Rome : une splendide Luisa Miller, tant scéniquement que vocalement !

Quand une œuvre sous-estimée se révèle être un chef-d’œuvre !

L’Opéra de Rome reprend une très belle production de Luisa Miller (déjà présentée à Zurich), ici servie par une distribution vocale superlative.

Une œuvre forte, musicalement et dramatiquement

Verdi n’a jamais connu les joies de la famille, ses enfants étant morts à l’âge de deux ans, et sa femme peu après. Le thème de la relation père/fils-fille ressurgira sans cesse dans ses opéras, comme pour sublimer cette tragédie lointaine. On trouve dans Luisa Miller (Naples, 1849) une illustration de ces relations familiales douloureuses et conflictuelles.

Le livret de Salvadore Cammarano est basé sur un auteur qui a toujours été proche du cœur de Verdi, Friedrich Schiller, dont Giovanna d’Arco fut mise en musique en 1845 et I masnadieri en 1847. Schiller est l’auteur de Kabale und Liebe (Intrigue et amour, 1784), une « tragédie bourgeoise » et un exemple classique du Sturm und Drang, le mouvement culturel qui a anticipé le romantisme allemand. Les éléments de l’exaspération romantique sont tous là : l’amour de deux jeunes gens entravés par le comte, le père du jeune homme, qui souhaite qu’il épouse une duchesse ; le père de la fille qui se est en état d’arrestation pour s’être rebellé contre l’arrogance du comte ; le châtelain retors qui promet à la jeune fille, dont il est amoureux, de libérer son père à condition qu’elle signe une lettre déclarant qu’elle a trompé le jeune homme et qu’elle aime le châtelain ; la lettre finit entre les mains du jeune homme qui se résigne alors au mariage arrangé par son père, pour finalement empoisonner la jeune fille et lui-même… et découvrir trop tard la supercherie dont les deux jeunes gens ont été victimes. Du moins iront-ils ensemble dans la tombe…

Luisa Miller est un opéra charnière dans la production de Verdi : il laisse derrière lui les drames du « Risorgimento » pour s’attaquer au drame bourgeois, il est un prélude à Stiffelio et, via Rigoletto (dont il anticipe la relation père-fille), il aboutira directement à La Traviata, autant d’exemples d’un « théâtre parlé  » clairement opposé au grand-opéra alors dominant. Mais ce n’est pas seulement dans le contenu narratif que cet opéra de Verdi se distingue de ses prédécesseurs : la véritable nouveauté réside dans la musique, à commencer par la vaste ouverture – 356 mesures, soit presque une centaine de plus que d’autres opéras plus célèbres comme La forza del destino – développée dans une forme sonate monothématique. Une pièce instrumentale qui acquiert sa propre autonomie par rapport à l’opéra, mais qui trace en même temps un parcours dramatique qui sera révélé au spectateur, avec ce thème qui réapparaîtra à différents moments, subissant certaines transformations tonales ou rythmiques, mais toujours clairement identifiable. La musique de Miller est nuancée et irisée, et les personnages sont également efficacement définis au niveau instrumental : le méchant de la situation, ce Wurm de nom et d’action s (en allemand, son nom signifie « ver »), est accompagné de figures chromatiques sur les instruments de basse qui semblent souligner le mal rampant du personnage, tandis que Luisa est souvent accompagnée des accents poignants de la clarinette.

Une remarquable direction

Tout cela est parfaitement clair pour Michele Mariotti, le nouveau chef principal de l’Opéra, qui fait ses débuts dans la fosse d’orchestre du Costanzi en donnant à Luisa Miller une lecture qui confirme le statut de chef-d’œuvre de cet opéra autrefois sous-estimé. La transparence de l’instrumentation – les bois sont merveilleux derrière le chœur d’ouverture ! – et la tension dramatique sont les points forts d’une direction qui met en valeur toutes les qualités de l’écriture de Verdi. La continuité dramatique devient encore plus évidente dans le troisième acte, construit comme un tout, l’entrée successive des personnages s’effectuant dans un crescendo implacable réalisé par Mariotti avec une grande sensibilité et un grand sens du théâtre.

Le couple d’amoureux

Il n’y a pas de points faibles chez les interprètes qui forment une distribution presque idéale, à commencer par la protagoniste, une Roberta Mantegna sensible et intense :  la parabole existentielle du destin de Luisa atteint des sommets vocaux tant dans les moments solos – quelle fébrilité dans le « Lo vidi e ‘l primo palpito » de la cavatine du premier acte – que dans les ensembles. Sa ligne vocale est d’une grande clarté et se marie à merveille au timbre clair et lumineux d’Antonio Poli, un Rodolfo en état de grâce qui enchante dans l’une des plus belles mélodies de Verdi, « Quando le sere al placido », avec ce arrière-plan berceur de la clarinette (encore cet instrument…), dans lequel il déploie tout un panel de mezze voci, de couleurs et d’ éclats de désespoir. Poli aborde aussi efficacement l’aspect héroïque du personnage dans la cabaletta bouleversante lors de la confrontation avec le père qui conclut le deuxième acte, et fait preuve d’une belle aisance lorsque la tessiture s’élève de plus en plus sur la portée !

