Griselda, conte cruel de Vivaldi à Venise

Un spectacle imparfait… mais la rareté de l’œuvre compense largement les défauts de cette production !

Une oeuvre de la maturité

Grâce au Teatro la Fenice, Antonio Vivaldi est un auteur fréquemment présent dans les programmations d’opéras de sa ville : Bajazet (2007), Juditha triumphans (2015), Orlando Furioso (2018), Dorilla in Tempe (2019), Ottone in villa (2020) et Farnace (2021) ne sont que quelques-unes des productions récentes du théâtre vénitien, présentées pour la plupart dans la salle plus appropriée du Malibran, comme cette Griselda qui fut créée le 18 mai 1735 à Venise. Le livret d’Apostolo Zeno (1701), tiré de la dernière nouvelle (X, 10) du Décaméron de Boccace, avait été mise en musique la même année par Antonio Pollarolo, puis par (entre autres) Tomaso Albinoni (1703), Luca Antonio Predieri (1711), Giuseppe Maria Orlandini (1717), Antonio Bononcini (1718) et Alessandro Scarlatti (1721).

Œuvre de la maturité stylistique de Vivaldi, Griselda marque la seule apparition du compositeur vénitien au Teatro di San Samuele après 25 ans d’engagement au Teatro Sant’Angelo. C’est aussi la première rencontre de Vivaldi avec le jeune Carlo Goldoni, à qui l’impresario Michele Grimani avait confié la tâche de mettre à jour le vieux livret de Zeno. Comme il est raconté de façon saisissante dans le chapitre 36 de ses Mémoires, le dramaturge se présente au Prêtre roux, « excellent violoniste et compositeur très médiocre » selon sa définition a posteriori amusante, et l’étonne par la rapidité avec laquelle il a réécrit, selon les instructions du musicien lui-même, un air entier en quinze minutes seulement. « Vivaldi était extrêmement désireux qu’un poète arrange le drame à son goût, qu’il y mette, pour le meilleur ou pour le pire, les airs que son élève [Anna Girò] avait chantés en d’autres occasions », écrit Goldoni – afin de s’adapter à la personnalité de sa protégée, car Girò n’aimait pas s’exprimer selon le vocalisme large et pathétique requis par le livret de Zeno. Pour l’interprétation musicale du personnage de Griselda, allégorie possible de « la patience » du Job de la Bible, les nombreuses modifications apportées par l’habile dramaturge au texte premier et la réduction du livret original de 34 arias et cinq duos à dix-neuf arias et un trio s’avérèrent nécessaires.

Le marquis de Saluzzo de la nouvelle de Boccace devient ici le roi Gualtiero de Thessalie, contraint par la volonté du peuple à répudier son épouse Griselda en raison de ses humbles origines. Gualtiero décide de prouver la valeur de Griselda à ses sujets ingrats par une série d’épreuves cruelles, en commençant par la bannir du palais et en s’apprêtant à mettre à sa place une autre reine, qui s’avérera être sa fille, que l’on croyait morte. Lors du finale, Griselda prendra sa place, et le deuxième couple d’amoureux pourra ainsi également voir son rêve d’amour couronné par le bonheur.

Une belle interprétation musicale

Le manuscrit MS Foà 36, apparemment autographe, est conservé à la Biblioteca Nazionale di Torino (bibliothèque possédant des copies uniques de presque toutes les œuvres restantes du compositeur). Ce précieux document est la base de l’édition critique exécutée par Diego Fasolis qui, dès les premières notes de l’Allegro de la symphonie, impose un rythme énergique à une partition qui présente des moments intenses de drame à côté de la préciosité instrumentale à laquelle le compositeur nous a habitués. L’orchestre du Teatro la Fenice, enrichi d’instruments tels que l’archiluth, la guitare baroque et le basson baroque, se révèle un instrument flexible tant dans la réalisation des basses des récitatifs, interprétés dans leur intégralité, que dans les moments précieux des 19 arias répartis entre les six personnages, également interprétés dans leur intégralité. Une distribution de spécialistes du genre a été réunie sur la scène du Malibran et, comme c’est souvent le cas, les interprètes féminines sont d’un niveau supérieur à celui des hommes, à l’exception du contre-ténor Kangmin Justin Kim qui a remporté un considérable succès personnel. Dans le rôle de la protagoniste malheureuse, Ann Hallenberg offre sa grande personnalité à des pages d’une grande intensité dramatique, comme sa deuxième aria « Ho il core già lacero », qui conclut l’acte I, ou le bref mais touchant récitatif accompagné de l’acte II, scène 9, une scène de sommeil dans laquelle une mère et une fille, qui ne se sont jamais croisées auparavant, se rencontrent. Dans ses quatre arias, la mezzo-soprano suédoise construit avec sensibilité un personnage victime de nombreuses épreuves cruelles mais toujours fidèle à son mari, personnage exprimé avec une grande noblesse d’accent. Le rôle de Costanza est beaucoup plus virtuose, confiée ici à l’interprétation de Michela Antenucci. En trois airs, un pour chaque acte, la soprano de Molise réussit à donner de la profondeur à un personnage moins défini dramatiquement, mais qu’elle investit pleinement dans la belle « Ombre vane », rendue avec une perfection stylistique et une implication émouvante. Mais c’est dans « Agitata tra due venti », l’un des airs les plus emblématiques du Prêtre roux, qu’Antenucci exprime au mieux sa grande technique et son agilité. Ce numéro, inclus dans l’opéra complet, perd certes un peu de son caractère virtuose exalté tant de fois en concert, mais il acquiert ici une profondeur dramatique presque inattendue.

