Sleepless au Grand Théâtre de Genève : Bonnie & Clyde dans les fjords

Une rencontre entre un écrivain norvégien et un compositeur hongrois : c’est Sleepless de Peter Eötvös. Coproduit par le Grand Théâtre de Genève et la Staatsoper Unter den Linden de Berlin, où il a été présenté en novembre dernier, cet opéra-ballade sur un livret écrit par son épouse Mari Mezei est basé sur Trilogie, recueil de nouvelles de Jon Fosse paru en 2014 : « Insomnie », « Les rêves d’Olav », « A la tombée de la nuit ».

L’omniprésence du nombre douze

Entre ballade – une histoire intemporelle racontée par un narrateur – et cinéma, l’œuvre d’Eötvös est divisée en deux actes composés de 12 scènes et d’un épilogue dans lesquels il raconte l’histoire d’un jeune couple d’adolescents, Alida et Asle, qui s’enfuient de chez eux parce que la jeune fille  attend un enfant mais qu’ils n’ont pas l’âge de se marier. En fuite dans un pays inhospitalier, après trois meurtres, Asle est pendue et Alida élève son enfant jusqu’à ce qu’il devienne lui aussi adulte et quitte la maison. La femme, désormais âgée, choisit de mourir dans la mer pour rejoindre son bien-aimé. 

Le thème du sommeil, ou plutôt de sa privation, domine dans les trois histoires, comme l’indiquent les titres, et le mot sleep est le plus fréquent dans le livret. Dans leur fuite d’un endroit à l’autre, ils n’ont pas le temps de dormir et si le personnage d’Alida est essentiellement passif, en partie à cause de sa grossesse, le véritable moteur de l’action est Asle, qui cherche les ennuis avec une insouciance juvénile, à tel point que leur histoire peut se résumer au nom du bateau qu’Asle vole pour traverser le fjord : « Here Comes Trouble« .

La division en douze scènes a suggéré au compositeur une structure musicale très précise : Eötvös construit les scènes sur les douze tons chromatiques, qui attestent la couleur de base de chaque tableau. Nous commençons donc par une première scène au bord de la mer, dont l’atmosphère calme est suggérée par le si naturel, tandis que la deuxième scène, dans laquelle il y a déjà deux morts, est construite sur la tonalité opposée, le fa, trois tons au-dessus. La troisième avance d’un demi-ton, fa dièse. Dans la quatrième, c’est l’ut qui domine, et ainsi de suite, en alternant tritons et demi-tons jusqu’à la dernière scène, l’épilogue, toujours en si. Le cycle est ainsi terminé. À l’écoute, les tableaux sont marqués par une musique aux couleurs toujours changeantes : les sons sont déformés dans les scènes de tavernes, peuplées de marins turbulents, et la tension monte à la naissance du bébé Sigvald, pour atteindre un point culminant lors de la pendaison d’Asle. L’instrumentation de Sleepless est très riche et les harmonies toujours changeantes. Dans les moments plus nostalgiques, on entend le son du violon hardanger, la version à huit cordes, un instrument qui donne la tonalité nordique au décor – comme l’a fait Howard Shore pour la bande originale de la saga cinématographique Le Seigneur des anneaux.

Une riche écriture instrumentale ET vocale

Qui mieux que le compositeur pouvait gérer, dans la fosse, les particularités de cette partition ? Et c’est en effet Peter Eötvös lui-même qui dirige l’Orchestre de la Suisse Romande. Né en Transylvanie en 1944, il a toujours fait alterner direction d’orchestre et composition. Collaborateur de Karlheinz Stockhausen et de Pierre Boulez, il a connu son premier succès en 1986 avec Chinese Opera pour orchestre de chambre et percussion, tandis que Trois sœurs est l’une des œuvres contemporaines les plus jouées au monde. La musique de cette treizième œuvre pour le théâtre est riche et théâtrale, jamais trop violente ou dissonante, riche en percussions ; elle s’éteint sur les sonorités émanant du violon, qui joue presque ici le rôle d’un personnage.

