KATIA KABANOVA à la Komische Oper de Berlin : l’enfer de la famille
La Komische Oper propose une vision très noire (signée Jetske Mijnssen) du chef-d’œuvre de Janáček, particulièrement bien servie par la cheffe Giedrė Šlekytė et la soprano Annette Dasch.
Les opéras de Janáček, qui ont été si mal accueillis par le public à leur époque, sont aujourd’hui presque constamment à l’affiche. Quelle sacrée revanche pour le vieux Leoš que de voir son œuvre si appréciée aujourd’hui ! Kát’a Kabanová est l’un de ses titres les plus populaires : l’histoire est de celles qui accrochent toujours et la musique du compositeur morave fait tout pour rendre plus fort ce drame bourgeois au dénouement tragique.
Comme la presque contemporaine Katerina Izmailova dans le conte de Leskov (1865, Lady Macbeth du district de Mtsensk, qui sera mis en musique par Šostakovič), la Káťa (Katerina) Kabanová de la pièce d’Aleksandr Ostrovskij (1859, L’Orage) est une femme déçue par un mari faible qui part en voyage, la laisse à la merci des tentations et la jette dans les griffes d’une belle-mère (ou d’un beau-père) qui ne demande qu’à rendre sa vie encore plus misérable.
Katarina, protagoniste de l’opéra de Janáček, ne va pas jusqu’au meurtre comme son homologue russe, mais sous l’emprise de la culpabilité – qui fait totalement défaut à l’autre Katarina – pour l’adultère qu’elle a commis, elle se jette dans la Volga toute proche pendant un orage. Káťa est obsédé par le péché, comme tous les villageois. La crainte religieuse est en effet très forte dans le drame du compositeur morave, lequel avait fait ses études dans un couvent de Brno, tandis que dans l’opéra russe, la seule allusion à la religion se trouve dans la figure d’un prêtre orthodoxe, ivrogne et lascif.
Musicalement, on retrouve dans cette œuvre toute l’attention que Janáček porte aux mots. Avec lui, l’expression « phrase musicale » revêt un sens particulièrement profond : Janáček a méthodiquement transcrit les discours qu’il écoutait en notation musicale, c’est-à-dire qu’il a transformé la prosodie du langage en rythmes et mélodie, de sorte que le signifiant est pour ainsi dire devenu musique. Cette « mélodie linguistique » apparaît très clairement à l’écoute de cette Káťa Kabanová dirigée par Giedrė Šlekytė, une nouvelle cheffe arrivant de Lituanie pour s’installer sur le podium des grands orchestres comme l’ont fait auparavant Simone Young, Emmanuelle Haïm, Oksana Lyniv ou Joana Mallwitz, quelques-uns des talents féminins récemment découverts.
Le savoir-faire supérieur de la jeune cheffe d’orchestre apparaît clairement dès le début de la représentation, presque wagnérien, s’imprégnant toutefois rapidement d’un rythme devenant plus idiomatique et sur lequel s’insère la mélancolique chanson de la rivière. C’est une couleur sombre qui domine l’orchestre et la metteuse en scène Jetske Mijnssen maintient le rideau noir fermé pendant l’exécution du prélude, ce qui permet de souligner la richesse de l’incipit d’une œuvre à l’étonnante brièveté – ses trois actes durent moins qu’un acte unique straussien. L’exécution, se déroulant sans interruption, a ensuite permis de maintenir une forte tension narrative, avant d’arriver à un final fulgurant où la tragique parabole de la pauvre femme se conclut brutalement, en quelques secondes. Une fin impossible à mettre en scène de manière réaliste : en une minute à peine, l’héroïne se jette dans la rivière, se noie et son corps est rejeté sur le rivage ! C’est que Janáček est moins intéressé par la vraisemblance que par la concentration du drame, en quelques mesures particulièrement efficaces. La gestuelle précise de Šlekytė a tiré de l’orchestre une très belle sonorité mettant en valeur, plus encore que d’habitude, les raffinements instrumentaux – l’intervention frémissante des violons, le violoncelle poignant, les cors nostalgiques – qui ponctuent cette magnifique partition.
Aucun chanteur ne chante sur scène dans sa langue maternelle, mais la distribution est de grande qualité et elle compense une diction pas toujours exemplaire par une excellente capacité à interpréter les personnages. Citons tout d’abord l’interprète principale Annette Dasch, qui fait sien le rôle-titre avec une grande sensibilité et une vocalité extrêmement attentive à l’expression : le public lui réservera une ovation. Jens Larsen est le truculent Dikoj, Magnus Vigilius le neveu maltraité Boris, et Stefan Rügamer le mari alcoolique soumis à sa mère, un personnage moins antipathique que d’ordianire auquel la mezzo-soprano autrichienne Doris Lamprecht prête efficacement son viage et sa voix. Un souffle de légèreté vient de la Varvara de Karolina Gumos, au timbre chaleureux, et du Kudriaš de Timoty Oliver, les deux seuls personnages qui parviennent à échapper à cet enfer bourgeois.
Le metteuse en scène néerlandaise Jetske Mijnssen opte pour une lecture hyper-minimaliste : les villageois n’apparaissent même pas sur scène mais chantent en coulisses. La scène donne une impression d’enfermement étouffant, avec un intérieur conçu par Julia Katharina Berndt composé de trois pièces identiques, presque interchangeables, sans fenêtres, avec des portes communicantes et sur le mur du fond, une double porte ouvrant sur un néant brumeux. Oubliez la nuit d’été, l’écoulement de la rivière : une triste prison renferme en son sein les personnages, et même si les trois pièces défilent devant nos yeux, c’est toujours la même ambiance qui réapparaît : la table méticuleusement préparée avec une nappe que Kat’a, dans un moment d’insouciance, transforme en voile blanc. Même les costumes des années 1950 de Dieuweke van Reij ne permettent pas d’échapper aux brimades de Dikoj envers son neveu ou de Marfa Ignatjewna envers la belle-fille. Dans la dramaturgie de Simon Berger, tout est condensé en ces trois petites pièces : on voit ainsi Kudriaš faire la leçon au jeune Kuligin sur la table, la folle nuit du vieux Dikoj et de Marfa se consumer de façon grotesque sous la table de l’autre pièce, tandis que dans celle d’à côté, Kát’a commence à succomber à la tentation du « péché ». Dans le finale, la femme ne se jette pas dans la Volga mais s’empoisonne et meurt affalée sur le sol avec Boris, qui n’est pas parti. La vieille Kabanová ne remercie pas ses compagnons de village, qui ne sont pas présents comme mentionné, mais s’adresse directement au public, avec un effet tout aussi glaçant. Puis elle apparaît dans l’autre pièce et semble s’effondrer de douleur. Elle apparaît ainsi elle aussi comme une femme malheureuse suscitant la compassion de la metteuse en scène…
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Katia Kabanova : Annette Dasch
Kabanikha : Doris Lamprecht
Varvara : Karolina Gumos
Dikoï : Jens Larsen
Boris : Magnus Vigilius
Koudriarch : Timoty Oliver
Tikhon : Stefan Rügamer
Orchestre et chœurs de la Komische Oper Berlin, dir. Giedrė Šlekytė
Mise en scène : Jetske Mijnssen
Costumes : Dieuweke van Reij
Katia Kabanová
Opéra en 3 actes de Leoš Janáček, livret du compositeur d’après L’Orage d’Alexandre Ostrovski, créé le 23 novembre 1921 à Brno, Théâtre national.
Komische Oper de Berlin, représentation du 5 juillet 2022.