Scala de Milan – FEDORA : de L’Assassin menacé au triomphe d’Ipanoff… et du « thriller lyrique » de Giordano !

Superbe Fedora à la Scala, avec Sonya Yoncheva et Roberto Alagna

Dans un beau spectacle signé Mario Martone, se présentant comme un hommage au peintre Magritte, triomphent Sonya Yoncheva, Roberto Alagna et le chef Marco Armiliato.

Modernité de Fedora

Grâce au succès scaligère d’Andrea Chénier (28 mars 1896), Umberto Giordano obtint une reconnaissance populaire et « institutionnelle » qui lui vaudra, de la part du dramaturge français Victorien Sardou, l’obtention d’un livret à partir de sa Fédora (drame créé en 1882 au Théâtre des Variétés  par Sarah Bernhardt). La rédaction de ce livret fut confiée à Arturo Colautti, et lors de la première représentation de l’opéra, qui eut lieu au Teatro Lirico de Milan le 17 novembre 1898, Fedora, dirigée par Giordano lui-même, avec Gemma Bellincioni dans le rôle éponyme et Enrico Caruso dans celui de Loris Ipanoff, obtint un succès qui devait également, peu après, enflammer le public transalpin.

La modernité de Fedora réside précisément dans sa construction, dans l’écriture musicale soignée que Giordano donne à une intrigue qui participe à la fois du polar et de la romance, imprégnée d’énigmes et de suspense, autant de caractéristiques qui sont en fait celles du  thriller cinématographique… En fait, Giordano, afin d’« humaniser » le tourbillon d’émotions, de sentiments contradictoires, de réflexions et d’actions vécues par les protagonistes, utilise un rythme narratif tantôt resserré, en comprimant et en raccourcissant les moments d’expansion lyrique (l’exemple emblématique est la brièveté des airs les plus célèbres comme « Amor ti vieta » chanté par Loris et « Dio di Giustizia » chanté par Fedora), tantôt en ralentissant le rythme discursif, par l’insertion de petites pièces vocales et instrumentales de couleur locale (par exemple, la brillante valse, la polonaise et les deux chansonnettes « La donna russa è femmina due volte » et « Il parigino è come il vino della Vedova Cliquot » au deuxième acte, ou la mélodie instrumentale « Le Ranz des vaches » et « La montanina mia« , chantée par le petit Savoyard au troisième acte).

Le triomphe de Marco Armiliato

La clé de voûte de ce processus fait de brièveté et de concision réside probablement dans l’interprétation magistrale de l’interlude symphonique situé au milieu du deuxième acte, offerte par le chef Marco Armiliato, qui parvient à faire s’entrelacer – tout en mettant en valeur toutes les nuances qui les caractérisent –  les trois thèmes musicaux les plus importants de l’opéra (l’aria de Loris, le thème de Vladimir, celui de la vengeance de Fedora), galvanisant, par le pouvoir magique de sa baguette, non seulement le merveilleux orchestre de la Scala (qui, techniquement, le suit à la perfection !), mais aussi et surtout le public de la Scala, qui en fait le triomphateur de la soirée !

Une lecture scénique signée Mario Martone… et René Magritte !

Dans le cadre de cette histoire d’espionnage, la mise en scène de Mario Martone, avec la collaboration très efficace de Margherita Palli pour les décors, Ursula Patzak pour les costumes, Pasquali Mari pour les projections et Daniela Schiavone pour la chorégraphie, propose une interprétation contemporaine d’un souvenir de Magritte, décomposant et rassemblant, au cours des trois actes, comme dans un puzzle, tous les éléments constitutifs  d’un célèbre tableau du peintre surréaliste belge : L’Assassin menacé.

Ce jeu créatif proposant la reconstruction originale d’un rébus scénico-dramaturgico-musical amène le spectateur à voyager, comme Martone le dit lui-même, « dans un film de James Bond ».