Dans l’opéra contemporain, le problème de la vocalité n’est pas efficacement pris en compte : s’il y a toujours une recherche de nouveaux sons pour les instruments, il n’y en a pas pour les voix, et les compositeurs se réfugient dans une déclamation souvent plus anonyme que la musique qui l’accompagne. Ici, Eötvös fait exception, ne serait-ce que pour les personnages féminins : les vocalises et le registre aigu de la prostituée, le lyrisme d’Alida, les chants des « sirènes » hors scène apportent leur contribution à la redéfinition de la voix dans l’opéra contemporain. Les interventions des hommes sont moins intéressantes sur le plan vocal, même si le ténor néerlandais Linard Vrielink définit le personnage d’Asle avec une ligne de chant assurée, avec sa fureur abstraite, ses  » accidents  » et sa fin tragique. Plus complexe sur le plan vocal est le rôle d’Alida, interprété par la talentueuse soprano norvégienne Victoria Randem, la première voix que nous entendons à l’ouverture du rideau et la dernière dans la scène de l’épilogue, lorsque, devenue vieille, elle raconte à l’esprit de son compagnon mort l’histoire de son fils qui, lui aussi violoniste, a quitté le pays – avant d’entrer dans la mer et de retrouver ainsi son bien-aimé dans la mort. Sarah Defrise incarne la femme blonde qui s’acoquine avec les marins. Sa performance vocale est tout aussi désinhibée, avec une colorature efficacement réalisée et une grande agilité. Dans un camée glorieux, la légendaire Hanna Schwarz apporte un surcroît dramatique au rôle de la Vieille Dame, et l’Homme en noir est incarné avec autorité par Tómas Tómasson. L’obsession de l’auteur pour le nombre douze et ses diviseurs se reflète également dans les douze voix qui, comme dans le chœur grec, commentent l’histoire et donnent des conseils : six sont les marins (l’univers masculin d’Asle), six les voix féminines hors scène (les pensées d’Alida). On compte également trois cors et trois clarinettes dans l’orchestre.

Des personnages en marge de la société

Le Hongrois Kornél Mundruczó, acteur, metteur en scène de théâtre et de cinéma, est chargé de la mise en scène du spectacle. Avec la scénographe Monika Pormale, qui conçoit également les costumes, il crée un espace à mi-chemin entre hyperréalisme et surréalisme, où un énorme saumon sert de décor : la partie convexe, avec les écailles, constitue les extérieurs ; la partie concave, avec les entrailles et l’arête de poisson, les intérieurs. Son grand œil vitreux reste toujours menaçant. Sans se réfugier dans un abstractionnisme incongru, le choix de Mundruczó semble très cohérent avec l’univers narratif de Fosse, équilibré entre récit concret et fable. Le réalisateur a souvent traité, dans ses films, d’individus qui se situent en marge de la société, comme le personnage d’Asle, fils d’une famille dysfonctionnelle et d’une société qui l’a rejeté. Il en va de même pour Alida et le réalisateur le montre très clairement avec la figure de sa mère, elle aussi rejetée par la société. Néanmoins, on ne ressent guère beaucoup d’empathie pour ces personnages, surtout pour Asle, qui est de toute façon un meurtrier multiple. Si la parabole d’Asle et Alida présente des réminiscences religieuses des figures de Marie et Joseph, c’est plutôt l’histoire du couple meurtrier Bonnie et Clyde qui vient à l’esprit.

Le spectacle a été suivi avec attention par un public nombreux qui a chaleureusement applaudi tous les artistes.

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Les artistes

Alida Victoria Randem
Asle Linard Vrielink
Old Woman Hanna Schwarz
Ma Herdis / Midwife Katharina Kammerloher
Girl Sarah Defrise
Innkeeper Jan Martinik
Man in Black Tómas Tómasson
Boatman Roman Trekel
Jeweler Siyabonga Maqungo
Asleik Arttu Kataja

Douze voix solistes du Staatsoper Berlin
Sextuor Vocal Soprano (1) Samantha Britt
Sextuor Vocal Mezzo (1) Nicole Hyde
Sextuor Vocal Alto (1) Rowan Hellier
Sextuor Vocal Soprano (2) Kristin Anna Gudmundsdottir
Sextuor Vocal Mezzo (2) Kirsten-Josefine Grützmacher
Sextuor Vocal Alto (2) Alexandra Yangel
Fisherman 1 Matthew Peña
Fisherman 2 Sotiris Charalampous
Fisherman 3 Fermin Basterra
Fisherman 4 Jaka Mihelač
Fisherman 5 Rory Green
Fisherman 6 Jonas Böhm

Orchestre de la Suisse Romande
Direction musicale Peter Eötvös 

Mise en scène Kornél Mundruczó
Scénographie et costumes Monika Pormale
Lumières Felice Ross
Dramaturgie Kata Weber / Jana Beckmann

Le programme

Sleepless
Opéra ballade de Peter Eötvös
Créé à Berlin en novembre 2021 en co-commande avec le Grand Théâtre de Genève
Création mondiale

Coproduction avec le Staatsoper Unter den Linden, Berlin

Grand Théâtre de Genève, Suisse
Représentation du mardi 29 mars 2022, 20h00