Une nouvelle production de Tosca conclut la saison lyrique de l’Opéra national de Lorraine

Eyes wide shut : Nancy conclut sa saison lyrique par une Tosca qui s’apprécie davantage avec les oreilles qu’avec les yeux.

Etrange objet opératique que la Tosca qui conclut la saison lyrique nancéienne… Confié à la metteuse en scène italienne Silvia Paoli, ce spectacle paradoxal fait la part belle à la musique et enchaine les images fortes mais échoue à raconter lisiblement cette histoire d’art et d’amour.

Tosca m’a tuer

Aller assister à une représentation de Tosca devrait toujours être une fête. Sur ce point, comment ne pas être d’accord avec Matthieu Dussouillez, directeur général de l’Opéra national de Lorraine, qui signe le premier article du programme de salle ? « En cette période privilégiée de l’année où les jours rallongent, où nous rêvons déjà de l’été à venir, où il est bon de s’asseoir [place Stan’] à la terrasse d’un café pour siroter un verre de spritz, j’aime l’idée que l’Italie vienne à nous » écrit-il dans son essai joliment intitulé « Tosca en été ». Las, Silvia Paoli prend l’exact contrepied de cet hédonisme estival et propose sur la scène de l’opéra de Nancy une Tosca militante et hyper intellectualisée.

Adapté d’un drame boursouflé signé de l’auteur à succès Victorien Sardou, le chef d’œuvre de Puccini n’a pas la profondeur des grands drames politiques verdiens mais il est relativement courant de voir les metteurs en scène traiter Tosca comme une dénonciation de l’arbitraire et de la violence aveugle des régimes dictatoriaux. À cette grille de lecture, Silvia Paoli préfère celle davantage dans l’air du temps qui consiste à accabler les religions en donnant à voir leurs pires travers. Pas un des récents scandales qui ont éclaboussé l’Église catholique n’est épargné au spectateur : le sacristain caresse les cheveux des enfants de chœur d’un air chattemite, les cardinaux sont inévitablement des jouisseurs qui se gobergent et se vautrent dans le péché de gourmandise (quel cliché que ce prélat qui dérobe une pièce de viande sur la table !) et Scarpia – lorsqu’il n’entreprend pas de sodomiser Tosca – se masturbe en regardant une bonne sœur qu’il oblige à relever sa bure et à écarter les cuisses. Si la volonté de dévoiler ces abus est louable, on est en droit d’attendre de la part de la metteuse en scène un peu plus de subtilité et, surtout, une plus juste connaissance de ce qu’elle entend dénoncer.

Deux détails témoignent en effet que Silvia Paoli aurait sans doute pu approfondir sa réflexion et préciser davantage sa mise en scène. Au premier acte, lorsque Floria Tosca rejoint son amant dans l’église Sant’Andrea della Valle, la chanteuse Salome Jicia se signe mais trace la croix sur sa poitrine à l’envers, de droite à gauche, selon le rite orthodoxe. Le personnage de Tosca se définissant intrinsèquement par sa piété catholique exacerbée, cette erreur aurait dû être remarquée aux répétitions et corrigée. Au deuxième acte, la mise en scène prend le parti de faire du personnage de Sciarrone (habituellement un gendarme) un cardinal mais la fausse bonne idée se heurte à la réalité du livret : lorsque Scarpia s’adresse à Sciarrone, c’est effectivement toujours en le tutoyant et en le rudoyant. Imagine-t-on le bigot Scarpia manquer de respect à un Prince de l’Église ? Là encore, une meilleure connaissance des rapports hiérarchiques au sein de la Curie romaine aurait permis à la mise en scène de gagner en rigueur comme en crédibilité.

Ces réserves une fois émises, force est de reconnaitre à Silvia Paoli un indéniable talent pour créer de sublimes images à partir d’un décor uniformément blanc qui n’ancre le drame dans aucune époque particulière et permet de toucher à l’universel.

A la fin du premier acte, la grande scène du Te Deum est traitée à la manière d’un Mystère médiéval : à mesure que la musique s’enfle, la scène est progressivement investie par le chœur vêtu comme des santons napolitains de riches soieries bariolées et c’est finalement devant une reconstitution du martyre de saint André que Scarpia s’exclame « Tosca, mi fai dimenticare Iddio ». Au début de l’acte II, le rideau se lève sur une très jolie scène de genre qui rappelle la manière académique du peintre anversois Georges Croegaert : autour d’une grande table juponnée de blanc, sous un crucifix, le baron Scarpia partage son dîner avec trois cardinaux empourprés de satin. La dernière image du spectacle, enfin, est aussi sublime qu’elle est terrifiante : la silhouette de Tosca juchée sur un charnier s’imprime durablement sur la rétine du spectateur et le hante longtemps après la tombée du rideau.

