A l’Opéra de Rouen, une Flûte en chantier

Un sympathique fatras pensé avant tout pour les néophytes du lyrique

Les productions se suivent et ne se ressemblent pas à l’Opéra de Rouen, et c’est tant mieux. Blafarde et monochrome dans le Jenufa exsangue de Calixto Bieito, sa scène se pare désormais de couleurs vives pour conclure la saison avec une Flûte enchantée revisitée par le chorégraphe Pierre Rigal et créée à Toulouse fin 2021. Pour ses débuts dans la mise en scène, ce dernier à choisi de jouer à fond la carte pédagogique, au point qu’on se demande parfois si l’on n’a pas affaire à une séance « jeune public » (la salle accueillait du reste plusieurs groupes scolaires en ce soir de première). Sa vision est celle d’un grand livre d’images, entre la planche encyclopédique et l’Abécédaire, avec des juxtapositions visuelles dans l’esprit du Monty Python’s Flying Circus (un serpent découpé en rondelles, une montagne qui se scinde en deux visages, une station-service métaphysique tombée du ciel, une ménagerie de carton-pâte…). C’est frais, acidulé, bordélique aussi – même si le second acte contredit cette approche, l’essentiel du visuel du temple de Sarastro se bornant alors à de grands pans de rideaux façon sacs poubelle noirs virant au doré une fois les épreuves initiatiques accomplies. La volonté didactique de Rigal apparaît aussi dans l’idée-force de la production : l’opéra conçu et commenté en direct par Mozart et Schikaneder, présents sur scène dès l’ouverture pendant laquelle une pantomime figure l’enlèvement de Pamina. Incarnés par une comédienne et un comédien, le compositeur et son librettiste prennent en charge – en VF – pendant toute l’œuvre les dialogues du singspiel originel, substituant alors leur voix à celle des chanteurs réduits à mimer les situations… L’effet déconcerte sans convaincre. Ultime artifice censé faciliter la compréhension des intrigues de cette fable philosophico-burlesque : deux écrans en complément du surtitrage accueillent des commentaires de l’action, tels des légendes d’illustrations ou des phylactères ironiques. Là encore, le procédé laisse sceptique, tant la redondance est au rendez-vous : Papageno appelle-t-il à l’aide face au serpent terrifiant ? Les écrans commentent : « Un serpent [effrayant] » et « Papageno [effrayé] » ; l’épreuve initiatique du silence se voit assortie d’un intitulé à l’usage des mal-comprenants : « Parler ou se taire ? » ; et, quand la Reine de la Nuit entre en scène, l’écran s’empresse de confirmer qu’il s’agit… de la Reine de la Nuit.

Une telle approche peut agacer ; elle témoigne au moins d’une humilité certaine de la part de Rigal, adoptant – peut-être à l’excès – la posture du néophyte s’adressant aux néophytes. Reste à savoir si cette démarche est pertinente pour un opéra aussi célèbre que la Flûte…

Une fois sortis de leur rôle de mimes, les chanteurs de cette production offrent une soirée de chant d’une belle homogénéité. Quand il parvient à se départir d’une projection un peu forcée, Juan Francisco Gatell fait entendre un beau timbre juvénile, bien dans le ton du personnage « en formation » de Tamino ; s’il peut sembler éclipsé par la splendide envergure dramatique et vocale du Papageno de Benjamin Appl – unique germanophone de la distribution -, il trouve dans la Pamina de la Canadienne Elisabeth Boudreault une partenaire idéale. Le « Ah, ich fuhl’s… » de la soprano est une des grandes réussites de la soirée. Dans ses deux airs salués par des applaudissements nourris, la coloratura Galina Benevich dépeint une Reine de la Nuit profondément humaine (Rigal insiste sur la nécessité de réhabiliter son personnage) et frontale dans ses affects : tendresse, désolation, fureur ; Sandrine Buendia est une Papagena malicieuse, qui parvient à faire oublier son inexplicable accoutrement (justaucorps vert portant l’inscription « je ne suis pas une vieille pie ») ; Enguerrand de Hys n’a pas cette chance, qui s’efforce de donner corps au veule et cruel Monostatos affublé d’une énorme sac à dos cubique (clin d’oeil aux « esclaves modernes » de notre société ubérisée) qui rend ses évolutions scéniques confuses et désamorce le caractère menaçant du personnage ; les Trois Dames se débattent avec une coiffe surdimensionnée affublée d’une voilette pour faire entendre leur voix grêle, vectrice d’un comique piquant ; enfin, la basse polonaise Krzysztof Bączyk confère à son Sarastro toute la solennité ambiguë requise par son rôle. Au diapason de ces démonstrations vocales, l’Orchestre de l’Opéra de Rouen-Normandie dirigé par Ben Glassberg se distingue par un sens du phrasé et une pétulance dramatique qui font merveille dans cette œuvre multiforme, oscillant entre bouffe et gravitas, verve truculente et rituel cryptique. On attend avec impatience de l’entendre dans la Clémence de Titus programmée pour la fin de l’année…

Les artistes

Tamino : Juan Francisco Gatell
Pamina : Elisabeth Boudreault
Papageno : Benjamin Appl
La Reine de la Nuit : Galina Benevich
Les trois Dames : Julie Martin du Theil, Victoire Bunel, Victoria Massey
Sarastro : Krzysztof Bączyk
Monostatos : Enguerrand de Hys
Papagena : Sandrine Buendia
Sprecher : Simon Shibambu
Prêtre 1 / Homme en armes 1 : Kaëlig Boché
Prêtre 2 / Homme en armes 2 : Paul Grant
Mozart : May Hilaire
Schikaneder : Matthias Hejnar
Danseuses et danseurs : Mélanie Chartreux, David Mazon Fiero, Léa Perat, Ilario Santoro, Camilo Sarasa Molina 

Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, dir. Ben Glassberg
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie
Mise en scène, chorégraphie : Pierre Rigal, assisté de Mélanie Chartreux et Agathe Vidal
Décors : Frédéric Stoll
Costumes : Roy Genty, Adelaïde Le Gras
Lumières : Christophe Bergon
Conception son : Joan Cambon

Le programme

Die Zauberflöte

Singspiel en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret d’Emanuel Schikaneder, créé à Vienne en 1791.
Opéra de Rouen, représentation du Vendredi 10 juin 2022.