Nouvelle Norma au Théâtre de La Monnaie de Bruxelles

La Monnaie de Bruxelles propose une Norma d’exception, musicalement et scéniquement

Cette nouvelle production de Norma s’avère être un véritable événement à plus d’un titre, l’émotion étant in fine tout autant scénique que musicale. 

Un esthétisme entièrement assumé
Cette production de Norma constitue un événement à plus d’un titre. D’abord parce que l’œuvre n’avait jamais été jouée en version scénique dans son original italien, exception faite pour des versions de concerts en 1988 et en 2010, la dernière production, en français, datant de 1950. Ensuite parce que, malgré les nouvelles restrictions sanitaires, la représentation a pu avoir lieu. Enfin parce que c’est à une exécution d’exception que nous avons assisté. 

Disons d’emblée que la lecture du dossier de presse nous avait quelque peu inquiété, dans la mesure où on mettait en avant surtout la transposition dans un milieu de colons nationalistes de l’ancienne Allemagne de l’Est, la jungle de béton et la haine que devrait susciter l’héroïne auprès du public, en tant que jouet des hommes. 

Or, si la mise en scène de Christophe Coppens, à ses premières armes dans un titre du grand répertoire, affiche un peu de tout cela, ce n’est pas que de cela qu’il s’agit. Et si, comme le rappelle le programme de salle, nous sommes effectivement confrontés à une transposition « au cœur d’une secte ou d’une religion » où priment « le béton et les automobiles », cette conception fonctionne, et fonctionne très bien. Au cours du déroulement de l’action, jamais nous n’avons eu l’impression d’assister à l’étalage d’un parti pris gratuit ou d’un amoncellement de vulgarités sans queue ni tête. Au contraire, entre le béton et les voitures, il y a bien la place pour des moments d’un esthétisme entièrement assumé.

Christophe Coppens ©S. Van Rompay

Un univers de béton et de voitures
La scène s’ouvre ainsi sur un très beau tableau de bagarre qui se déroule à mi-hauteur pendant l’ouverture. Pour une fois, le méchant n’est pas l’envahisseur romain. Apparaît alors Pollione en bon père de famille, rendant visite à ses enfants cachés, présents sur le plateau pendant que s’installe le public, jouant avec des personnages et des animaux en plastique issus sans doute d’un film de science-fiction ou d’un jeu-vidéo. Les membres de la secte, les Gaulois du livret, se transforment en loups et on brûle un corps vivant, emmailloté dans une toile thermique. Une voiture prend feu. On comprend que le chœur, donnant la réplique à Oroveso à la scène suivante, revient de ladite bagarre. Plus tard, lors de la prière à la lune, la divinité est représentée par les feux d’une auto descendant du ciel. Adalgisa attend son bien-aimé dans un véhicule d’où elle sort, heureusement, le temps de leur duo dont la strette se termine néanmoins à l’intérieur, de manière à suggérer l’effusion d’amour, un savant jeu de balancement faisant néanmoins tourner l’habitacle à la verticale, permettant une meilleure projection de la strette. Le premier duo entre les deux rivales, menant au trio du finale I, se passe sur la terrasse d’un restaurant miteux, les tables vert pâle en enfilade façon fast-food, ce qui permet de justifier l’apparition soudaine de Pollione, puisqu’il boit un verre avec Flavio, un peu plus loin. Pendant l’affrontement du triangle amoureux un enchevêtrement de carcasses de voiture descend des cintres.

À l’acte II, les mêmes sièges se transforment en compartiment de train où dorment les enfants de la druidesse et où faillit se consumer leur sacrifice. Au-delà des vitres défile un paysage enneigé en noir et blanc qui s’enflamme lorsque Norma lève le poignard. On en déduit qu’elle a pris la fuite avec sa progéniture après la découverte de la trahison du père. Ou est-ce un rêve ? Lorsqu’arrive Adalgisa, le voyage est terminé et un feu s’allume dans un camp peut-être de forains. Suit une partie de boules de neige débouchant sur la construction de son bonhomme : c’est le chœur introduisant le retour d’Oroveso. Une voiture est alors repêchée de l’eau, préambule au cri de guerre et à l’acheminement vers la catastrophe. Le bûcher sera une Volvo volontairement incendiée par les acolytes de l’héroïne. Heureusement le couple monte dedans après avoir terminé de chanter.

Le propos est cohérent de bout en bout et il est défendu avec panache.

Sesto Quatrini ©DR

L’importance des silences
Sur le plan musical, Sesto Quatrini, débutant à la Monnaie, tient à souligner qu’il dirige « la partition intégrale, sans coupures » et nous lui en savons gré. Sans toutefois « suivre la nouvelle édition critique », puisqu’il estime qu’il est préférable de tenir compte des modifications qu’a apportées Bellini à sa partition par la suite, afin de mieux se rapprocher d’une version définitive. En effet, le propre d’une édition critique est bien de tenir compte de toutes les versions existantes, permettant aux interprètes de faire le meilleur choix. Le chef insiste également sur l’importance des « silences » dans Norma, ces fermate, ces pauses venant « du corps et de l’esprit des personnages ». Sa direction est très diligente, malgré quelques légers dérapages des cuivres dans les toutes premières notes de l’ouverture. Mais les vents y sont prodigieux, notamment dans le passage introduisant « Casta diva ». Relevons incidemment l’absence du gong donnant le la au finale de l’œuvre : si la mise en scène tend à exclure sa présence, la fosse ne l’interdirait pas.

