Création française de Fin de partie de Kurtag, aux confins de l’opéra

Le premier – et vraisemblablement l’unique – opéra de Kurtag est le fruit d’une très longue gestation. Beckett exerçait une fascination sur le compositeur depuis ses jeunes années, au point d’accepter d’écrire une pièce pour voix et orchestre, Samuel Beckett : what is the word, créée à Vienne en 1991 sous la direction de Claudio Abbado. Un autre opus, avec baryton cette fois, …pas à pas – nulle part…, sur des textes du dramaturge irlandais, dans une même esthétique de collage chère à cet orfèvre de l’aphorisme musical héritier de l’économie wébernienne, est créé à Paris sept ans plus tard, mais d’opéra, point. C’est Alexander Pereira, à Salzbourg, puis à Milan, qui a persuadé Kurtag d’écrire un opéra sur Fin de partie, finalement créé à La Scala en novembre 2018, après maints reports.

Intitulé Fin de partie – Scènes et monologues, l’ouvrage tourne le dos à la tradition lyrique et suit de près les  apories du verbe aux confins du silence que juxtapose la pièce, et dont le compositeur a retenu un peu plus de la moitié – sans en trahir une lettre. La condensation du texte ne répond pas aux critères habituels du livret d’opéra, et impose d’emblée une écriture musicale conçue comme un prolongement sonore du mot, plutôt que comme une amplification de son émotion théâtrale. Surtout, il ne faut pas chercher dans cette linéarité assumée une forme autonome. Certes des motifs posent quelques jalons, au gré de leurs métamorphoses miniatures, mais l’essentiel réside dans une partition aux allures de flux d’ombres et de syncopes, dans un tempo toujours avorté, comme la dramaturgie de Beckett, et non dénuée d’un humour à la fois furtif et rémanent. Les deux heures, sans entracte, de ce discours erratique minimaliste, qui ne supporte guère les rumeurs des bavardages, n’évite pas toujours ce que d’aucuns pourraient qualifier de complaisance du compositeur dans son système musical – la maxime et la durée dramatique révèlent rapidement leur antagonisme structurel. Les très longs précipités entre séquences – bien plus qu’à Milan selon notre souvenir – accentuent inutilement le morcellement de la dramaturgie. Mais le chatoiement délicat de la raréfaction des timbres, avare en forte, ne peut que fasciner, si on accepte de renoncer à la dictature contemporaine du narratif.

Le quatuor vocal, qui est celui de la première milanaise, comme des représentations subséquentes à Amsterdam, répond aux exigences d’un chant réduit à la déclamation – avec une évidence qui finit par devenir troublante, dans son refus des artifices usuels de l’écriture opératique, même contemporaine. Annoncé souffrant, Frode Olsen affirme la rudesse monochrome de Hamm, dans un refus de joliesse que partagent ses trois partenaires. Le Clov mordant de Leigh Melrose, boiteux d’une gaucherie savoureuse n’hésitant pas à forcer le trait, est sans doute le soliste au métier le plus accompli. Leonardo Cortellazzi possède toute les qualités du ténor de caractère en Nagg tirant parti des effets d’émission nasale, tandis qu’Hilary Summers, après un prologue en anglais, se distingue en Nell par un contralto émérite qui ne jure pas avec la teneur de son rôle. Dans la fosse, Markus Stenz cisèle le discours musical, face à des pupitres soignés, et une mise en scène épurée et littérale de Pierre Audi, avec les rotations de la cabane et les haillons dessinés par Christof Hetzer, sous les lumières crues et les pénombres réglées par Urs Schönebaum. Paris ne pouvait manquer d’honorer un compositeur qui a vécu de nombreuses années en Gironde, et l’on peut espérer que cet objet anti-opératique qu’est Fin de partie, pour déroutant qu’il puisse être, ne rejoindra pas les purgatoires de la création contemporaine.

Les artistes

Hamm : Frode Olsen
Clov : Leigh Melrose
Nell : Hilary Summers
Nagg : Leonardo Cortellazzi

Orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Markus Stenz
Mise en scène : Pierre Audi

Le programme

Fin de partie – Scènes et monologues

Opéra en un acte et livret de Gyorgy Kurtag, d’après Beckett, créé à Milan en 2018.
Opéra National de Paris, Palais Garnier, représentation du 30 avril 2022.