Les sortilèges musicaux du Palazzo incantato de Rossi à Versailles

Leonardo García Alarcón aime à faire revivre des trésors oubliés. Ainsi en est-il de ce Palazzo incantato, premier opus lyrique de Luigi Rossi, qui fut l’importateur de l’opéra italien à la cour de France, avec son Orfeo, commande du cardinal Mazarin. Le manuscrit de cette œuvre foisonnante, créée à Rome au Palais Barberini en 1642, était resté assoupi dans la bibliothèque du Vatican depuis plus de trois siècles et demi, quand le chef argentin l’a redécouverte. L’éblouissement devant la partition a poussé ce fin connaisseur du dix-septième siècle, qui a étudié avec Gabriel Garrido et largement défendu l’œuvre de Cavalli, à ressusciter cet ouvrage hors norme, tant en termes de dimensions que de moyens déployés à la création – sept heures, plus d’une vingtaine de solistes. Ce rêve ambitieux a pu se concrétiser à l’Opéra de Dijon en décembre 2020, à huis clos en raison de la fermeture des salles imposée par les mesures de régulation de la pandémie de covid 19, avant de rencontrer le public en octobre 2021 à Nancy.

En ce mois de décembre, la production réglée par Fabrice Murgia fait escale à Versailles. La scène et la salle de l’Opéra royal en accentuent sans doute les tropismes. Le kaléidoscope d’aliénations amoureuses qui se succèdent dans la demeure d’Atlanta, est transposé dans une sorte de motel contemporain, avec costumes dessinés à l’avenant par Clara Peluffo Valentini. Un dispositif vidéographique en temps réel réglé par Giacinto Caponio projette sur le promontoire constitué par la partie supérieure de la scénographie rotative de Vincent Lemaire les péripéties et les visages en gros plan. Le procédé tient lieu de spectaculaire avec une certaine facilité redondante, et présente l’inconvénient de cannibaliser l’attention, non seulement du théâtre, mais parfois aussi de la musique. Certes, la diversité des situations et des personnages du livret ne prétend pas à une cohérence autre qu’un camaïeu destiné à l’édification morale finale, mais l’hétérogénéité de la dramaturgie du spectacle semble être conduite par le privilège à l’effet, sinon aux moyens. Si le relatif dépouillement en seconde partie, qui s’appuie sur les modulations des lumières d’Emily Brassier et Giacinto Caponio, retient la distraction visuelle, il n’en reste pas moins qu’une certaine gratuité festive prend le pas sur la lisibilité des intentions herméneutiques.

Heureusement, l’essentiel réside dans une musique chatoyante, défendue avec une science enthousiaste par Leonardo García Alarcón, qui n’a guère son pareil pour redonner une vie inimitable aux partitions oubliées, préférant la recréation de la vérité musicologique, plutôt que l’orthodoxie de sa retranscription littérale. Le résultat est d’autant plus jubilatoire que l’acoustique boisée et intimiste de l’Opéra royal, ainsi que la modestie et la position haute de la fosse, constituent un écrin idéal pour révéler toutes les chamarres d’une direction savoureuse et d’un continuo ductile et fourni, qui fait chanter des lignes instrumentales usuellement cantonnées à la trame. On peut à cet égard compter sur l’excellence des pupitres de la Cappella Mediterranea. Cet élan sert la fluidité de l’écriture, et l’anastomose nouvelle alors entre le récit et l’arioso, le lyrisme et le parlare cantando.

Le plateau, équilibré, décline les différentes figures et caractères de cette œuvre profuse. L’alchimie du théâtre et de la musique se reconnaît dès les apparitions augurales des muses dans le prologue, que l’on retrouvera dans d’autres incarnations au fil de la soirée. Le quatuor de sopranos offre ainsi un appréciable contraste entre la Peinture de Deanna Breiwick, qui fera une Bradamante passionnée, la Musique de Lucía Martín-Cartón, ultérieurement Echo et Olympia, la Magie à la luminosité munificente de Mariana Flores, qui servira également les sentiments de Marfisa et Doralice, et la Poésie de Gwendoline Blondeel, qui reviendra en Fiordiligi. Cinquième gosier soprano, Arianna Venditelli se distingue par la flamme qu’elle fait entretenir dans le sein d’Angelica, sans jamais céder sur la qualité de son timbre fruité.

Côté messieurs, Victor Sicard résume les tourments d’Orlando avec un baryton clair, attentif à la qualité de la déclamation. Parmi les quatre ténors de la distribution, on retiendra la palette du Ruggiero de Fabio Trümpy, allant du languissement à la vaillance, qui contraste avec le mordant de l’Atlante de Mark Milhofer, dont les accents plus âpres restituent avec justesse les manipulations parfois cruelles d’un deus ex machina qui se révèlera finalement faible. André Lacerda ne démérite aucunement en Alceste, tandis que Valerio Contaldo confie sa vitalité et son éclat à Ferrau et Astolfo. Kacper Szeląȥek passe avec virtuosité de Prasildo au Nain, avec une tessiture de contre-ténor placée haut, idéale pour la coloration comique des rôles. Quant aux registres graves, ils sont dévolus au baryton-basse Alexander Miminoshvili, Mandricardo à la séduction hâbleuse et à la solide basse Grigory Soloviov, tour à tour Gigante, Sacripante et Gradasso. Une arche de Noé vocale pour une Palazzo incantato rayonnant de sortilèges musicaux. Prima la musica, dopo la scena, si cela était possible…

Les artistes

Orlando : Victor Sicard 
 Ruggiero : Fabio Trümpy 
 Atlante : Mark Milhofer 
 Gigante, Sacripante, Gradasso : Grigory Soloviov 
Prasildo, le Nain : acper Szeląȥek 
Alceste : André Lacerda 
Ferrau, Astolfo : Valerio Contaldo 
Mandricardo A: lexander Miminoshvili 
Angelica : Arianna Vendittelli 
Bradamante, la Peinture : Deanna Breiwick 
Olympia, la Musique, Echo : Lucía Martín-Cartón 
Marfisa, la Magie, Doralice : Mariana Flores 
Fiordiligi, la Poésie : Gwendoline Blondeel  

Cappella Mediterranea, Chœur de l’Opéra de Dijon, Chœur de chambre de Namur, dir. Leonardo García Alarcón 

Fabrice Murgia : mise en scène
Vincent Lemaire : décors
Clara Peluffo Valentini : costumes
Giacinto Caponio : vidéo
Emily Brassier et Giacinto Caponio : lumières

Le programme

Il Palazzo incantato (Le Palais des sortilèges)

Azione in musica en trois actes avec prologue de Luigi Rossi, livret de Giulio Rospigliosi d’après Orlando furioso de l’Arioste, créé à Rome en 1642.

Opéra Royal de Versailles, représentation du 11 décembre 2021