MONTE-CARLO : LUXE, SADISME ET VOLUPTÉ… AUTOUR DE MANON LESCAUT

Opéra de Monte-Carlo : <i>Manon Lescaut</i>

Le forfait de Maria Agresta, qui devait effectuer sa prise de rôle dans la première des grandes héroïnes pucciniennes, permet à Anna Netrebko de refaire sur la scène monégasque un retour scénique remarquable.

Même si le public de cette dernière à laquelle il nous était donné d’assister n’aura pas totalement manifesté, tout au long du spectacle, l’enthousiasme délirant auquel la plupart des prestations d’Anna Netrebko donnent habituellement cours, l’incarnation vocale de la diva austro-russe marquera sans nul doute l’histoire de l’Opéra de Monaco.

Un couple Manon-Des Grieux de grande envergure

À l’exception d’un concert avec Yusif Eyvazov en 2018 au Grimaldi Forum, Anna Netrebko ne s’était jamais produite sur la scène monégasque (une version concert de Iolanta avait en outre été annulée). C’est dire combien, pour de très nombreux fans chanceux, voire d’artistes lyriques ayant réussi à trouver un billet, le déplacement en principauté s’imposait, dès l’annonce de la venue de l’une des voix les plus glorieuses de la lyricosphère. Tout a déjà été écrit sur « la » Netrebko et, pour ne la comparer qu’à elle-même dans le même emploi, entendu pour sa prise de rôle au Teatro Costanzi de Rome en 2014, il est frappant de constater combien la voix, outre cette puissance naturelle effarante sur tout l’ambitus, semble encore davantage dotée d’une palette infinie de couleurs, de nuances, de sons filés qui sont aujourd’hui au sommet, presque après 30 ans d’une carrière exceptionnelle.
Aussi, c’est tout naturellement dans la morbidezza et, de fait, le soyeux de son premier air « In quelle trine morbide » que l’on sait qu’Anna Netrebko délivrera ce soir une performance vocale du plus haut niveau, non démentie par la totalité d’un dernier acte qui, malgré la pauvreté d’un propos scénique qui aurait dû la sublimer, permet d’entendre un « Sola, perduta, abbandonata » d’anthologie.

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À ses côtés ou plutôt à son niveau – c’est-à-dire au plus haut – doit être mise l’extraordinaire prouesse vocale du Des Grieux de Yusif Eyvazov. Que de chemin parcouru depuis sa première prestation dans ce rôle, à Rome toujours, où l’on se souvient bien des yeux du ténor azerbaïdjanais timidement rivés vers le pupitre du maestro Muti ! Comme nous le laissait pressentir son récent Maurizio d’Adriana Lecouvreur à Milan, mais évidemment davantage encore vu l’extraordinaire difficulté d’un rôle redouté même des plus illustres divi – un Corelli a, par exemple, toujours refusé de l’aborder à la scène – Yusif Eyvazov « est » la voix du rôle, laissant, selon nous, loin derrière, et par la technique et par l’endurance hallucinante, la plupart de ses congénères actuels. À la sortie de la soirée, on pouvait entendre certains spectateurs judicieusement remarquer qu’avec ce ténor on avait, tout au long du spectacle, l’assurance qu’il n’était jamais dans sa zone de limite. Effectivement, quelle santé vocale prodigieuse chez Yusif Eyvazov dans des climax de l’ouvrage tels que, bien sûr, le fiévreux duo de l’acte II « Tu, tu, amore, tu ! » puis le difficile « Ah, Manon, mi tradisce il tuo folle pensiero » avant les cimes ardues de «  Ah ! non v’avvicinate ! », à l’acte III , acte véritablement « du » ténor dans son amour fou et désespéré pour Manon. Peut-être parce qu’il méritait, au terme de longues années d’un travail acharné, cette consécration dans l’un des rôles de ténor spinto les plus difficiles du répertoire, c’est peut-être Yusif Eyvazov qui nous a le plus conquis lors de cette dernière.

Aux côtés du couple star, du beau monde, encore ! Du Lescaut sonore de Claudio Sgura au Geronte racé d’Alessandro Spina – aux faux-airs ici de Karl Lagerfeld ! – on ne voudrait surtout pas oublier l’Edmondo à la voix pleine et à l’aigu saillant du ténor portugais Luis Gomes ni la belle incarnation, bien que trop courte, du maître de musique de Loriana Castellano, que l’on retrouvait avec plaisir à Monaco. Des artistes que l’on serait heureux de voir engagés davantage dans des premiers rôles, en France en particulier !