Les deux pères

Il y a deux pères dans Luisa Miller, qui partagent tous deux le désir de faire le bien pour leurs enfants, un désir qui, de manière différente, les conduit à la destruction. Michele Pertusi est l’inflexible comte de Walter, allant jusqu’à utiliser la tromperie (le Kabale du titre), tout comme le frère de Lucia di Lammermoor, pour obtenir un mariage de convenance. La basse originaire de Parme ne cherche pas à rendre son personnage moins odieux (l’exploit serait impossible !), mais sa réplique lapidaire finale à la vue du cadavre de Luisa (« Spenta ! ») condense l’arrogance du comte, tout juste teintée d’un peu de remords, comme les vieux Capulet et Montaigu à la fin de Roméo et Juliette. Comme toujours, Pertusi impressionne par son attention au phrasé et à l’expression, ici particulièrement sèche et portée par une voix assurée. Amartuvshin Enkhbat est l’autre père, Miller, où la piété paternelle et l’honneur du vieux soldat sont unis dans un personnage émouvant auquel il prête sa voix – une voix qui remplit littéralement le théâtre de son volume. S’il manque encore quelque chose en termes d’expressivité, on ne peut qu’être émerveillé par la beauté du timbre et la diction impeccable du chanteur.

Daniela Barcellona est une interprète d’une grande élégance et d’une belle autorité vocale : elle campe une Duchessa Federica difficile à oublier. Marco Spotti incarne  efficacement le sinistre personnage de Wurm, un Jago encore plus odieux, si possible. Les deux jeunes chanteurs issus du programme pour jeunes artistes « Fabbrica » du Teatro dell’Opera di Roma ne déméritent nullement à côté de telles stars du chant, notamment Irene Savigliano qui, en Laura, montre de belles qualitésvocales et expressives. Le second est Rodrigo Ortiz dans le rôle plus court du paysan apportant la lettre de Luisa à Rodolfo. Le chœur, sous la direction compétente de Roberto Gabbiani, a donné une excellente performance.

Une lecture scénique très forte

En raison de la pandémie, en mai dernier, Luisa Miller a été présentée sous forme de concert avec la plupart des interprètes actuels, à huis clos et en streaming. Aujourd’hui, il est enfin mis en scène dans la production que Damiano Michieletto a préparée pour l’Opernhaus de Zurich il y a douze ans. Le Costanzi devient ainsi le théâtre italien le plus fréquenté par le metteur en scène vénitien après, bien sûr, La Fenice. Andrea Bernard s’occupe de la nouvelle mise en scène et les changements par rapport à l’original sont peu nombreux mais significatifs : il n’y a pas de projections sur les murs, il y a un plafond avec une lucarne là où il y avait auparavant un vide et, surtout, les costumes ne sont plus du XVIIIe siècle mais du XXe siècle pour mieux s’adapter à la psychologie des personnages : c’est le cas des costumes élégants de la Duchesse, des robes en coton imprimé de Luisa, du manteau noir de Wurm, tous dessinés, comme toujours, par Carla Teti. L’important éclairage est assuré par Alessandro Carletti, un autre membre de la  magic team de Michieletto. Les personnages se déplacent symétriquement sur la scène ;  seul Wurm  bouge obliquement et plus librement, comme la Reine des échecs, pour mieux tisser ses intrigues.

Le XVIIIe siècle se retrouve dans les décors de Paolo Fantin, étonnants comme d’habitude. Luisa Miller ne traite pas seulement des conflits de générations : ici, deux classes sociales s’affrontent – une famille bourgeoise d’un côté, une famille noble de l’autre – et deux conceptions irréconciliables – la pieuse religiosité d’un côté, l’ambition et la fraude de l’autre ; et le décor que nous voyons à l’ouverture du rideau reflète ce contraste. C’est un vaste intérieur qui se reflète et se dédouble : en bas, les murs écaillés et les chaises rustiques des Miller, en haut, les boiseries et les fauteuils en damas du Comte. Au centre de la scène, une plate-forme tournante avec deux lits et deux tables accentue la symétrie des relations. Au fil du temps, les sols de ces petites pièces se soulèvent pour former un cube impénétrable. Il n’y a pas d’extérieur : même lorsque les portes s’ouvrent, elles donnent sur l’obscurité, tout se passe dans un intérieur oppressant qui est vu de temps en temps comme la maison bourgeoise ou comme le château du comte.

Pour Michieletto la relation entre les pères et leurs enfants est un thème important qu’il a souvent abordé dans ses productions (La Flûte enchantéeGuillaume TellMacbeth…). Il introduit sur scène deux enfants qui représentent le passé de Rodolfo et Luisa, deux enfants inconscients des différences de classe, avec leurs jouets, cachés sous les tables des adultes, seul élément serein dans une affaire majoritairement morose. Et avec l’image des deux enfants qui s’amusent à lutter avec les coussins sur le lit du cube désormais ouvert pendant que leurs doubles adultes meurent, s’achève un spectacle très intense, magnifiquement réalisé et suivi avec une grande attention par les jeunes qui se sont pressés dans le théâtre lors de l’avant-première qui leur était consacrée.

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Les artistes

Luisa Miller : Roberta Mantegna
Federica : Daniela Barcellona
Laura : Irene Savignano
Rodolfo : Antonio Poli
Miller :Amartuvshin Enkhbat
Il Conte di Walter : Michele Pertusi
Wurm : Marco Spotti
Un contadino : Rodrigo Ortiz

Chœur et orchestre du Théâtre de l’Opéra de Rome, dir. Michele Mariotti

Production de l’Opéra de Zurich, metteur en scène : Damiano Michieletto

 

 

Le programme

Luisa Miller

Opéra en 3 actes de Giuseppe Veri, livret de Salvatore Cammarano d’après Kabale und Liebe de Schiller, créé le 08 décembre 1849 au Teatro san Carlo de Naples.

Teatro Costanzi – Teatro dell’Opera di Roma, représentation du 06 février 2022