Un Pollione de grande envergure
Mais venons-en aux prestations vocales. Pour Michele Pertusi, Oroveso n’a plus de secrets, pour l’avoir chanté à plusieurs reprises depuis bientôt une dizaine d’années. Son timbre caverneux est entièrement adéquat à la gravité du personnage et dans la scène du sacrifice il frôle la perfection.

À ce stade de sa carrière, Enea Scala semble avoir atteint la maturité vocale nécessaire pour camper un Pollione de grande envergure. Dès sa sortita, le récitatif, superbement déclamé, se distingue par la clarté de sa diction, précédant une cavatine tout en finesse, où l’autorité de l’approche n’empêche pas les variations de couleur, de même que la vaillance de la cabalette se nourrit de descentes dans le grave qui ne font qu’accentuer l’ampleur de la projection. Un moment qui s’éclot aussi grâce aux beaux jeux de lumières de Peter van Praet. L’accoutrement de la production (costumes du metteur en scène) donne au ténor une allure à la Ben Affleck, qui sied parfaitement à la dimension cinématographique de la réalisation.

Comment haïr Norma ?
Sosie de Kim Basinger, la Norma de Sally Matthews, en prise de rôle, est la seule interprète non-italophone du trio, voire du quatuor, de tête ; c’est sans doute la raison pour laquelle son incarnation sonne comme la moins idiomatique. Qu’à cela ne tienne. Elle ne nous donne nullement une lecture au rabais de la druidesse. Chanté depuis le fond de la scène, son air de présentation s’épanouit dans de très belles ornementations pas du tout gratuites, dans une magistrale tenue du souffle et dans des sons filés exemplaires. Le tempo di mezzo est imposant. Et la cabalette est ardemment défendue, notamment grâce à des variations impressionnantes. Cet espace d’intimité est d’ailleurs souligné par un spot de lumière qui vient se focaliser sur la femme, ayant pris la place de la prêtresse, désormais plongée dans le noir. La menace à l’adresse de son ancien amant est impérieuse dans le trio du finale I, un morceau qui se singularise aussi par la cohésion exceptionnelle des chanteurs et par une strette captivante. Relevons encore les notes filées de l’andante maestoso de l’acte II (« Ei tornerà ») et surtout le duo avec Pollione, d’un professionnalisme ne négligeant pas l’appel du sublime, l’aigu à l’issu de l’assai animato (« Già mi pasco ne’ tuoi sguardi ») étant absolument souverain. Dans le finale, le pianissimo de l’aveu de sa culpabilité, auprès d’Oroveso, donne le frisson et l’imploration qui suit, à la virtuosité exceptionnelle, est extrêmement émouvante. Devant une telle prestation, comment parvenir à haïr Norma ?

Une interprétation hors du temps
Adalgisa, on le sait, n’a que des duos pour briller. Et Raffaella Lupinacci, également à ses débuts dans le rôle, est en tout point éblouissante. Sa ligne de chant se révèle à toute épreuve, aussi bien dans le duo avec l’amant où, très passionnée, elle maîtrise aisément un aigu percutant, que dans la première confrontation avec Norma, où les deux rivales donnent corps à une interprétation somptueuse et hors du temps. Leurs retrouvailles de l’acte II se caractérisent par la limpidité de l’accent, par un andante (« Mira, o Norma ») des plus émouvants et par un allegro (« Sì, fino all’ore estreme ») parfaitement rodé.

À plusieurs moments, l’Académie des chœurs de la Monnaie s’illustre pour sa justesse, notamment dans l’introduction, à l’apparition de la protagoniste, où son brillant résonne de tout son éclat, et pour l’incitation à la guerre, étincelante de précision. Falvio bien nuancé de Loïc Félix. Clotilde de bon niveau de Cristina Melis.

Le bar étant fermé à cause des restrictions sanitaire, la direction a offert du vin chaud et des biscuits à l’entracte. Il faut peu de chose pour faire plaisir à son public.

Les artistes

Norma : Sally Matthews
Adalgisa : Raffaella Lupinacci
Clotilde : Cristina Melis
Pollione : Enea Scala
Oroveso : Michele Pertusi
Flavio : Loïc Félix

Orchestre symphonique de la Monnaie, Académie des chœurs de la Monnaie, dir. Sesto Quatrini

Mise en scène Christophe Coppens

Le programme

Norma
Tragedia lirica en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé au Teatro alla Scala de Milan le 26 décembre 1831.

Théâtre de La Monnaie, Bruxelles, décembre 2021