Wozzeck à l’Opéra de Paris – Dessine-moi la guerre

“Je ne savais comment l’atteindre, où le rejoindre… Je lui disais : « La fleur que tu aimes n’est pas en danger… Je lui dessinerai une muselière, à ton mouton… Je te dessinerai une armure pour ta fleur… Je… « Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment l’atteindre, où le rejoindre… C’est tellement mystérieux, le pays des larmes. »

Antoine de Saint-Exupéry
Le petit prince (1943)

Dans cette production du Wozzeck de Berg à l’Opéra de Paris, le dessinateur, réalisateur de films d’animation, acteur et metteur en scène sud-africain William Kentridge nous donne à voir la guerre, la première qui, partie de l’Europe s’étendra à plusieurs continents. Il s’est surtout intéressé aux liens entre la pièce originale de Büchner et le contexte du premier conflit mondial, dont l’expérience a nourri Berg lors de la composition de son opéra. En 1914, le compositeur découvre la pièce inachevée de Büchner, Woyzeck, révisée pour la scène par Landau (1909) et inspirée d’un fait divers (un soldat de condition très modeste, jaloux, qui tue la femme avec laquelle il a un enfant). En 1915, Berg est mobilisé. Il n’ira pas au front mais à l’École d’officiers de réserve à Bruck sur la Leitha. Il y sombre dans la dépression, devient le souffre-douleur de ses compagnons et connaît d’incessantes humiliations auxquelles il est incapable de réagir. La pièce de Büchner chemine en lui. En 1917, il a fini de concevoir l’organisation dramaturgique de son opéra ; en 1922, il en achève la composition. Kentridge situe donc son Wozzeck à l’époque de la création de l’opéra dans le contexte la guerre de 1914-1918.

Mystérieux pays de larmes

La mise en scène de William Kentridge fonctionne sur la base d’un décor unique – fatras de meubles, chaises et escaliers- qui est le décor mais aussi une surface capable de recevoir des projections. Au travers de films muets de l’époque et de dessins au fusain réalisés par Kentridge lui-même, il précipite le spectateur sur les lieux du drame, la forêt, la taverne ou l’étang où Wozzeck va se noyer mais aussi dans les pensées du soldat qui se bousculent dans sa tête. Ce que nous voyons surtout dans ces images, c’est l’horreur de la guerre et son cortège de brutalités et de violence, de champs de bataille, de ruines d’hôpitaux de guerre et de gueules cassées. On y ressent aussi les traumatismes, les blessures du corps et de l’âme, plaies ouvertes à la guérison incertaine.

Au-delà de ces terribles visions, il y a bien sûr le drame de Wozzeck qui se joue. Le drame des petites gens qui comme lui, tels des moutons, seront envoyés à l’abattoir et donneront leur sang et leurs vies lors de ce que l’Histoire retiendra comme « La Grande Boucherie ». Alors bien sûr, les défilés de soldats donnent espoir, font rêver voire fantasmer – Marie, la mère de l’enfant de Wozzeck n’échappera pas aux charmes de l’uniforme du Tambourmajor – et les soldats prennent du bon temps à la taverne en s’amusant de caricatures de l’ennemi mais, on le sent, on le sait, le pire est à venir. Nous le saurons surtout vers la fin de la représentation lors de la projection d’une gigantesque carte d’état-major avec, en son centre, la ville d’Ypres en Belgique.

William Kentridge ©DR

C’est à Ypres en avril 1915 que l’armée allemande utilisera massivement des gaz comme arme et c’est encore à Ypres en 1917 que la même armée utilisera pour la première fois, dans la nuit du 12 au 13 juillet, le tristement fameux « gaz moutarde ». La guerre chimique venait de franchir un nouveau cap. 

