Retour du Trovatore à l’Opéra Bastille

Une nouvelle programmation qui se justifie surtout par une distribution de premier ordre

Une guerre sans âge

Conçue pour la saison 2015-2016, la mise en scène du Trovatore par Alex Ollé / La Fura dels Baus, en coproduction avec De Nationale Opera d’Amsterdam et le Teatro dell’Opera de Rome, est bien connue du public parisien qui a déjà eu l’occasion de la revoir à l’été 2018, alors que la reprise programmée pour l’hiver 2021 avait dû être annulée pour cause de pandémie.

Le premier tableau suggère la transposition contemporaine de par les uniformes et les masques à gaz. Mais en fait, bien centrée sur la guerre, la conception du réalisateur catalan reste plutôt intemporelle grâce aux belles couleurs ocre suggérées par les lumières d’Urs Schönebaum, s’adaptant à toute époque. Et si, comme nous le dit le metteur en scène dans le programme de salle, il s’agit de la Première Guerre mondiale, nous pourrions bien être face à tout autre conflit : la révolte du comte d’Urgel de 1413 du livret, les guerres d’indépendance devant mener à l’Unité italienne de l’époque de la création, voire la Guerre d’Espagne ou même la guerre en Ukraine, puisqu’il s’agit bien d’« une guerre au caractère à la fois anachronique et futuriste », l’histoire pouvant aussi être transposée « dans une période future, ce qui permet de s’interroger sur ce qui pourrait se produire demain ou dans un millénaire », lisons-nous dans le texte de présentation de 2015.

Une interprétation qui touche au sublime

Cette nouvelle programmation se justifie donc surtout par une distribution de premier ordre. Suivons l’ordre d’apparition des personnages. Roberto Tagliavini retrouve avec panache le rôle qui avait été le sien en 2016 et qu’il chante dans le monde entier. Dès son récitatif d’introduction, son Ferrando passionné se singularise par une diction très stylée, presque trop noble pour ce capitaine de la garde, qu’il agrémente d’une présence scénique solennelle, voire insolente d’arrogance sans son armure de l’acte III.

Bien que les débuts parisiens d’Anna Pirozzi aient été quelque peu tardifs (sauf erreur, elle n’avait incarné jusque-là qu’une somptueuse Lady Macbeth lors d’un concert au Théâtre des Champs-Élysées en 2017, relayée par Abigaille l’année suivante, puis Lucrezia Foscari Contarini des Due Foscari salle Gaveau il y a un an), elle fait son entrée à l’Opéra national de Paris par la grande porte, abordant les deux Leonora verdiennes dans la même saison, à un mois à peine d’intervalle entre les deux. Elle faillit ainsi prendre deux fois le voile. Dès sa sortita, elle fait état d’un accent opulent et d’une grande maîtrise d’un volume pourtant imposant : la ligne de sa cavatine est alors inégalable, tandis que l’agilité de la cabalette se singularise notamment grâce à des notes piquées à toute épreuve et à des aigus percutants qui se renouvellent dans le trio du finale I. Dans la strette du finale II, son phrasé angélique s’oppose parfaitement à l’héroïsme des deux rivaux. Et à l’acte IV, son adagio est aérien, le miserere à la fois sombre et lumineux et l’allegro, porteur d’espoir, presque insouciant, pour une interprétation dont les prouesses vocales touchent bien souvent au sublime. Nous espérons la réentendre au plus vite sur la première scène lyrique nationale, dans les grands Verdi, bien sûr, où elle fait des étincelles (Abigaille, Lady Macbeth, Luisa Miller, Élisabeth de Valois, Aida) mais aussi dans les héroïnes de titres moins fréquentés, telle Elvira (Ernani), Lucrezia Contarini (I due Foscari), Odabella (Attila) et pourquoi pas la troisième Leonora (Oberto, conte di San Bonifacio) et son beau délire final.

Des chanteurs en nette progression

Étienne Dupuis a eu raison de roder son Conte di Luna à Montréal en septembre dernier, la salle canadienne lui mettant vraisemblablement moins de pression qu’un grand théâtre européen. Il campe ainsi un personnage tout en élégance. Sa voix a décidément gagné en ampleur et son investissement dans le rôle est tel qu’il semblerait vouloir donner une nouvelle orientation à sa carrière, en se tournant davantage vers le répertoire italien du XIXe siècle. Nous l’avons rarement entendu si assuré dans son interprétation : son air de l’acte II révèle un legato prodigieux, le haut du registre sonne très naturel et la cabalette est tout particulièrement aisée.

Succédant à lui-même sur cette même scène, Yusif Eyvazov montre qu’il a bien eu le temps de mûrir son Manrico entre temps. Dans le duo avec sa mère, à l’acte II, il sait allier volume et intensité dans l’accent et, même à l’acte III, il alterne à la ligne savante de la cavatine le chant tout en force de la célébrissime cabalette. À l’issue de ce numéro, comme déjà par le passé, une voix s’écrie « Sei grande », en italien. Sans doute une coïncidence du calendrier. En tout cas le ténor azerbaïjanais n’a vraiment pas besoin d’une telle claque pour affirmer son art et l’osmose est complète avec sa mère et sa bien-aimée dans un finale plus qu’admirable.

Une brève remarque linguistique : depuis les représentations avec Marcel Alvarez, en 2016, puis en 2018, le ténor a pris l’habitude de prononcer « Casteillor », à l’espagnole, pour « Castel-lor », oubliant que, si la localité est en Espagne, le livret est en italien ; notre Manrico cède aussi à cette coquetterie ; que dire alors de « Biscaglia ». Heureusement, Luna et le chœur prononcent correctement…

L’immense vaisseau de l’Opéra Bastille retentit encore du souvenir de l’Azucena d’Anita Rachevelishvili, à l’été 2018. Difficile, après cela, de donner le change. Cependant, Judit Kutasi s’en sort avec tous les honneurs. Conjuguant puissance et sons filés, sa gitane charnue a un sens magistralement aigu de la nuance qu’elle partage sans concession avec ses partenaires, notamment avec son fils supposé, tout particulièrement dans le duettino de l’acte IV.

Les Chœurs de l’Opéra national de Paris font des étincelles, comme toujours, dans les grandes scènes qu’a voulu leur consacrer Verdi – les tableaux d’ouverture des actes II et III – mais aussi lors de moments plus intimistes, comme le récit de Ferrando, au tout début, ou encore lorsqu’ils donnent la réplique aux élans chevaleresques de Manrico.

Très professionnelle, la direction de Carlo Rizzi ne saurait nullement gêner l’interprétation de ses chanteurs et ne cède jamais à la tentation d’effets faciles.

Les artistes

Il Conte di Luna Étienne Dupuis
Leonora Anna Pirozzi
Azucena Judit Kutasi
Manrico Yusif Eyvazov
Ferrando Roberto Tagliavini
Ines Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Ruiz Samy Camps
Un vecchio zingaro Shin Jae Kim
Un messo Chae Hoon Baek

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, direction Carlo Rizzi

Mise en scène Alex Ollé / La Fura dels Baus

Le programme

Il trovatore

Dramma en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret de Salvatore Cammarano, d’après Antonio García Gutiérrez, créé au Teatro Apollo de Rome le 19 janvier 1853.

Opéra Bastille, samedi 21 janvier 2023