Nous sommes à Saint-Pétersbourg au premier acte : dans le salon du comte Vladimir Andrejevich (sorte de salon de style new-yorkais, qui offre une vue, scène après scène, de la métropole moderne) se déroule le procès des domestiques, dans la recherche scrupuleuse de l’identification du meurtrier présumé, en présence de l’autorité nobiliaire et religieuse représentée par la croix byzantine de Fedora, et de ces agents-espions que nous retrouverons dans la scène finale du troisième acte, coiffés du typique chapeau « Fédora », un accessoire rétro, très utilisé entre la fin du XIXe siècle et les années 1950… et pourtant toujours « à la page » aujourd’hui !

Le voyage se poursuit, au deuxième acte, au domicile de la princesse Fedora, dans un hôtel particulier typique de Paris où l’on trouve des citations des tableaux de Magritte, L’Empire des lumières et Les Amants. Au dernier acte, nous arrivons enfin en Suisse, dans un chalet de l’Oberland, où la toile de L’Assassin menacé est reproduite dans une scène représentant un paysage alpin.

Excellence de la distribution vocale

La Fedora de Sonia Yoncheva suscite le respect. La soprano bulgare a démontré son habileté à dessiner les traits typiques de la « femme russe » qui « est deux fois femme, doublement adorable et hostile » dans une présence scénique sensuelle, séduisante et inquiétante, faite de  « douceurs et d’impétuosité, d’audace et de lâcheté, prête à se sacrifier et prompte à trahir » au nom d’un Amour irrésistible et bouleversant, qui finit par la transformer de bourreau en victime innocente, ce que suggère, vocalement, le fait d’adapter la rugosité d’un registre grave et guttural (la chanteuse ne recourt pas à l’émission mixte, peut-être délibérément ? ) à  un discours interprétatif très nuancé, atteignant son apogée dans  » tutto tramonta…tutto dilegua…L’amore è ingiusto…buona è la mort ! » dans le finale de l’acte III.

Le Loris de Roberto Alagna passe du statut d’ « assassin menacé » à celui de véritable triomphateur de la soirée pour ce qui est de la distribution vocale. Le ténor siciliano-français a démontré que le talent, la technique, le professionnalisme et l’honnêteté interprétative sont la condition sine qua non permettant de réaliser une carrière magnifique et durable, tout en se tenant éloigné de certains « artifices » imposés dans le monde de l’opéra depuis une vingtaine d’années par la dictature d’un star system assez vain, mêlant politique, mafia et pseudo-stars…

La soprano Serena Gamberoni, dans le rôle de la comtesse Olga Sukarev, a fait preuve d’une grande maîtrise musicale et d’un sens scénique aigu. Le De Siriex du baryton George Petean est doté d’une belle pâte vocale et d’une grande sensibilité dans l’interprétation. Parmi les rôles secondaires, il faut souligner la performance de la jeune mezzo-soprano Caterina Piva, qui interprété le rôle de Dimitri avec une voix joliment timbrée et se montre très à l’aise sur scène, et celle de Cecilia Menegatti, pleine de sensibilité, qui a su chanter la mélodie mélancolique du petit Savoyard avec juste ce qu’il faut d’émotion.

Les applaudissements du public prouvent finalement que proposer une nouvelle lecture scénique de ce merveilleux opéra qu’est Fedora était bel et bien une idée gagnante ! La palette infinie de notes et de couleurs se trouvant à la disposition d’un musicien ou d’un peintre souhaitant donner forme à une œuvre d’art qui satisfasse aussi bien l’œil, l’oreille, et l’âme du spectateur, ne trouve son origine que dans une source unique : le génie artistique d’Umberto Giordano lui-même !

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Les artistes

La Principessa Fedora Romazoff :  Sonya Yoncheva
Il Conte Loris Ipanoff :  Roberto Alagna
La Contessa Olga Sukarev :  Serena Gamberoni
De Siriex, diplomatico : George Petean

 Orchestre et chœurs de la Scala (chef du chœur : Alberto Malazzi), dir Marco Armiliato.

Mise en scène : Mario Martone
Décors : Margherita Palli
Costumes : Ursula Patzak
Lumères : Pasquale Mari
Chorégraphie : Daniela Schiavone

Le programme

Fedora

Opéra en trois actes d’Umberto Giordano, livret d’Arturo Colautti d’après le drame homonyme de Victorien Sardou, créé le 17 novembre 1898 au Teatro Lirico de Milan.

Teatro alla Scala, Milan, représentation du 21 octobre 2022.