On comprend alors ce masque à gaz, image récurrente mais aussi visage de la marionnette censée représenter l’enfant de Marie et Wozzeck. Un bien étrange personnage qui regarde le public alors que sa mère s’adresse à lui en nous parlant, de lui, à nous. Etonnante triangulation de la parole et pour dire quoi ? Que tous ces personnages sont de pauvres marionnettes face à cette guerre ? Que c’est triste la guerre, tout emplie qu’elle est de souffrances et de drames ? Que c’est au spectateur de se créer un monde réflectif à partir de toutes ces images ? Kentridge interroge plus qu’il ne donne de réponses. Tel l’Aviateur face au Petit Prince en sanglots d’inquiétude pour sa fleur, nous pourrions alors écrire comme seule réponse : « Je ne savais pas trop quoi dire. Je me sentais très maladroit. Je ne savais comment l’atteindre, où le rejoindre… C’est tellement mystérieux, le pays des larmes. « 

Le mouton a mangé la fleur

Graphiquement puissante, la vision de William Kentridge, qui co-signe cette mise en scène avec Luc de Wit, prend le risque d’étouffer la petite histoire du quotidien de Wozzeck, faite de brimades, d’humiliation et de déception, sous le poids de la grande Histoire. Le drame universel rejoint pourtant le drame individuel. Wozzeck sera l’objet des expérimentations du Docteur, du mépris du Capitaine et de l’orgueil du Tambour-major. Marie, seule fleur de sa vie, trahira sa confiance. Wozzeck, mouton broyé dans la machine du pouvoir va tuer Marie et l’enfant sera orphelin. Tout dans les circonstances explique le drame et la direction d’acteur, précise et inventive, met à nu les rouages de cet inéluctable. 

Dans le rôle de Wozzeck, Johan Reuter est un mélange de puissance et de douloureuse soumission subtilement distillé par sa voix de baryton ductile, souple et colorée. Eva‑Maria Westbroek est une Marie éminemment lyrique et sensuelle, tout immergée dans sa soif de vivre. Le Tambourmajor de John Daszak est plus loufoque que trivial et Falk Struckmann et Gerhard Siegel sont des Docktor et Hauptmann tout simplement incroyables de maîtrise vocale et d’inquiétante personnalité. Les deux ouvriers sont impeccablement campés par Tobias Westman et Mikhail Timoshenko avec une mention spéciale pour l’impact et la beauté du timbre de baryton-basse de ce dernier. Heinz Göhrig est un idiot très convaincant, légèrement en retrait, contrairement à la Margret incisive et bien chantante de Marie-Andrée Bouchard- Lesieur.

Susanne Mälkki ©Sakari Viika

Susanna Mälkki, à la tête de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra de Paris, délivre une lecture rare de la partition de Berg, savant mélange de poésie musicale et d’attention fine aux détails, en symbiose constante avec les effets de la mise en scène. La cheffe d’orchestre sait également insuffler un sentiment d’intimité bienvenu face à l’ampleur des drames qui se jouent sur scène. Dans ce pays des larmes, c’est de la seule fosse d’orchestre que naîtra une lumineuse beauté éclairant ses mystères.

Les sept représentations de Wozzeck à l’Opéra Bastille du 10 au 30 mars 2022 sont dédiées aux victimes de la guerre en Ukraine.

Les artistes

Johan Reuter   Wozzeck
Eva-Maria Westbroek  Marie
John Daszak Le Tambour-Major
Tansel Akzeybek Andres
Gerhard Siegel Le Capitaine
Falk Struckmann  Le Médecin
Marie-Andrée Bouchard-Lesieur  Margret
Mikhail Timoshenlo  Premier Ouvrier
Tobias Westman  Deuxième Ouvrier
Heinz Göhrig  Un Idiot
Vincent Morell  Un soldat

Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Choeur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Susanna Mälkki  Direction musicale

William Kentridge  Mise en scène
Luc De Wit  Co-mise en scène
Sabine Theunissen  Décors
Greta Goiris  Costumes
Urs Schönebaum
  Lumières
Kim Gunning  Opératrice vidéo

Le programme

Wozzeck
Opéra en trois actes
Livret du compositeur d’après Georg Büchner
Créé le 14 décembre 1925 au Staatsoper à Berlin

Opéra de Paris – Bastille, représentation du jeudi 10 mars 2022, 20h00