Faust à Venise : le diable s’habille… en plumes !

Une version de Faust paradoxalement moins convaincante que celle montée en temps de pandémie : et si les contraintes renforçaient la créativité ?…

Faust et la Fenice

Le destin de Faust à la Fenice est très particulier : l’opéra était présent lors de la première véritable saison du théâtre après sa fermeture suite au déclenchement de la deuxième guerre d’indépendance italienne en 1859 : réouvert le 31 octobre 1866, quelques mois plus tard, l’opéra de Gounod figurait parmi les six opéras au programme. Ce fut ensuite le titre inaugural de la réouverture de la Fenice en 1920, après les événements de la Grande Guerre qui avaient maintenu le théâtre fermé depuis 1914. La même chose s’est produite, cent ans plus tard, en juillet 2021, après la fermeture due à la pandémie. À l’époque, le public était dans les loges et l’action se déroulait en partie dans les stalles, avec un effet spatial inhabituel et surprenant qui combinait le besoin de distanciation avec un choix dramaturgique efficace qui exploitait brillamment cette situation inhabituelle.

Une lecture de l’œuvre « cinématographique »

Aujourd’hui, avec la même distribution qu’il y a un an, Joan Anton Rechi propose de nouveau cette œuvre dans une production totalement différente, tant sur le plan visuel que conceptuel et, disons-le tout de suite, elle est cette fois-ci moins convaincante. Le résultat semble confirmer le fait que, paradoxalement, la présence de fortes contraintes renforce la créativité.
Dans la nouvelle lecture de Rechi, le thème de l’éternelle jeunesse est devenu le point central de toute l’affaire, ainsi que le cinéma comme source d’illusion. « Notre idée, explique le réalisateur, vient d’une scène du film Intervista de Federico Fellini, dans laquelle une Anita Ekberg et un Marcello Mastroianni âgés contemplent les images de leur célèbre scène à la fontaine de Trevi dans La Dolce Vita, et l’on peut lire sur leurs visages la nostalgie de la jeunesse perdue. Et cela est d’autant plus vrai qu’ils étaient des légendes du cinéma, ce que de nombreuses images leur rappellent constamment ». C’est ainsi que commence la production de Rechi, avec un Faust malade qui semble contempler sa gloire passée de star de cinéma depuis un fauteuil roulant. Après le pacte avec le diable, la scène se transforme en plateau de tournage et Méphistophélès devient Fellini, le réalisateur qui crée ce monde fantastique dans lequel Faust a la possibilité de goûter aux plaisirs qu’il n’a pas connus dans sa jeunesse.
C’est l’idée de base du metteur en scène, mais la distance entre les intentions et la réalisation est grande : la magie du cinéma fait totalement défaut – peut-être aurait-on eu besoin de Davide Livermore… – et l’idée initiale se répète sans offrir un sens alternatif à une œuvre totalement imprégnée de l’élément religieux, élément qui caractérisait la lecture il y a un an, et qui est difficile à éradiquer de l’œuvre de Gounod. La mise en scène moderne rend certains aspects du livret encore plus incongrus, et ceux-ci n’ont de sens que s’ils sont mis en scène à l’époque de la composition – ou abordés avec plus de conviction.
La succession des scènes est résolue par le scénographe Sebastian Ellrich avec l’habituelle plate-forme rotative et une structure, plutôt laide, faite de plusieurs sections comportant des escaliers et des passerelles, de fausses ruines et un grand rideau sur lequel on attend en vain, jusqu’au dernier moment, que quelque chose de cinématographique soit projeté. Au lieu de cela, rien. Des personnages vaguement felliniens dans les costumes criards de Gabriela Salaverri peuplent la scène et font tourner les différents éléments du décor. Ni les lumières d’Alberto Rodríguez Vega, qui varient de façon monotone du blanc au rouge, ni les mouvements torpides des masses chorales ne contribuent à rendre la vision plus suggestive. Marguerite et Marthe sont des couturières, la maison de Marguerite est un dressing, le jardin un canapé conçu en forme de lèvres rouges sur lequel reposa le Dr Frank-N-Furter du Rocky Horror Picture Show, l’église une croix en néon. L’histoire des soldats revenant du front est elle aussi une scène de film tournée en direct, la nuit de Walpurgis une vieille scène de séduction du Faust récalcitrant par les vamps du cinéma : Cléopâtre, mais aussi Barbarella, la Princesse Leia de Star Wars (!), la Marilyn en gaines de satin de Gentlemen Prefer Blondes, la Sally de Cabaret et ainsi de suite. Pour être sûr de ne rien manquer, le réalisateur déguise Méphistophélès lui-même en Lola-Lola de Der blaue Engel, plumes incluses ! – ou en Helmut Berger dans Le Crépsucule des dieux. Question transgression, le niveau est plutôt bas… Quant à la scène de la valse, c’est l’une des plus tristes jamais réalisées, avec quatre danseurs de french cancan… une scène qui atténue visuellement l’impulsion débordante donnée à l’orchestre par le chef Frédéric Chaslin, lequel livre une lecture passionnante de la partition, appuyant peut-être un peu trop sur l’intensité sonore, renforcée ici par l’acoustique du théâtre.

