Montpellier : Danse avec les Sept péchés capitaux

Les Sept Péchés capitaux de Bertolt Brecht et Kurt Weill à Montpellier

Deux œuvres sont associées pour le spectacle des 18 et 19 juin à Montpellier Danse, festival qui célèbre sa 42e édition. Les danseurs du Danish Dance Theater et les chanteurs du Royal Danish Opera y frayent avec l’Orchestre national de Montpellier Occitanie sur le plateau de l’Opéra Berlioz.

Sous la houlette du même chorégraphe, Pontus Lidberg, Les Sept péchés capitaux du duo Brecht / Weill s’enchaînent à la création chorégraphique Roaring Twenties. Le public cosmopolite les plébiscite.

Un ballet chanté de l’entre-deux-guerres

Après s’être illustré dans des créations novatrices – L’Opéra de quat’sousGrandeur et décadence de la ville de Mahagonny – le tandem berlinois Brecht / Weill investit le ballet contemporain avec Les Sept péchés capitaux. Commande parisienne, ce ballet chanté est créé à Paris (7 juin 1933) dans la chorégraphie de Georges Balanchine au Théâtre des Champs-Élysées.

La paresse, l’orgueil, la colère, la gourmandise, la luxure, l’avarice, l’envie, soit les sept péchés capitaux décrits par la Bible, s’animent au prisme de la vision d’Anna dans ce conte philosophique. La jeune américaine doit travailler sept ans dans sept villes nord-américaines pour récolter l’argent nécessaire à l’acquisition de la maison familiale sur les rives du Mississipi. Tandis que Brecht tourne en dérision l’esprit petit-bourgeois au lendemain de la crise de 1929, avec un marxisme plus voltairien que militant, sept séquences sont successivement mobilisées. Chacune est l’incarnation d’un péché que l’expérience d’Anna (dédoublée en une chanteuse et une danseuse) actualise, tant elle est prisonnière des rouages capitalistes. Dès le prélude chanté, la valeur de l’argent y est ironiquement posée par Anna célébrant la nation américaine, « un seul cœur, un seul livret d’épargne ». La voix du peuple, celle du prolétariat, s’exprime avec cynisme par le truchement du quatuor masculin, tantôt collectif, tantôt en chant soliste.

Comment ce prisme politique impacte-t-il un ballet chanté ? Il s’agit avant tout de théâtre, et les composantes textuelles (chantées), musicales et chorégraphiques se combinent pour offrir un spectacle tout aussi hybride que l’était L’Opéra de quat’sous. L’esprit subversif du cabaret berlinois est évidemment sous-jacent, mais Kurt Weill juxtapose des ambiances contrastées au fil des 7 séquences. Sa virtuosité réside dans le collage de cultures diverses, et pour 1933, encore en « dissonance » dans les mentalités de l’Ouest. Des chants traditionnels (Songs avec guitare ou banjo) aux danses contemporaines (fox-trott, marche) ou de salon (valse), du madrigal à 4 voix (style Barber shop) au cadencement motorique de l’orchestre, la singularité façonne chaque séquence. L’orchestration grinçante participe à la déconstruction croissante du rêve petit-bourgeois. C’est donc une esthétique différente de celle de Prokovief dans Le Pas d’acier, ballet contemporain produit pour les Ballets russes (1928).