Il est vrai qu’à tout moment, on s’attend à ce que Kangmin Justin Kim (Ottone) surgisse des coulisses pour chanter ce qui, il y a quelques années, alors qu’il était encore étudiant, l’avait propulsé vers une célébrité mondiale assurée par Youtube avec sa version exaltante de Kimchilia, un hommage irrévérencieux mais sincère à la diva Cecilia Bartoli par le jeune contre-ténor coréo-américain. Mais Kim ne tarde pas à reconquérir la scène avec sa version pyrotechnique de « Dopo un’orrida tempesta », interprétée sans ménagement avec une agilité et une colorature en parfait équilibre entre la scène et l’orchestre. C’est le premier et le seul moment de l’œuvre où la voix imite les instruments à cordes dans les variations de la reprise, dans une exécution proprement stupéfiante.

Le moteur de l’action est le roi Gualtiero, qui en trois arias doit nous convaincre du choix cruel qu’il opère. Le ténor espagnol Jorge Navarro Colorado est un spécialiste de ce répertoire et affiche un style impeccable, mais un timbre un peu effiloché et une voix pas toujours bien projetée, ne permettant pas de rendre sa prestation mémorable. On peut en dire autant du Roberto d’Antonio Giovannini, un contre-ténor à la présence un peu raide et au timbre brillant mais peu expressif. Il chante l’un des plus beaux airs de l’opéra, « Dal tribunal d’amore », qui sera d’ailleurs repris dans Farnace. Il en va de même pour « Alle minacce di fiera belva ! » dans lequel la mezzo-soprano Rosa Bove en travesti (Corrado), révèle quelques problèmes d’intonation (de même que les cuivres…) dans cet air du premier acte.

Un lecture scénique peu convaincante

L’auteur de la production est le costumier Gianluca Falaschi qui, avec les éclairages d’Alessandro Carletti et Fabio Barettin et la dramaturgie de Mattia Palma, a créé un spectacle dans lequel l’histoire, située à l’époque moderne, se veut l’occasion d’une énième dénonciation de la soumission des femmes au pouvoir masculin. À l’ouverture du rideau, nous voyons une rangée de machines à coudre (l’instrument principal du réalisateur !) sur lesquelles Griselda et d’autres jeunes filles travaillent, courbées, victimes de la violence gratuite des courtisans de Gualtiero. La masculinité toxique et l’acceptation des abus présents dans la nouvelle du XIVe siècle, reprise par un librettiste du début du XVIIIe siècle, retravaillée par un dramaturge « proto-féministe » comme Goldoni et réinterprétée par notre sensibilité, constituent la base de l’interprétation du metteur en scène, tout à fait acceptable ; mais c’est sa réalisation qui ne convainc pas pleinement. Il est vrai que la forêt, élément archétypal des contes de fées, « représente l’espace des pensées de Griselda, de ses souvenirs, l’espace le plus profond », mais ici une fête y aura lieu et les arbres vacilleront sous les sauts des invités ivres, révélant leur caractère temporaire et artificiel. Le choix de mise en scène n’est pas plus convaincant dans la caractérisation de certains personnages, notamment celui de Roberto, et le public a d’ailleurs manifesté une certaine réprobation envers les auteurs de la production. Applaudissements nourris en revanche pour Hallenberg, Antenucci, Kim et Fasolis.

Au global, la performance n’était pas parfaite… mais la rare reprise d’un titre oublié et cependant indispensable – comme l’est cette œuvre de Vivaldi – compense largement les défauts de cette production.

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Les artistes

Griselda : Ann Hallenberg
Costanza : Michela Antenucci
Gualtiero : Jorge Navarro Colorado
Roberto : Antonio Giovannini
Ottone : Kangmin Justin Kim
Corrado : Rosa Bove
Everardo, fils de Gualtiero et Griselda (rôle muet) :
Alessandro Bortolozzo
Damiano Paccagnella

Orchestre du Teatro La Fenice, dir. Diego Fasolis

Mise en scène, décors et costumes : Gianluca Falaschi
Lumières : Alessandro Carletti et Fabio Barettin
Dramaturge : Mattia Palma

Le programme

La Griselda

Opéra d’Antonio Vivaldi, livret d’Apostolo Zeno d’après Carlo Goldoni, créé le 18 mai 1735 au Teatro San Samuele (Venise).

Représentation du 29 avril 2022, Teatro Malibran (Venise)