À Bergame : CHIARA E SERAFINA, deux cents ans d’oubli (justifiés ?) pour une rareté donizettienne

Festival Donizetti de Bergame : redécouverte du rarissime Chiara e Serafina

Il y a tout juste 200 ans était créé Chiara e Serafina, une œuvre inégale, non aboutie sur le plan dramatique, mais où s’entendent déjà certaines pages des chefs-d’œuvre à venir…

À l’origine du livret, un (mauvais) mélodrame français

En fouillant dans le répertoire lyrique du passé, on découvre parfois des trésors ; parfois en revanche, on a la confirmation de la raison expliquant la disparition d’un opéra des affiches des théâtres… C’est précisément le cas de Chiara e Serafina, ou Il pirata de Donizetti. La raison n’en incombe pas cependant à la musique qui serait dépourvue de beauté ; c’est plutôt le caractère décousu de l’œuvre qui pose problème, avec une histoire confuse et des personnages plus incohérents les uns que les autres. Les deux actes sont déséquilibrés, le premier étant presque deux fois plus long que le second et les événements sont tellement enchevêtrés les uns aux autres qu’il est bien difficile d’en comprendre le sens.

En bref : l’histoire est celle de Don Alvaro et de sa fille Chiara, naufragés sur une plage de Majorque, mais finalement libérés après dix ans de captivité suite à leur capture par des pirates. Les deux personnages sont sauvés et logés dans le château abandonné de Belmonte. Quelques pirates débarquent alors sur la plage, dont Picaro, le serviteur de Don Fernando – lequel es trouve être l’ennemi de Don Alvaro et l’a fait condamner par contumace sur de fausses accusations. Picaro passe un accord avec ce dernier pour empêcher le mariage de Serafina, l’autre fille de Don Alvaro que Don Fernando veut épouser « pour manger son héritage ». Au terme de diverses vicissitudes, la vérité éclatera et tous les problèmes seront résolus.

Montée à la Scala le 26 octobre 1822, l’œuvre du jeune compositeur bergamasque de 25 ans est un fiasco. Elle ne tombe pas immédiatement :  elle tient la scène pendant dix représentations, mais disparaît ensuite pendant deux siècles. La faute en revient principalement au livret de Felice Romani, qui reprend ici l’histoire de La citerne, un mélodrame de René-Charles Guilbert de Pixérécourt (une « pièce à sauvetage ») datant de 1800 – un spécimen de ce théâtre des boulevards destiné à un public socialement diversifié, assez inculte, essentiellement intéressé par le registre pathétique et l’épilogue moralisateur, satisfaisant le besoin de justice des spectateurs. Voici ce que la presse milanaise de l’époque déclara de l’œuvre de Donizetti : « La nouvelle partition de Donizetti […] aurait peut-être pu tenir son rang si le poète et le maestro ne s’étaient pas montrés trop disposés aux longueurs et répétitions ». Mais c’est le choix de la source qui suscite le plus de critiques :  » Les mélodrames français ne sont pas suffisamment raffinés pour la scène italienne « , en raison de  » leur lenteur fastidieuse et de leurs répétitions maladroites « .

Une œuvre semi-seria

Comment, alors, mettre en scène ce désordre dramaturgique deux cents ans plus tard ? La voie choisie par le metteur en scène, scénographe et costumier Gianluca Falaschi et son équipe – Andrea Pizzalis pour les mouvements chorégraphiques, Emanule Agliati pour les lumières et Mattia Palma pour la dramaturgie – est de traiter le titre de Donizetti comme s’il s’agissait d’une œuvre de Gilbert & Sullivan, un autre Pirates of Penzance, en adoptant le kitsch visuel des anciennes productions de la compagnie d’opéra D’Oyly Carte, avec ses décors en papier mâché coloré, ses costumes criards et ses choristes et figurants qui volent la vedette aux premiers rôles, ou encore comme le théâtre de variétés italien des années 1940.

Parmi les personnages improbables et caricaturaux de cette comédie du genre semi-sérieux, l’escroc Picaro est le fils du Figaro de Beaumarchais/Mozart, mais surtout de Sterbini/Rossini, corsaire par nécessité qui rêve d' »un métier… d’impunité » comme celui de l’usurier, du joueur, de l’apothicaire qui « en eau douce trouve des perles » et pour qui « les tailleurs, les cordonniers font le même chemin que les corsaires ». Don Meschino semble quant à lui tout droit sorti d’un opera buffa ou d’une commedia dell’arte ; mais il y a aussi l’ambitieuse Lisetta, l’intrigante Agnese et l’attendrissant Don Ramiro : tous ces personnages ont des traits déformés, des nez et des mentons pointus, des maquillages marqués, tandis que les pirates portent des masques. Les seuls qui se présentent avec leur visage naturel sont Chiara et son père Don Ramiro, les personnages sérieux. Mais le moment de vérité arrive pour tous : lorsque les personnages sont prisonniers dans la citerne, confrontés à une triste fin, ils enlèvent leurs perruques et montrent leur humanité – tout en révélant ainsi le côté fictionnel du théâtre. C’est dans ce rapport particulier à la fiction que le vieux Don Alvaro et Don Fernando sont ici interprétés par le même chanteur.