Investis sur l’immense plateau du Corum de Montpellier

© Büre Jantzen

Si le prisme brechtien était opérant en 1933, le tandem actuel de cette réalisation – Pontus Lidberg chorégraphe, Patrick Kimmonth, mise en scène et scénographie – rajoute une couche de distanciation et d’ironie au propos. Par une scénographie imposante de 7 arcs lumineux en ligne de fuite à la Borromini (Palazzo Spada), le spectateur est conduit vers l’illusion d’une perspective autant visuelle qu’historique sur l’immense plateau de la salle Berlioz. En effet, chaque séquence désignant un péché est structurée par une seule couleur (lumière et costumes), un seul univers culturel lui-même corrélé à un style dansé. L’historicité se traduit par un balayage, de la Renaissance (colère) jusqu’au disco New yorkais des Seventies (avarice). Pour exemple, la danse classique investit le style Trianon à l’époque de Watteau en stigmatisant « la paresse, mère de tous les vices ». Le style colonialiste de Joséphine Baker préside à la séquence gourmandise, un style déconstruit par le genre. C’est l’immense danseur de la troupe (Lukas Hartvig-Moller), ceinture de bananes sur les hanches, qui se déhanche voluptueusement pendant que le fruit jaune géant (en suspension) traverse la scène en tanguant. La caricature est encore plus radicale lorsque les danseurs en tutu (et barbe pour certains) évoquent le ballet russe romantique (Petipa) pour réveiller la luxure du misérable bordel où la jeune prolétaire travaille … Sans vulgarité, l’esprit critique est ainsi vivifié au fil de l’odyssée d’Anna (Candide), en tenue de cabaret des années 30 – body, collant noirs et talons, canne et chapeau à la Marlène. En revanche, nous sommes moins sensibles au jeu permanent des poupées, féminines ou masculines, manipulées par les protagonistes. Visuellement intéressant, ce contrepoint de corps inanimés, dénonçant peut-être la subordination de l’humain à l’objet sexuel ou de rendement, ne paraît pas suffisamment articulé au théâtre dansé.

Les cinq rôles chantés en langue germanique  – Anna et le quatuor masculin (voir la rubrique Artistes ci-dessous) – déploient d’indéniables qualités musicales. Jouant la carte du Sprechgesang de cabaret (soutenu par une sonorisation), la chanteuse danoise pop Oh Land (du nom de son album éponyme, 2011) parcourt les sept stations de son odyssée avec naturel. L’homogénéité et la projection vocale des ténors et basses solistes (prolétarisés ou dégenrés par leur costume de scène) s’inscrit dans l’expressionnisme.  Mais c’est sans doute le tissu orchestral, intelligemment calibré par Robert Houssart, chef en titre de l’Opéra de Copenhague, qui captive le plus. Après le spectacle, le jeune chef, formé en Angleterre, nous communique son bonheur de diriger tantôt le ballet tantôt l’opéra sur la scène danoise. Interrogé sur son goût pour le répertoire français, il nous confie sa préférence pour Berlioz (Béatrice et Bénédict), Ravel (L’Enfant et les sortilèges) et Messiaen (Saint-François d’Assise). Un chef à suivre donc !

Après l’entracte, la musique vivante s’éclipse pour céder la place à l’elektro pré-enregistré (Den Sorte Skole) pour la création chorégraphique Roaring Twenties de Pontus Lidberg. Le « rugissement » (selon le terme anglais) des Années folles est vite absorbé par les préoccupations de notre temps. Les dix danseurs l’expriment avec juvénilité et fragilité autour de la figure omniprésente du déséquilibre.

Sous la direction de Jean-Paul Montanari, le festival Montpellier Danse réserve d’autres créations associant musique vivante et danse. Notamment Mystery Sonatas, chorgégraphié par Anne Teresa de Keersmaeker et Amandine Beyer, sur les sonates d’H. Biber (1676) avec l’ensemble Gli Incogniti (29, 30 juin, 1er juillet). Ou encore Empire of Flora chorégraphié par Michèle Murray sur le DJ-set de Lolita Montana (29 et 30 juin).

Les artistes

Anna 1 : Oh Land (chant)
Anna 2 : Lukas Hartvig-Moller (danse)

Chanteurs du Royal Danish Opera : Fredrik Bjellsäter, Kyungil Ko, Michael Kristensen, Joakim Larsson

Ballet du Danish Dance Theater

Orchestre national de Montpellier Occitanie, sous la direction de Robert Houssart

Chorégraphie et mise en scène : Pontus Lidberg Patrick Kimmonth

Mise en scène et scénographie : Patrick Kimmonth

Lumières : Raphael Frisenvaenge Solholm, Mathias Hersland

Le programme

Les Sept péchés capitaux

Ballet de Bertolt Brecht sur une musique de Kurt Weill, créé le 7 juin 1933 au Théâtre des Champs-Élysées

Roaring Twenties

Ballet créé par Pontus Lidberg