Une production scénique qui ne va pas au bout d’un concept initial pourtant stimulant…

Disons d’emblée qu’en ce qui nous concerne, si cette soirée ne gravit pas les sommets qu’elle aurait pu atteindre vu l’excellence de son plateau vocal, c’est du fait d’une direction d’acteurs – signée Guy Montalvon – qui se contente de lâcher quelques idées plutôt séduisantes au départ mais qui ne les exploite pas suffisamment, jusqu’au terme d’un dernier acte particulièrement inepte.
Transposer l’action à l’époque moderne dans le monde parisien de l’art contemporain, pour faire de Geronte un artiste-peintre-sculpteur fasciné par la plastique de Manon dont il fait, au deuxième acte, son plus beau modèle, aurait pourtant pu permettre d’inscrire davantage le personnage en résonnance avec celui de Des Grieux, lui aussi envoûté par la beauté de l’héroïne (« Donna non vidi mai simile a questa ! ») et de faire plus clairement apparaître sa folie baroque, au-delà des décors plutôt réussis de Hank Irwin Kittel : mosaïque représentant au premier acte le visage d’une femme sans traits distincts mais aux lèvres rouges sensuelles, tableaux figurant des femmes à la poitrine dénudée dans l’appartement de Géronte à la décoration flashie …
En outre, ce qui nous a paru le plus gênant pour l’évolution psychologique des personnages principaux, est que le basculement de Géronte, au troisième acte, dans un délire psychopathe – on assiste ici, au lieu de l’habituel embarquement sur le port du Havre, à une vente aux enchères des victimes soumises à la perversion sadique du trésorier général, qui préside à la séance – n’est absolument pas exploité dans l’acte final. On s’attendrait ainsi à être entraîné dans une expérience scénique insoutenable entre, d’un côté, la cellule dorée de Des Grieux, où la table est dressée et les pacs d’eau minérale, relégués dans un coin de la pièce, prêts à servir sans doute au pire des jeux sadiques et, de l’autre, le cachot à la lumière blafarde où Manon est condamnée à mourir de soif. Mais il n’en est rien et, après avoir tourné dans tous les sens, Manon finit par se résigner, s’allonge et meurt tandis que la porte de la cellule de Des Grieux s’ouvre subitement et laisse passer un rayon de lumière. Dommage.

Chœur et orchestre philharmonique côtoient également les sommets…

C’est le chœur de l’Opéra et l’orchestre philharmonique qui nous rappellent cependant à l’excellence de l’instant : comme on a déjà pu l’écrire à maintes reprises, le travail de Stefano Visconti avec « son » chœur permet, chaque spectacle durant, de constater l’impérieuse nécessité pour une grande maison d’opéra de s’appuyer sur un ensemble sans faille dans ses divers pupitres. Avec Manon Lescaut en particulier, le chœur dispose d’une fonction d’acteur à part entière – la communauté étudiante au premier acte, la foule au troisième – qui lui permet de contribuer à la puissance sonore de l’ouvrage. Si, dans la fosse, Pinchas Steinberg, maestro dont on a par ailleurs souvent salué le métier et la connaissance des voix, ne nous convainc pas totalement par le choix de ses tempi, ultra rapides au lever de rideau, bien lents pour l’intermezzo – curieusement placé avant le dernier acte – au risque d’en perdre la passion, la phalange monégasque n’en démontre pas moins, surtout dans l’opéra de Puccini probablement le plus fertile en innovations musicales complexes, qu’elle est bien l’une des formations orchestrales les plus passionnantes de la région.

Les artistes

Manon Lescaut : Anna Netrebko
Lescaut : Claudio Sgura
Le chevalier Des Grieux : Yusif Eyvazov
Geronte de Ravoir : Alessandro Spina
Edmondo, étudiant : Luis Gomes
L’aubergiste : Luca Vianello
Le maître de ballets / Un allumeur de réverbères : Rémy Mathieu
Le maître de musique : Loriana Castellano                                                     

Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo (direction : Stefano Viscont, Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, dir. Pinchas Steinberg

Mise en scène et lumières : Guy Montavon              
Décors : Hank Irwin Kittel
Costumes : Kristopher Kempf

Le programme

Manon Lescaut

Drame lyrique en quatre actes de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Mario Praga, Domenico Oliva, Giulio Ricordi et Giuseppe Giacosa d’après le roman de l’abbé Prévost,  créé au Teatro Regio, Turin, le 1er février 1893.

Représentation du 30 avril 2022, Opéra de Monte-Crlo