Rigoletto à La Fenice

Crédit photos : © Michele Crosera

Un Rigoletto mémorable sur la scène de La Fenice

Avec sa lecture profondément originale de Rigoletto, Damiano Michieletto suscite dans le public le même choc que celui qui, sans doute, dut saisir les spectateurs lors de la création de l’ouvrage dans cette même Fenice en 1851. Un spectacle mémorable.

L’an dernier, avec un Rigoletto monté en pleine pandémie, Damiano Michieletto s’est essayé à de nouvelles voies, en sollicitant conjointement différents langages dans les espaces ouverts et gigantesques du Circus Maximus de Rome : c’était une interprétation cinématographique et réaliste de l’œuvre, avec des voitures, des caravanes et des manèges de fête foraine sur scène. Cette production a donné lieu à un enregistrement qui est présenté ces jours-ci au Festival du film de Rome.

Le drame du souvenir et de la folie

Sa production précédente de Rigoletto (celle d’Amsterdam en 2017) revient aujourd’hui dans les espaces plus habituels du théâtre vénitien. Malgré quelques menus changements – le protagoniste ne subit pas d’électrochocs, on ne lui met pas de camisole de force – l’approche reste non conventionnelle. « Qu’arrive-t-il à Rigoletto après la découverte du meurtre de sa fille ? », s’est demandé le metteur en scène. Eh bien le pauvre homme devient fou de remords à l’idée d’avoir involontairement causé sa mort : son plan pour éliminer le duc s’est retourné contre lui et le bouffon tue le seul bien précieux qu’il lui reste dans la vie, lui qui n’a « ni patrie, ni parents, ni amis », comme le résume efficacement le livret de Francesco Maria Piave. Le fait qu’il soit la cause de la mort de Gilda le conduit à la folie : c’est la « malédiction » dont il est frappé, un mot clé qui aurait également dû être le titre original de l’œuvre. Rigoletto est donc interné dans un asile et revit toute l’affaire, une tragédie qui dans son esprit malade prend la forme d’un rêve angoissant. La « musica interna da lontano » (cette expression est présente dans la toute première didascalie de l’opéra pour désigner la musique de fête jouée par une banda dans les coulisses) nous parvient émoussée comme si elle était dans sa tête, tandis que la « foule des chevaliers et des dames » porte le même masque que le duc – la seule véritable obsession de Rigoletto : « giovin, giocondo, sì potente, bello« , alors qu’il est « vil, scellerato, difforme… ».

Ce n’est pas la première fois que Michieletto prend le thème de la folie comme base de sa lecture. Cela s’était déjà produit avec Sigismondo au ROF en 2010, mais ici la figure de Rigoletto fait davantage penser à celle du Lear de Shakespeare : un père qui devient fou pour avoir eu un sentiment d’amour excessif envers sa fille, laquelle finit morte en pleine tempête. Là Cordelia, ici Gilda.

Une production qui redonne à l’œuvre toute sa puissance originelle

Dans la scénographie de Paolo Fantin, l’intérieur étouffant est carrelé comme la cuisine de Don Giovanni dans l’une de ses premières productions, ce curieux Diissoluto punito de Ramón Carnicer i Batlle, présenté à La Coruña en 2006. Mais ici, les hauts murs blancs sont percés d’ouvertures par lesquelles entrent les personnages de son cauchemar. À gauche une grande porte, toujours fermée, à droite une grande fenêtre avec une grille. Comme s’il s’agissait d’une forme de vengeance au demeurant très cruelle, sa cellule semble une réplique géante de la chambre de sa fille, que son père protégeait du monde en la gardant pour ainsi dire prisonnière.

Avec cette production, Michieletto ne se contente pas d’élaborer efficacement une vision personnelle de ce chef-d’œuvre, il lui redonne également sa force dramatique originelle. Le choc extrême que les spectateurs ont dû ressentir en 1851, nous le ressentons aujourd’hui même après avoir vu des dizaines de Rigoletto, comme si nous découvrions l’opéra pour la première fois. Le choc est réel, tant nous avons perdu l’habitude de vivre des émotions aussi fortes à l’opéra. La mise en scène de Michieletto nous jette certaines vérités désagréables à la figure : Rigoletto n’est pas un pauvre vieillard : c’est un homme dont la moralité est tout sauf irréprochable, qui utilise l’argent pris dans la poche du manteau du duc pour payer un tueur à gages. Et Gilda n’est pas la fille naïve et inconsciente qui tombe dans le piège qui lui est involontairement tendu. Elle refuse les peluches que son père lui offre et, dans ses dessins d’enfant, la figure de sa mère est effacée d’un trait rageur : qui sait quel drame se cache derrière ce geste… Rigoletto ne s’adresse pas à Gilda, mais à une petite fille masquée ; il préfère une poupée inerte à la jeune fille qui veut grandir, devenir une femme, vivre sa propre vie, et qui risque tout pour rompre le lien oppressant qui l’unit à son père. Dans une scène onirique, nous voyons la petite fille s’échapper par la fenêtre, maintenant dépourvue barreaux, et courir dehors, libre et heureuse. Au même moment, le mot « malédiction » résonne pour la dernière fois et dans l’esprit de Rigoletto, un trop-plein d’émotions le condamne irréversiblement à la folie. Dans le finale, nous le retrouvons prostré dans la même position fœtale que lors du lever de rideau.

