I was looking at the ceiling and then I saw the sky à l’Athénée

De l’inconvénient de proposer en version abrégée une œuvre déjà minimaliste

L’actualité est, on le sait, un matériau à partir duquel l’Américain John Adams aime à bâtir de vastes fresques opératiques : la rencontre entre Nixon et Mao Zedong à Pékin en 1972 pour Nixon in China, le drame du détournement du paquebot Achille-Lauro par un commando palestinien en 1985 dans The Death of Klinghoffer, le Projet Manhattan ayant abouti à la création de l’arme nucléaire en 1945 dans Doctor Atomic ou  l’histoire de la ruée vers l’or dans le récent Girls of the Golden West. Dans un genre plus proche de l’oratorio, On the Transmigration of Souls célèbre la mémoire des victimes des attentats du 11-Septembre.

Le spectacle musical présenté pour une poignée de soirées au théâtre de l’Athénée trouve, quant à lui, sa source dans le tremblement de terre qui, en janvier 1994, ravagea Northridge et la région de Los Angeles, avec un lourd bilan humain et économique : 72 morts, 9 000 blessés, près de 20 milliards de dollars de dégâts. S’inspirant des paroles de survivants dont un témoignage donne son titre à l’œuvre (« I Was Looking At The Ceiling And Then I Saw The Sky », je regardais le plafond et soudain j’ai vu le ciel), la poétesse June Jordan a tissé un livret entrecroisant les destins de sept personnages d’origines, de cultures et de classes sociales différentes. Il y a là Consuelo, une réfugiée salvadorienne sans papiers, Leila, employée au planning familial qui s’occupe d’elle, Tiffany, une journaliste assoiffée de scoops qui accompagne le policier Mike dans ses patrouilles et filme l’interpellation de Dewain, un leader de gang qui sera défendu par Rickie, avocate commise d’office (féminisée pour l’occasion). Enfin, difficile de faire abstraction de la religion dans un pays qui célèbre Dieu jusque sur sa monnaie nationale : il est donc présent sur scène à travers David, un pasteur à la foi vacillante.

L’originalité de l’œuvre réside dans son découpage en chansons, sans dialogues intermédiaires/récitatifs : on n’est ni dans un opéra, ni dans un oratorio, ni même tout à fait à Broadway. Plus qu’un musical, Adams a concocté une songplay, sorte de pièce en chansons, mais le résultat assez décousu laisse quelque peu sur sa faim. La musique pour petit ensemble procède d’une esthétique discrètement répétitive (on est loin des boucles hypnotiques d’un Glass ou d’un Reich), et zappe au fil des chansons entre pop, free jazz, rock progressif, blues et hymne religieux. L’effet est plaisant mais le plaisir volatil et, malgré la belle énergie des musiciens dirigés avec précision par Philippe Gérard, aucun air n’imprime durablement le tympan – tout juste garde-t-on en mémoire le prologue qui sonne comme un hommage à Einstein on the Beach, le trio burlesque Consuelo-Leila-Tiffany passant d’un hymne chaste à un vibrant éloge du pénis (sic), et le bel air final de Dewain, libéré par le tremblement de terre qui détruit sa prison.

https://youtu.be/0FCkNN5Bk9M

Broadway sur décombres

On voudrait aimer sans réserves ce spectacle. Il a pour lui l’enthousiasme de la jeune troupe formée au Conservatoire de Bruxelles (qui rappelle qu’Adams a écrit son spectacle pour l’University of California de Berkeley), et un astucieux dispositif scénographique où la vidéo est enfin pleinement justifiée (une sorte de carrousel de maquettes posé dans un coin du plateau est filmé par une caméra qui projette en fond de scène les décors avec effets spéciaux artisanaux façon Michel Gondry). Enfin, le niveau vocal assez variable de la distribution est compensé par l’investissement scénique de chacun. Hélas, tous les rôles ne sont pas aussi bien servis (Mike le policier, Rickie l’avocate et surtout David le pasteur sont franchement sacrifiés) ; surtout, le récit souffre de certains trous narratifs, causés par le montage opéré par la compagnie Khroma : l’œuvre d’Adams est en effet proposée ici dans une version abrégée, ce que le programme de l’Athénée omet de signaler. Ce choix semble étrange, compte tenu de la durée déjà assez brève de l’œuvre (moins d’1h30). Ainsi, sur les vingt-deux numéros de la partition originale, huit ont été coupés, de même que la scansion en deux actes. La psychologie des personnages s’en ressent, brossée à la serpe, et le spectateur voit défiler les chansons sans réussir à nouer ensemble les fils narratifs. Accessoirement, il se demande pourquoi, dans le dénouement, Dewain et Consuelo se disent adieu alors que rien ne laissait entendre qu’ils étaient ensemble…

À parcourir le livret intégral, on découvre un récit où s’articulent bien mieux les histoires d’amour et les confrontations entre les personnages sur fond de races ou de classes. Alors, le séisme intime vécu par chacun à l’occasion du drame de Northridge prend une dimension nouvelle, plus organique. Dommage que les efforts de l’Athénée pour explorer de nouveaux territoires musicaux aboutissent ici à un projet tronqué et frustrant.

Les artistes

Consuelo Maria Belen FosCarole Moneuse 
Leila Natalie Oswald 
Tiffany Sonia Shéridan Jaquelin 
Rickie Marie Juliette Ghazarian 
Dewain Lionel Couchard 
Mike Lucas Bedecarrax 
David Marc Fournier 

Clarinette Anna Ferrandis • Saxophone Masahiro Araki • Guitare Camille Molinos • Guitare basse Sébastien Clerc • Piano 1 Caterina Roberti • Piano 2 Arthur Possing • Piano 3 Xavier Roesch • Percussions Germain Dauwe

Direction musicale Philippe Gérard 
Mise en scène Marianne PousseurEnrico Bagnoli

Chef de chant Thierry Fiévet • Scénographie, lumières et costumes Marianne Pousseur, Enrico Bagnoli • Assistant musical Denis De Liberali • Ingénieur du son Elie Hanquart • Assistante de production Estelle Renaud

Le programme

I Was Looking at the Ceiling and then I Saw The Sky (1995)
Pièce musicale de John Adams sur un texte de June Jordan

Production : Compagnie Khroma, Conservatoire de Bruxelles
Coproduction : Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Opéra Royal de Wallonie

Athénée Théâtre Louis Jouvet, Paris
Représentation du mardi 8 févrtier 2022, 20h00