Le parti pris de Silvia Paoli d’organiser la narration de son spectacle autour du personnage de Scarpia est aussi à mettre au crédit de sa mise en scène. A l’exact opposé du barbon qu’il est souvent, le chef de la police romaine emprunte ici à son interprète la physionomie d’un ange déchu. L’âme de Scarpia est cependant aussi noire que les traits de son visage sont séraphiques. Plus qu’un « bigot sadique qui mêle à la religion ses pratiques libertines », il est ici un pervers fétichiste qui, comme le Dom Juan de Mozart, est capable d’identifier la marquise Attavanti au seul parfum de son éventail ! Le décor du deuxième acte, conçu par Andrea Belli, est incontestablement le mieux réussi : métaphore de la psyché malade de Scarpia, il se résume à une grande boite immaculée à l’éclairage blafard. La froideur clinique du Palazzo Farnese dit mieux qu’une accumulation d’accessoires la précarité mentale d’un Scarpia obsédé par la pureté à laquelle la brutalité de ses fantasmes ne lui permette pas d’accéder. La radicalité de ce décor dépouillé a cependant ses limites et prive le spectateur de la grande pantomime dont la tradition remonte à Sarah Bernhardt. En lieu et place, Tosca s’étant enfuie après avoir assassiné son bourreau, ce sont les sbires masqués de Scarpia qui investissent la scène et se ruent sur le cadavre de leur maitre comme la meute au moment de la curée. Quelques secondes suffisent pour que le corps de Scarpia soit dépouillé de ses vêtements et gisent presque nu, les bras en croix, la poitrine entaillée d’un stigmate sanguinolant. Dans la mort, le démon s’identifie une ultime fois à la figure du Christ crucifié.

« E diedi il canto agli astri, al ciel, che ne ridean più belli »

Si la mise en scène de cette Tosca peut à bon droit susciter quelques réserves, le plateau musical réuni sur la scène du palais Hornecker n’appelle en revanche que des éloges.

Dans les deux rôles principaux, Salome Jicia et Rame Lahaj sont déjà bien connus du public nancéien. La première a été en 2017 une remarquée Semiramide à l’Opéra national de Lorraine tandis que le second avait soulevé l’enthousiasme du public nancéien un an plus tôt en interprétant Edgardo dans la production de Lucia di Lammermoor de Jean-Louis Martinelli. Passer du romantisme belcantiste au vérisme puccinien aurait pu s’avérer périlleux mais les deux artistes démontrent chacun de réelles dispositions pour ce répertoire.

De la diva Floria Tosca, la soprano géorgienne Salome Jicia s’est parfaitement approprié le personnage qu’elle réussit à faire évoluer au fil des actes. D’une amoureuse viscéralement jalouse qui minaude pour attirer l’attention de son amant, elle sait progressivement étoffer son incarnation pour devenir au deuxième acte une femme brisée, prête au crime, et finalement une véritable héroïne de tragédie au moment d’accompagner Cavaradossi dans la mort. La voix de Salome Jicia suit rigoureusement la même évolution, d’abord légèrement retenue (les « Mario, Mario, Mario » de son entrée en scène sont même légèrement sous joués par rapport à son irruption tonitruante dans l’église, les bras chargés de roses blanches) avant de se libérer dans le duel de fauves qui l’oppose à Scarpia au cœur de l’opéra. Moment tubesque attendu par la salle qui retient son souffle pour se suspendre aux lèvres de la diva, « Vissi d’arte » est délivré comme il doit l’être, à genoux à l’avant-scène, avec la sincérité de la vraie prière et sans pathos exagéré. Dans les moments où l’action l’obligent à un véritable corps à corps avec son partenaire, la chanteuse ne perd jamais de vue la ligne de son chant et atteste qu’elle a minutieusement étudié la partition sans céder à la facilité de certaines traditions, notamment lorsqu’elle chante, ainsi que l’exige Puccini, l’imprécation « E avanti a lui tremava tutta Roma ». Au dernier acte, le chant de Salome Jicia se met entièrement au service du drame et le cri qu’elle pousse sur le cadavre de Mario est bien celui d’une bête blessée à mort. Pour un rôle abordé pour la première fois en scène, la gageure est relevée ; l’interprétation peut même encore gagner en intensité lorsque – le trac de la Première surmonté – l’artiste se libérera du souci de produire des décibels pour concentrer encore davantage son chant sur l’émotion.