Dans la dramaturgie de Michieletto, chaque détail est significatif : le médecin-chef qui se penche sur Rigoletto devient immédiatement le tueur à gages Sparafucile, Giovanna est une infirmière rigide et tous les personnages sont vêtus de blanc, à l’exception de la jeune fille, qui porte une robe à fleurs, laquelle devient un objet lascif entre les mains des courtisans au deuxième acte. Un fait révélateur, Monterone est ici un alter ego de Rigoletto, allant jusqu’à prendre ses caractéristiques physiques (il porte une bosse, il boîte..). Tous deux sont des pères malheureux dont la fille a été déshonorée par le Duc, et il est significatif que Verdi les fasse chanter tous deux dans le registre grave de la voix d’homme.

Une très belle interprétation musicale

Daniele Callegari propose une version de l’opéra sans les variations traditionnelles, sans notes aiguës non écrites, sans points d’orgue et sans coupures arbitraires. La musique de Rigoletto en devient  particulièrement troublante ; les couleurs sont pleines de clair-obscur, la tension dramatique ne faiblit pas un instant et nous arrivons au final le cœur battant. Luca Salsi réussit l’épreuve du rôle-titre avec une étonnante bravoure : toujours sur scène, sa présence physique et vocale ne fait jamais défaut. La ligne choisie par le baryton de Parme évolue entre les pianissimi – « ah no, è follia » enfin sans point d’orgue ! -, mezzevoci, et des lignes vocales larges et robustes, alliant toujours une grande sensibilité et une clarté d’accent. Ce n’est qu’au moment de son invective contre les courtisans – « quanno ce vò, ce vò » (il est seul sur scène, avec à l’arrière-plan les dessins colorés de sa fille, effacés par l’obscurité), qu’il laisse échapper une explosion de violence et de sincérité, laquelle a déclenché les seuls très longs applaudissements de la soirée de la part d’un public surtout subjugué par la tension implacable de la direction musicale.

Je n’avais jusqu’à présent jamais pleinement apprécié l’élan vocal souvent incontrôlé d’Iván Ayón Rivas, mais il réussit ici  à peindre un duc mémorable : sa voix est stable, son timbre lumineux et sa projection exceptionnelle, renforcée par l’acoustique de la salle vénitienne. Excellente performance de Claudia Pavone, Gilda émancipée plutôt que poupée naïve. Mattia Denti (Sparafucile) et Valeria Girardello (Maddalena) se distinguent par leur présence scénique, si ce n’est vocalement. Les autres interprètes sont efficaces, notamment le Monterone de Gianfranco Montresor.

À l’issue du spectacle, des applaudissements très nourris accueillent les artistes – et même de véritables ovations pour Salsi. Un Rigoletto presque redécouvert…

Pour lire la version originale de cet article (en italien), c’est ici !



Les artistes

Rigoletto : Luca Salsi
Le Duc de Mantoue : Iván Ayón Rivas
Gilda : Claudia Pavone
Sparafucile : Mattia Denti
Maddalena : Valeria Girardello
Il Conte di Monterone : Gianfranco Montresor
Giovanna : Carlotta Vichi
Marullo : Armando Gabba
Matteo Borsa : Marcello Nardis
Il conte di Ceprano : Matteo Ferrara
La contessa di Ceprano : Rosanna Lo Greco
Un usciere di corte : Emanuele Pedrini
Un paggio della duchessa : Sabrina Mazzamuto

Orchestre et Chœur du Teatro La Fenice, dir. Daniele Callegari
Direction du chœur : Claudio Marino Moretti
Mise en scène : Damiano Michieletto
Scénographie : Paolo Fantin
Costumes : Agostino Cavalca

Le programme

Rigoletto

Opéra en trois actes et quatre tableaux de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, d’après la pièce de Victor Hugo Le Roi s’amuse, créé le 11 mars 1851 au Teatro La Fenice de Venise.
Représentation du 8 octobre 2021, Teatro La Fenice, Venise