Malheureux en amour, malheureux en politique : le roi Macbeth est nu sur la scène de l’Auditorium de Dijon

Macbeth à l’Auditorium de Dijon

Pour l’ouverture de sa saison lyrique 2021-2022, l’Opéra de Dijon dépoussière Macbeth de tout son folklore écossais et propose un thriller politique glaçant.

Un giorno di regno

Giuseppe Verdi n’est jamais autant inspiré que lorsque la composition lyrique lui offre l’occasion d’approfondir et de mettre en musique les affres du pouvoir. De Nabucco aux derniers chefs d’œuvre Aida et Otello en passant par la cour espagnole de Philippe II, Verdi a régulièrement puisé dans la Bible, l’histoire et le théâtre de Victor Hugo ou de William Shakespeare pour tisser de partition en partition une réflexion toute personnelle sur la manière et les dangers de gouverner. De tous ses opéras politiques, Macbeth est cependant le plus abouti et le plus violent. Composée dans la dernière partie des « années de galère », cette œuvre ne s’embarrasse effectivement pas d’intrigue sentimentale et fait voler en éclats le schéma traditionnel du ténor amoureux de la soprano au grand dam du baryton ! Aucune mièvrerie donc mais au cœur de ce drame shakespearien, presque constamment sur scène du début à la fin de la représentation, un couple légitime, mari et femme, qui cherche le bonheur dans le crime et précipite sa perte.

Ce drame intime qui consume le couple Macbeth, la metteuse en scène allemande Nicola Raab l’a parfaitement compris. L’omniprésence du lit tout au long du spectacle est d’abord là pour rappeler qu’entre le seigneur de Glamis et sa Lady les feux de la passion se sont éteints depuis longtemps. Au lever de rideau, un ingénieux dispositif fait coexister côte à côte la première rencontre de Macbeth et des sorcières avec une chambre à coucher dans laquelle Lady Macbeth dort, désespérément seule. Sa chair est triste, hélas, et il ne faut rien moins que la lettre de son mari lui annonçant la prophétie des sorcières pour la faire à nouveau frissonner. Ce même lit deviendra un peu plus tard l’autel sur lequel sera offert en holocauste le vieux corps décharné du roi Duncan. La forfaiture accomplie, Lady Macbeth cherche à rallumer la passion éteinte de son époux : au début du deuxième acte, le couple se retrouve à nouveau dans leur chambre à coucher et lorsque chevauchant le nouveau roi d’Ecosse allongé sur le lit, Lady Macbeth s’exclame « O vollutà del soglio ! O scettro, alfin sei mio », on peut légitimement se demander si le sceptre n’est pas la métaphore phallique des relations sexuelles que le couple n’entretient plus, hypothèse que vient corroborer immédiatement après une étreinte violente mais non aboutie.

La mise en image de la scène de somnambulisme, servie par les décors hyperréalistes de Ashley Martin-Davis, conclut magistralement cette histoire de passions tristes. Le sang dont Lady Macbeth cherche à se laver n’est pas seulement celui de Duncan ; c’est d’abord celui de ses règles qui souille sa robe blanche et qui lui rappelle chaque mois la stérilité de son union et son incapacité à donner un héritier à Macbeth.

Au-delà du drame intime du couple, Nicola Raab propose aussi une intéressante réflexion sur la nature du pouvoir, sur la fascination qu’elle exerce sur les individus et sur les dérives violentes qu’elle porte en germe. À rebours d’une certaine tradition, la metteuse en scène ne fait pas de Duncan le modèle du Prince débonnaire et clément dont Macbeth organiserait le meurtre par pure ambition. Au contraire, Duncan est montré comme un vieux souverain angoissé, obsédé par sa sécurité et perpétuellement entouré de gardes du corps. Devenu roi d’Ecosse, Macbeth pousse encore un peu plus loin le curseur de la violence d’État : sous son règne éphémère (le sous-titre de Macbeth pourrait d’ailleurs être Un giorno di regno, le second opéra composé par Verdi en 1840), l’Écosse se fait dictature, ses opposants politiques – à l’instar de Banco – sont physiquement éliminés et ses frontières se hérissent de barbelés destinés à tenir les migrants à distance. Le premier tableau du dernier acte est à ce titre glaçant et brouille les repères entre mise en scène opératique et images d’actualité. Les partisans de Macduff y sont montrés comme des réfugiés politiques victimes de la violence d’un régime militaire, physiquement violentés et rejetés loin de leur terre natale.

