Salome à l’Opéra de Paris – Ils moururent heureux et eurent beaucoup de petits prophètes

Si révolutionnaire et bouleversifiante que cette œuvre ait été dans l’évolution de l’art lyrique, la Salome de Richard Strauss avait-elle réellement besoin d’une nouvelle production parisienne, la troisième déjà dans la courte histoire de l’Opéra Bastille ? Évidemment, après messieurs Lavelli (pour une ultime fois à Garnier en 1986), Engel (en 1994 et 1996, avec retour en 2011) et Dodin (de  2003 à 2009), il fallait que la trajectoire de la fille d’Hérodiade soit relue avec les yeux d’une femme, et c’est ainsi que Lydia Steier fait ses débuts à Paris : sa Flûte enchantée salzbourgeoise n’avait pas vraiment convaincu, et sa vision genevoise des Indes galantes la conduisait à sacrifier toute la fin de la partition. De l’univers décadent dans lequel se vautre le tétrarque de Judée, sa production de Salome choisit de tout montrer jusqu’à l’écœurement – la direction de l’Opéra de Paris a même juger nécessaire d’informer que « certaines scènes présentant un caractère violent et/ou sexuel explicite peuvent heurter la sensibilité d’un public non-averti ». Un public averti en vaut deux, et doit donc pouvoir supporter cette cour d’Hérode où l’on viole et tue, d’abord derrière une vitre et en hauteur, le décor représentant l’arrière-cour où des hommes de main en combinaison de sécurité balancent les cadavres dans une fosse en les saupoudrant de chaux vive. Les Juifs sont des dandys wildiens, les Nazaréens des drag-queens, et Salomé une ado boudeuse qui refuse de participer aux incessantes orgies de sa mère et de son beau-père. Pour la danse des sept voiles, Hérode lui-même commence par déshabiller sa proie immobile, avant de la livrer en pâture à tout son entourage ; à l’issue du viol collectif, c’est le tee-shirt en lambeaux et le corps maculé de sang que Salomé réclame la tête de Iokanaan. Mais à côté de ce réalisme sordide, Lydia Steier s’accorde aussi de déconcertants moments d’évasion onirique. Chaque fois que Salomé fait l’éloge des beautés du prophète, le temps est suspendu et les soldats dansent, tels les acolytes de Monostatos charmés par la flûte de Tamino. Et surtout, lorsque la tête de saint Jean-Baptiste lui est livrée sur un plateau d’argent, l’héroïne se dédouble : côté jardin, la malheureuse se traîne à terre et on lui retire la fameuse tête avant même qu’elle ait pu l’embrasser ; côté cour, le rêve de Salomé s’accomplit, elle entre dans la cage du prophète qui s’envole au-dessus du plateau, et ils goûtent un bonheur parfait. Un vrai conte de fées.

Sans doute y avait-il également urgence à ce qu’une cheffe vienne diriger dans la fosse. Simone Young compose de son mieux avec l’acoustique de Bastille mais ne peut empêcher que les détails de l’orchestration de Strauss soient souvent noyés, ni que les chanteurs soient souvent couverts, surtout dans la première partie de la représentation. Si le timbre de Tanzel Akzeybek ne confère pas à Narraboth toute la séduction que d’autres titulaires ont pu lui prêter, Katharina Magiera est un page remarquablement sonore. Dépenaillé, maintes fois passé au Taser par les gardes qui l’environnent, et même par Salomé, le Iokanaan d’Iain Paterson manque un peu de cette autorité spirituelle que devrait posséder le prophète, et même en termes de volume le compte n’y est pas tout à fait. Pour sa prise de rôle, Elza van den Heever s’impose surtout dans le monologue final, qu’elle interprète avec une douceur inattendue, parfaitement en accord avec la transfiguration imaginée par la mise en scène ; dans ses premières scènes, le grave est généralement masqué par l’orchestre et l’on aimerait parfois plus de mordant dans la diction, mais l’aigu est toujours radieux. La soprano sud-africaine est déjà une belle Chrysothémis – notamment à l’Opéra de Paris en mai dernier – et, de plus en plus, une Impératrice ; la fréquentation du rôle (dans des productions moins éprouvantes ?) lui permettra certainement de s’affirmer en Salomé. Alors qu’elle était Salomé sur cette même scène en 2003, Karita Mattila revient cette fois en Herodias : si l’actrice est stupéfiante, la chanteuse peine davantage à nous faire croire à sa métamorphose en mezzo. John Daszak, en revanche, que l’on retrouve après la production d’Aix-en-Provence cet été, est un Hérode magistral. Si la voix n’est pas belle au sens strict, elle est en tout cas extrêmement présente et expressive, là où l’on entend parfois des ténors usés, et le personnage est en tous points aussi abject que l’a voulu Lydia Steier. Le public, même averti, aura-t-il envie de voir revenir cette nouvelle mise en scène au cours des saisons prochaines ? Les paris sont ouverts.

Les artistes

Salomé : Elza van den Heever
Herodes : John Daszak
Herodias : Karita Mattila
Jochanaan : Iain Paterson
Narraboth : Tansel Akzeybek
Page der Herodias : Katharina Magiera
Erster Jude : Matthäus Schmidlechner
Zweiter Jude : Éric Huchet
Dritter Jude : Maciej Kwaśnikowski
Vierter Jude : Mathias Vidal
Fünfter Jude : Sava Vemić
Erster Nazarener : Luke Stoker
Zweiter Nazarener : Yiorgo Ioannou
Erster Soldat : Dominic Barberi
Zweiter Soldat : Bastian Thomas Kohl
Cappadocier : Alejandro Baliñas Vieites
Ein Sklave : Marion Grange

Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Simone Young
Mise en scène : Lydia Steier
Décors et vidéo : Momme Hinrichs
Costumes : Andy Besuch
Lumières : Olaf Freese
Dramaturgie : Maurice Lenhard

Le programme

Salome

Drame en un acte de Richard Strauss, livret du compositeur d’après Oscar Wilde, créé le 21 novembre 1901 à la Semperoper de Dresde.

Opéra National de Paris Bastille, Représentation du samedi 15 octobre 2022