Quand un Divo joue les divas

Une soirée pour la défense de la cause des femmes au Trianon à Paris, bâtie autour du spectacle NO(S) DAMES, où le contre-ténor Théophile Alexandre, accompagné par les femmes du Quatuor Zaïde, interprète ces héroïnes d’opéras aux destins tragiques.

Je n’étais pas revenu au théâtre le Trianon depuis des lustres, pour les spectacles des Caramels Fous qui ont si souvent parodié les grand airs de notre répertoire lyrique, aussi fus-je agréablement surpris de voir que, comme son voisin l’Élysée-Montmartre, il avait été gentiment repimpeloché et combien sa façade aux nobles arcades Louis XV-Troisième République reblanchies lui donnait un air de respectabilité alors que de l’autre côté du boulevard Rochechouart, le lycée Jacques Decour, couvert de filets de sécurité, faisait la triste mine d’un vieux grenadier tombé dans la mouise. Surpris je le fus aussi de constater l’absence totale d’affiches annonçant le spectacle NO(S) DAMES aux portes du théâtre et j’aurais pu rebrousser chemin et rejoindre mon Trianon versaillais sans l’intervention de l’agent de sécurité.

La soirée se déroulait en deux parties. La première consistait en une table ronde dans le foyer du théâtre. Arièle Butaux avait réuni la cheffe Laurence Equilbey, la metteuse en scène Macha Makeïeff et la philosophe Catherine Clément dont l’essai L’opéra ou la défaite des femmes de 1979, un classique aujourd’hui, avait alors suscité bien des émotions dans la citadelle des institutions de la musique que dominait largement l’homme blanc de soixante ans. L’accueil réservé à l’ouvrage servait de point de départ à une réflexion, très riche dans la diversité des approches, sur la place des femmes dans les orchestres ou les maisons d’opéra (des pourcentages lilliputiens), sur les difficultés de survie de celles-ci, menacées d’effacement, comme la compositrice Louise Farrenc, réduite par la postérité au statut de professeur de piano, sur la difficulté dans le monde d’aujourd’hui de mettre en scène ces opéras où, insondable mystère, leurs héroïnes aux destins tragiques sont mises à mort au son de la plus sublime des musiques écrites par des hommes, sur la nécessité de s’appuyer sur la symbolique et la poétique d’un livret d’opéra plutôt que de se livrer à d’hasardeuses transpositions, qui cherchent à délivrer un message plutôt que de poser des énigmes. Je schématise sans doute et prie ces dames de me pardonner d’aller à l’essentiel mais de musique, je n’ai point encore parlé.

La seconde partie débutait par un mini-concert avec des chansons « réalistes de genre » de Zaza Fournier, avec Pierre-François Blanchard au piano, suivie de Juliette, redoutable de présence, d’autorité, de gouaille, de fantaisie et d’ironie, qu’on aurait eu grand plaisir à entendre plus longuement. Commençait alors le spectacle NO(S) DAMES, sous-titré « Homage dégenré aux héroïnes d’opéra » dont le titre franglais (?) indique aussi bien la négation de la femme par les hommes que l’inversion des rôles traditionnels pratiquée ici en confiant la direction musicale aux femmes du Quatuor Zaïde et l’expression des destins tragiques, apanage des divas, à un Divo, le contre-ténor Théophile Alexandre. Ce projet audacieux découle d’un CD No(s) Dames très favorablement accueilli, accompagné du livre No(s) Dames, réflexion sur les corsets de genre de notre culture, qui trouvent ici leur réalisation scénique.

Sur un plateau vide que domine un mur, dont je vous laisse deviner la symbolique, où sont projetées les vidéos de Charlotte Rousseau et le nom des vingt-trois héroïnes évoquées ici, se déroule l’étrange cérémonie funèbre mise en scène par Pierre-Emmanuel Rousseau et en musique par Éric Mouret, qui implique non seulement notre Divo mais aussi le Quatuor Zaïde, qui rend physiquement possession de l’espace scénique par des figures de danse ou de procession. Je n’indiquerais pas ici les noms des héroïnes évoquées soit par notre Divo, col roulé noir et jeans noir à paillettes, soit par les cordes du quatuor en solo. Avec quelques accessoires, une robe noire à paillette, des colliers en or, une paire de chaussures, un long gant rouge hérité de la Gilda de Rita Hayworth, une urne (?), deux cierges rouges, se construit peu à peu une dramaturgie funèbre à laquelle Théophile Alexandre prête sa voix chaude et souple, un peu courte dans les graves. Dommage que la salle du Trianon n’ait pas la pente qui permette à tous de voir la scène par-dessus les têtes des voisins et de saisir toute la symbolique de certains gestes, mais le spectateur est peu à peu conduit vers une tombe dont le sens ne peut échapper à personne.

Le spectacle, ouvert avec la Chanson de Solveig du Peer Gynt de Grieg se terminait par l’évocation de la malheureuse Marie Galante de Jacques Deval avec le lancinant Youkali de Kurt Weil. C’est un très beau spectacle, d’une esthétique à la fois émouvante et glacée, qui résulte d’un acte militant courageux et constitue un exploit vocal car Théophile Alexandre n’a guère l’occasion de reprendre son souffle. Mais le passage du CD à la scène, qui évite les écueils du cross-dressing, ne m’a pas entièrement convaincu, malgré tout le talent de Théophile Alexandre et son investissement charnel dans ses personnages. Le « cadavre exquis », comme certains l’ont appelé, est peut-être victime du surcroit d’émotion qu’il génère. Trop en trop peu de temps.

Les artistes

Zaza Fournier, chant
Pierre-François Blanchard, piano
Juliette, chant et piano
Théophile Alexandre, contre-ténor
Quatuor Zaïde
Éric Mouret, arrangements musicaux

Pierre-Emmanuel Rousseau, mise en scène, scénographie et costumes

Le programme

NO(S) DAMES

Hommage dégenré aux héroïnes d’opéra

Théâtre Trianon de Paris, représentation du lundi 9 janvier 2023