No tenor allowed

Pour donner corps et voix à ce thriller politique, l’opéra de Dijon s’est assuré d’une distribution entièrement engagée au service du propos de la metteuse en scène.

Le rôle de Lady Macbeth est écrasant et bien des spectateurs ont dans l’oreille les interprétations anthologiques de Maria Callas et de Shirley Verrett lorsqu’ils viennent au spectacle. Il faut donc reconnaître à Alexandra Zabala un certain panache d’ajouter ce personnage à son répertoire. L’acoustique idéale de l’Auditorium de Dijon et la mise en scène de Nicola Raab construite en grande partie autour de son personnage offrent à la jeune chanteuse italo-colombienne l’écrin idéal pour prendre ses marques dans ce rôle. De la Lady, Alexandra Zabala possède incontestablement la démarche léonine, les aigus tranchants comme des couperets et le timbre rond, rayonnant d’italianité. A-t-elle dans le gosier la voix sublime et laide à la fois que Verdi recherchait pour son interprète ? Il faudra attendre la fin de cette série de représentations pour en être absolument certain. Au soir de la Première, la soprano a d’ores et déjà fait la démonstration que sa maitrise de la colorature lui permettait de se jouer des difficultés de l’aria « Vieni ! T’affretta ! » et du brindisi du deuxième acte. Dans la grande scène de somnambulisme que Verdi a composée de manière entièrement dépouillée, sans aucun artifice vocal, Alexandra Zabala a paru plus prudente, effrayée peut-être par le poids de ses devancières, notamment au moment d’aborder le contre-ré bémol conclusif qui est le Graal de toute titulaire du rôle. Il n’en reste pas moins que le public dijonnais a pu assister à l’éclosion d’une nouvelle Lady Macbeth et qu’il en gardera longtemps le souvenir.

À l’inverse de sa partenaire, Stephen Gaertner est un familier du rôle de Macbeth qu’il a déjà chanté plusieurs fois, tant en version scénique qu’en version de concert. Du roi d’Écosse velléitaire et ambitieux, le chanteur américain possède le timbre sombre, les accents angoissés et les excès de fureur. Parfaitement dirigé par la metteuse en scène, il parvient à composer un personnage névrosé et tout à fait  crédible sans jamais rien céder au respect absolu de la partition. Stephen Gaertner est effectivement un authentique baryton Verdi aux aigus brillants et aux graves bronzés, toujours rigoureusement en place avec l’orchestre. Le grand duo tragique du premier acte le révèle tour à tour machiavélique et pleutre mais c’est dans l’antre des sorcières, au troisième acte, qu’il montre aussi sa nature de grand tragédien shakespearien et d’artiste parfaitement aguerri au style verdien.

Comparé aux rôles écrasants des époux Macbeth, le reste de la distribution n’a plus à se partager que quelques pages dont certaines contiennent malgré tout des mélodies de la plus belle eau verdienne. Au personnage de Banco, Dario Russo offre un timbre parfaitement idiomatique, une présence scénique très dense et des graves abyssaux qui font regretter la brièveté de son air « Come dal ciel precipita ». Dans un opéra qui fait la part belle aux voix graves, il revient au ténor italien Carlo Allemano d’incarner Macduff : d’une parfaite musicalité et d’une subtile émotion contenue dans l’aria du dernier acte « O figli ! O figli miei !… Ah, la paterna mano », l’artiste manque cependant de la juvénilité qu’on attendrait de ce personnage de rebelle rétif à l’autorité du tyran Macbeth. A contrario, cette juvénilité irradie des brèves interventions de Malcolm interprété par le prometteur Yoan Le Lan ; on aurait plaisir à le retrouver rapidement dans un rôle plus consistant.