Un spectacle vocalement inégal

La distribution est la même que la dernière fois et les impressions d’alors se confirment. Dans le rôle-titre nous retrouvons Iván Ayón Rivas et ses notes aiguës substantielles et éclatantes, mais aussi une certaine absence d’introspection psychologique et d’élégance dans le phrasé. Carmela Remigio n’a pas la brillance du chant qui devrait définir le personnage de Marguerite, surtout dans la première partie. C’est en effet dans les scènes plus dramatiques que l’on retrouve le tempérament de la soprano abruzzaise et le meilleur de ses qualités. Mais certains sons fixes sont toujours présents, et une façon artificielle d’articuler les phrases ne fait pas d’elle la Marguerite idéale. Le Valentin sensible d’Armando Noguera se distingue par un timbre clair et une émission étrange dans le registre inférieur, mais une belle présence scénique. Inutile, l’idée du réalisateur de le ressusciter après sa longue et pénible fin pour menacer encore plus sa pauvre sœur, comme si les reproches proférés au moment de sa mort ne suffisaient pas ! Une fois encore, la performance de Paola Gardina dans le rôle du délicat Siebel fut excellente. Le chœur, dirigé par Alfonso Caiani, a donné le meilleur de lui-même malgré les masques qui étouffent les voix et brouillent la diction.

Diabolique Alex Esposito !

Et puis il y a Alex Esposito : on ne trouve pas les mots pour exprimer le bonheur de retrouver un Méphistophélès exceptionnel, dont on ne pensait pas que le chanteur pouvait encore améliorer l’interprétation ! On est à chaque instant étonné par l’extraordinaire présence scénique, mais aussi par une élégance et une maîtrise de la scène on ne peut plus raffinées. Son expression et sa diction françaises sont en tout point exemplaires, sa voix pleine et sonore épouse mille nuances et chaque mot se voit attribuer le juste accent sans que la musicalité en pâtisse jamais. Le public lui a réservé des ovations bien méritées. C’était sa dernière représentation. Aujourd’hui, ses engagements le ramènent à ses chers Rossini et Donizetti, sans qu’on puisse dire pour autant qu’il s’agisse nécessairement de son meilleur répertoire : « Egli fa tutto ben quello ch’ei fa / Quoi qu’il fasse, il le fait bien ! », comme dirait Susanna… mais cette fois-ci sans aucune ironie !

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Les artistes

Faust : Ivan Ayon Rivas
Méphistophélès : Alex Esposito
Valentin : Armando Noguera
Wagner : William Corrò
Marguerite : Carmela Remigio
Siébel : Paola Gardina
Marthe Schwertlein : Julie Mellor

Orchestra e Coro del Teatro La Fenice, dir. Frédéric Chaslin

Mise en scène :  Joan Anton Rechi
Décors : Sebastian Ellrich
Costumes : Gabriela Salaverri
Lumières : Alberto Rodriguez Vega

Le programme

Faust

Opéra en 5 actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré, créé le 19 mars 1859 à Paris (Théâtre Lyrique)

Représentation du 30 avril 2022, Teatro la Fenice (Venise)