà deux ans, combine magnifiquement ces deux approches. Endormi dans ses filets pendant le prologue, il semble ne jamais totalement émerger de ce (mauvais) rêve et ses accès de violence n’en sont que plus glaçants – envers son apprenti ou envers Ellen, l’institutrice. Mais quels moments de grâce que ses deux grands airs (« What harbour shelters peace » et « Now the Great Bear and Pleiades… ») et quelle douceur inattendue dans son monologue final – comme si son suicide n’était qu’un retour au songe, une façon de s’affranchir de la violence du réel.

Le timbre de Maria Bengtsson sonne parfois trop timidement pour investir pleinement l’espace scénique, mais son Ellen plus brisée que tendre fonctionne parfaitement en contrepoint de ses deux interlocuteurs masculins, Grimes et Balstrode. Ce dernier bénéficie de l’incarnation inspirée de Simon Keenlyside, capitaine plein de compassion et seul villageois à sembler habité par cette common decency dont parle George Orwell. Du reste du plateau émergent les fortes personnalités de la Tantine, tenancière de pub aux airs de mère maquerelle (formidable Catherine Wyn-Rogers) et de Mrs Sedley, que Rosie Aldridge tire plus vers une sorte de Miss Marple junkie que vers la commère venimeuse. L’effet comique qui en résulte est peut-être l’unique fausse note de la soirée. Chez les hommes, festival de veulerie graveleuse (parfaitement campée par le pharmacien-dealer de Jacques Imbrailo et le pêcheur-méthodiste de John Graham-Hall) et d’autorité doucereuse (le révérend de James Gilchrist, le coroner de Clive Bayley), que la terrifiante scène de chasse à l’homme voit se fondre dans la masse d’un chœur chauffé à blanc par l’Orchestre de l’Opéra de Paris. Pour ses débuts à Garnier, le chef Alexandre Soddy anime sa phalange avec conviction et précision, et la prestation engagée de tous les musiciens connaît son apothéose dans ce grand moment de virtuosité orchestrale qu’est la Passacaille de l’acte II.

Espérons qu’après ce Peter Grimes atypique, Deborah Warner, dont on avait découvert le travail au siècle dernier, dans un Turn of the Screw monté à la MC93 de Bobigny, aura l’occasion de revenir rapidement en terres britténiennes à Garnier ou Bastille…

Les artistes

Peter Grimes : Allan Clayton 
Ellen Orford : Marina Bengtsson
Capitaine Balstrode : Simon Keenlyside
Tantine : Catherine Wyn-Rogers
Première Nièce : Anna-Sophie Neher
Seconde Nièce : Ilanha Lobel-Torres
Bob Boles : John Graham-Hall
Swallow : Clive Bayley
Mrs Sedley : Rosie Aldridge
Ned Keene : Jacques Imbrailo
Hobson : Stephen Richardson
Révérend Adams : James Gilchrist

Mise en scène : Deborah Warner
Décors : Michael Levine
Costumes : Luis F. Carvalho
Lumières : Peter Mumford

Chœurs et Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Alexander Soddy

Le programme

Peter Grimes (1945)

Opéra en un prologue et trois actes de Benjamin Britten (1913-1976). Livret de Montagu Slater d’après le poème The Borough, de George Crabbe (1810). Création au Sadler’s Wells de Londres le 7 juin 1945.

Coproduction avec le Teatro Real (Madrid),  le Royal Opera House Covent Garden (Londres) et le Teatro dell’Opera (Rome).

Représentation du 23 janvier 2023, Palais Garnier