La qualité de la troupe réunie par l’Opéra de Dijon pour servir ce premier spectacle de la saison se retrouve jusque dans la parfaite justesse des personnages muets auxquels la mise en scène de Nicola Raab donne une véritable existence : élégante silhouette de femme enceinte entraperçue au cours de la scène du banquet, Emma Rieger esquisse une parfaite Lady Macduff et symbolise la maternité qui se refuse obstinément à Lady Macbeth. Le jeune Gabriel Labois est lui aussi très juste dans son interprétation de Fléance, le fils de Banco. Présent sur scène jusqu’à la dernière image du spectacle, le jeune garçon est notamment bouleversant dans le final du premier acte lorsque, au milieu du chaos général, il s’approche du cadavre ensanglanté de Duncan dont il est à son corps défendant le successeur prophétisé par les sorcières.

Dans la fosse de l’auditorium, le chef italien Sebastiano Rolli impose à ses musiciens des tempi endiablés qui conviennent idéalement à cette œuvre dont l’esthétique fantastique fait écho aux partitions du Freischütz et de Robert le Diable qui triomphaient à Florence au moment de la création de Macbeth. Entretenant une grande familiarité avec le style verdien, le Maestro italien réussit à la fois à faire scintiller l’orchestre et à mettre les chanteurs en valeur sans jamais les couvrir, aidé en cela par les décors-boites de Ashley Martin-Davis qui étouffent un peu les voix. Sous sa battue, l’orchestre Dijon Bourgogne devient un protagoniste à part entière du drame et Sebastiano Rolli relève la gageure de maintenir tendu l’arc de la partition de la première note du prélude au dernier accord du final.

Mené de mains expertes, l’orchestre Dijon Bourgogne est l’un des grands triomphateurs de la soirée et l’on serait bien en peine d’identifier un pupitre moins affuté que les autres. Des cuivres rutilants aux cordes chatoyantes en passant par les vents parfaitement en place, la phalange bourguignonne restitue de manière enthousiasmante tout le travail effectué avec le maestro Rolli et s’affirme comme un orchestre de fosse de tout premier plan. Le chœur de l’Opéra de Dijon n’est pas en reste lui non plus : coaché par Anass Ismat avec une précision métronomique, il s’exprime dans un italien parfait et se plie aux exigences de la mise en scène sans jamais perdre en musicalité. Si le chœur féminin est particulièrement mis en valeur par les tubes composés pour les sorcières, son homologue masculin ne démérite pas et les interventions viriles du premier tableau contribuent à camper l’atmosphère d’une Écosse en passe de basculer dans le totalitarisme.

Au rideau final, Alexandra Zabala lève un poing vainqueur pour célébrer sa prise de rôle et le public ne ménage ses applaudissements à aucun des protagonistes de cette belle soirée verdienne. Après le long et douloureux épisode de la crise sanitaire, le Directeur Général Dominique Pitoiset inaugure sa première saison à la tête de l’Opéra Dijon sous les meilleurs auspices.

Les artistes

Macbeth   Stephen Gaertner
Banco   Dario Russo
Macduff   Carlo Allemano
Malcolm   Yoann Le Lan
Un docteur / un serviteur   Jonas Yajure
Un assassin / un héraut   Zakaria El Bahri
Lady Macbeth   Alexandra Zabala
Suivante de Lady Macbeth   Elodie Hache
Apparition 1   Francis Perdreau  
Apparition 2   Anna Piroli
Apparition 3   Valentine Habay
Fléance   Gabriel Labois
Lady Macduff   Emma Rieger
Duncan   Thibault Daquin

Chœur de l’Opéra de Dijon (dir. Anass Ismat), Orchestre Dijon Bourgogne, dir.   Sebastiano Rolli

Mise en scène   Nicola Raab

Le programme

Macbeth

Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei d’après William Shakespeare. Créé au Teatro della Pergola à Florence le 14 mars 1847.

Auditorium de Dijon, mardi 2 novembre 2021