Une partition et des interprètes de qualité

On a dit plus haut que la musique de Chiara e Serafina n’était pas mauvaise… De fait, elle comporte de fort belles pages, le problème étant plutôt dans le nombre trop élevé de numéros ! Après l’ouverture, les treize numéros musicaux regorgent de cavatines, de duos, d’ensemble et de chœurs richement écrits : c’est un Donizetti généreux et boulimique qui inonde la scène d’une multitude de thèmes mélodiques, d’arias pleines d’agilité, de finales frénétiques. C’est ici le résultat d’un travail dense,  condensé dans les douze jours allant de la réception du livret, le 3 octobre, à la livraison de la partition, le 15 du même mois ! La qualité de cette musique est telle que le compositeur en utlisera plusieurs pages dans Don Pasquale (la cabalette de la cavatine de Chiara), Anna Bolena (le premier finale) et L’elisir d’amore (l’introduction). On y entend aussi certaines références évidentes, issues de Rossini et Mercadante surtout, dans une écriture qui alterne comique et pathétique parfois de manière déstabilisante. Le maestro Sesto Quatrini est bien conscient de tout cela, et sa direction s’avère rigoureuse et précise. L’orchestre Gli Originali et le chœur de l’Accademia della Scala ont accueilli la proposition de participer à l’événement avec enthousiasme, mais ont parfois fait preuve d’une certaine inexpérience qui, dans le cas de l’ensemble instrumental, s’est traduite par de petites imprécisions et des intonations précaires, surtout pour les instruments à vent, probablement dues à l’utilisation d’instruments d’époque. D’une manière générale cependant, l’équilibre entre la fosse et les chanteurs a été préservé, et la participation  des jeunes chanteurs s’est déroulée sans heurts ni problèmes.

En raison d’une indisposition, le seul interprète renommé de la distribution vocale, Pietro Spagnoli (Don Meschino), était absent. Il a été remplacé, de manière toutefois satisfaisante, par un soliste de l’Accademia di perfezionamento per cantanti lirici del Teatro alla Scala, dont sont également issus tous les autres interprètes. Le spectacle du 19 novembre a donc permis d’entendre : Giuseppe de Luca (Don Meschino, basse), Matias Moncada (Don Alvaro/Don Fernando, basse), Fan Zhou (Serafina, soprano), Greta Doveri (Chiara, soprano), Damien Park (Picaro, baryton), Davide Park (Ramiro), Valentina Pluzhnikova (Lisetta, contralto), Mara Gaudenzi (Agnese, mezzo-soprano), Andrea Tanzillo (Spalatro, ténor), Luca Romano (Gennaro, basse). Sans atteindre des sommets d’excellence particulière, tous les jeunes ont fait preuve d’une forte personnalité vocale et d’une présence scénique vivante, habilement coordonnées par le metteur en scène.

Les deux interprètes éponymes méritent une mention à part : Greta Doveri (Chiara), soprano au beau timbre, qui, dans la troisième scène du premier acte, débute avec une appréciable justesse d’accent dans la cavatine « Queste romite sponde« , et conclut enfin l’opéra avec  l’interminable rondo final « Prendi, o padre ; il tuo gran nome » dont Falaschi construit une parodie désopilante ; et Fan Zhou (Serafina), voix subtile mais solide, qui dans son air de l’Acte II « Fra quest’ombre, in questo orrore » affiche une étonnante confiance dans les coloratures écrites par Donizetti sur les mots « Ah ! che spezzarmi | io sento il cor« .

Il est peu probable que nous revoyions cet opéra sur scène à l’avenir, mais nous sommes reconnaissants au Festival Donizetti de nous avoir fait découvrir une œuvre immature mais pleine de belle musique, comme dans les opéras plus tardifs du compositeur – où elle sera d’ailleurs parfois réexploitée mais dans des contextes dramaturgiques plus mûrs, donnant ainsi naissance aux chefs-d’œuvre donizettiens que nous connaissons.

Pour lire cet article dans sa version originale (italien), cliquez sur le drapeau !



Les artistes

Don Meschino : Giuseppe de Luca
and with the soloists of the Academy of specialization for opera singers of Teatro alla Scala:
Don Alvaro / Don Fernando : Matías Moncada
Serafina : Fan Zhou
Chiara : Greta Doveri
Don Ramiro : Davide Park
Picaro : Damien Park
Lisetta Valentina Pluzhnikova
Agnese Mara Gaudenzi
Spalatro Andrea Tanzillo
Gennaro Giuseppe De Luca

Orchestra Gli Originali, Coro dell’Accademia Teatro alla Scala (chef de chœur Salvo Sgrò), dir. Sesto Quatrini.

Mise en scène, décors et costumes : Gianluca Falaschi
Chorégraphie : Andrea Pizzalis
Lumières : Emanuele Agliati
Dramaturgie : Mattia Palma

Le programme

Chiara e Serafina, o Il pirata

Melodramma semiserio en deux actes de Gaetano Donizetti, livret de Felice Romani, créé le 26 octobre 1822 à l’Imperial Regio Teatro alla Scala (Milan)

Représentation du 19 novembre 2022, Teatro Sociale de Bergame.