Au peintre Mario Cavaradossi, Rame Lahaj prête sa silhouette athlétique, sa nonchalance toute méditerranéenne et un timbre de ténor particulièrement phonogénique. Est-ce la chaleur qui régnait sur le plateau ou le décor du premier acte qui empêche le son d’être correctement projeté vers la salle ? Les premières interventions du chanteur kosovar ont en tout cas donné l’impression d’être un peu détimbrées mais l’instrument du chanteur s’est donné à entendre à sa juste puissance dès l’aria « Recondita armonia » puis dans tout le long duo avec Tosca. Sommet vocal du rôle, les cris enthousiastes « Vittoria ! Vittoria ! » finissent de camper un personnage héroïque à la voix saine mais c’est évidemment dans « E lucevan le stelle » que Rame Lahaj s’impose comme un titulaire raffiné de ce rôle : la prière du condamné est chantée mezza voce, presque murmurée, le chanteur s’autorisant à tordre la mélodie par l’emploi de quelques rubati qui demeurent toujours de bon goût.

A l’instar de ses camarades, Daniel Mirosław aborde son rôle pour la première fois et campe un Scarpia étonnement jeune et séduisant. En l’état actuel de ses moyens vocaux, ce serait folie de se confronter à ce répertoire dans des salles plus grandes mais l’opéra de Nancy est l’écrin idéal pour savourer les nuances de son timbre grave au medium riche et aux aigus brillants. Si le Te Deum impose déjà l’intensité de l’interprétation, c’est évidemment dans l’acte du Palais Farnèse que le baryton polonais distille cinquante nuances de noirceur dans la manière de s’affronter à Tosca. Le jeu d’acteur, sobre mais glaçant, est déjà d’un grand professionnalisme et augure d’une belle carrière à venir dans des rôles de premier plan.

Autour de ces trois protagonistes principaux, cinq comprimari assument crânement les petits rôles dans lesquels ils sont distribués.

A tout seigneur tout honneur, Tomasz Kumięga est le premier à entrer en scène et à incarner un Angelotti racé et bien chantant, parfaitement connecté à l’orchestre. Avec quelques répliques de plus, Daniele Terenzi campe un sacristain moins truculent qu’à l’ordinaire et singulièrement plus malaisant dans sa manière d’évoluer au milieu de jeunes enfants qu’il rudoie et cajole tout à la fois. Toujours à portée de main et de voix de son maitre Scarpia, vêtu d’un improbable rase-pet en peau de lapin, Spoletta a la silhouette et la voix de Marc Larcher. Chez lui aussi, la précision du jeu d’acteur peut s’appuyer sur un timbre de ténor viril et ensoleillé. Jean-Vincent Blot a le talent de se composer une mine de prélat onctueux tout en chantant élégamment des répliques d’une rare violence et Heera Bae interprète de la coulisse la ritournelle du berger d’une voix cristalline et pure comme une aube romaine.

En fosse, l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine donne le sentiment d’avoir énormément travaillé sous la baguette du chef milanais Antonello Allemandi pour tisser un tapis musical d’une épaisseur digne du drame puccinien. Bandée comme un arc, la tension dramatique de ces deux heures de musique ne se relâche jamais, à l’exception peut-être du prélude orchestral du dernier acte où l’orchestre donne à entendre les cloches de Rome qui se répondent les unes aux autres dans une polyphonie bouleversante. La justesse des pupitres des cuivres reste perfectible mais l’ensemble des cordes bruissent sous la battue du Maestro en une pâte orchestrale à la fois dense et soyeuse.

Au rideau final, le public nancéien accueille favorablement la proposition artistique qui lui est faite et acclame l’ensemble du plateau comme l’équipe de la mise en scène. Il n’en reste pas moins qu’une succession d’images fortes ne fait pas une dramaturgie cohérente et qu’on peut dépoussiérer Tosca sans céder au simplisme des clichés anti-catho.

Les artistes

Floria Tosca   Salome Jicia
Mario Cavaradossi   Rame Lahaj
Le baron Scarpia   Daniel Mirosław
Cesare Angelotti   Tomasz Kumięga
Le sacristain   Daniele Terenzi
Spoletta   Marc Larcher
Sciarrone     Jean-Vincent Blot
Un berger     Heera Bae
Un geôlier     Yong Kim

Chœur d’enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy
Chœurs et Orchestre de l’Opéra national de Lorraine, dir.     Antonello Allemandi
Chef des Chœurs     Guillaume Fauchère

Mise en scène   Silvia Paoli
Décors     Andrea Belli
Costumes     Valeria Donata Bettella
Lumières     Fiammetta Baldiserri

Le programme

Tosca

Opéra en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après la pièce de Victorien Sardou. Créé au Teatro Constanzi à Rome le 14 janvier 1900.

Opéra national de Lorraine, mercredi 22 juin 2022