La Gioconda de Ponchielli et Boito : défaite et grandeur des femmes sur la lagune

Crédit photos : © Mirco Magliocca

Impressionnante création de La Gioconda au Capitole de Toulouse dans la mise en scène d’Olivier Py

Pour la première fois à l’affiche du Théâtre du Capitole, La  Gioconda d’Amilcare Ponchielli ouvre la saison 2021/2022 avec opulence. Dans la Venise du Seicento, les violences faites aux femmes de toute condition s’abattent sur ce mélodrame dont le livret s’inspire d’un drame de Victor Hugo. Le casting est à la hauteur des excès de l’opéra avec la mise en scène d’Olivier Py et l’excellence vocale, notamment du trio Béatrice Uria-Monzon, Ramon Vargas (prise de rôle d’Enzo) et Pierre-Yves Pruvot.

Un opéra de 1876, au livret mi hugolien, mi shakespearien

Dans l’histoire de l’opéra italien, la décennie 1870-1880 correspond à une période de gestation de la part de Verdi (silence d’après Aida), avant que l’éclosion vériste ne s’épanouisse lors des décennies suivantes. Ricordi, le puissant éditeur milanais, passe commande de La Gioconda à Amilcare Ponchielli (1834-1886) et au librettiste Arrigo Boito, compositeur de l’ambitieux Mefisotofele (1868). Si le livret de La Gioconda  adapte librement le drame romantique de Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue (1835), Boito, fervent shakespearien (futur librettiste d’Otello de Verdi, 1887), intensifie le drame. En le transposant sous la République des doges vénitiens, il profile deux personnages aux antipodes qui qualifient sa décadence sociale et morale. La Cieca, mère aveugle de Gioconda, sera l’une des trois victimes féminines ; Barnaba, espion de l’Inquisition, sera l’ordonnateur des violences et conspirations, préfigurant Iago (et même Scarpia) par sa noirceur sans scrupule. Le succès de La Gioconda à la Scala, avec Teresina Brambilla dans le rôle-titre (future épouse de Ponchielli), propulse l’opéra sur les scènes internationales. De nos jours, La Gioconda est perçu comme le chainon entre Verdi et l’école vériste, chainon singulier par sa maîtrise des composantes du bel canto.

Une scénographie oppressante, une mise en scène qui surligne la violence sexiste

Les deux dramaturges du 19e siècle, influencés par le mélodrame français (Boito a passé deux années à Paris) et le melodramma verdien orchestrent une dramaturgie binaire visant le spectaculaire sans nuance : les femmes victimes face à la domination masculine, la douceur de la foi chrétienne face à l’oppresseur politique, le peuple face aux destinées individuelles. Si Boito n’a pas conservé les tirades « féministes » des héroïnes hugoliennes, le profil de chacune des trois victimes demeure éloquent. La cantatrice Gioconda, proie de l’espion Barnaba, est torturée par le désamour de son amant Enzo autant que par son amour filial, tandis que la Cieca, sa pieuse mère aveugle, devient une rançon pour le prédateur Barnaba. Quant à la patricienne Laura, amante d’Enzo, et empoisonnée par son époux jaloux, elle est sauvée par Gioconda, sa rivale généreuse, qui affirme ici sa grandeur humaine.

Face à ces affrontements, la coproduction de La Monnaie (2019) et de Toulouse associe le scénographe Pierre-André Weitz à son complice Olivier Py. Le premier construit un dispositif vertical (sorte de Deus ex machina du baroque vénitien ?), suffisamment mobile pour s’adapter aux situations des 4 actes. Depuis les hauteurs des cintres, la passerelle (soit pont des soupirs, soit cabines de vaisseau) est l’habitacle des puissants écrasant les faibles – le conseiller vénitien Alvise Badoero, le conspirateur Barnaba. Dans l’univers scénique gris et noir, les points de fuite vers le fond d’un tunnel (trompe-l’œil baroque) symbolisent l’horizon social bloqué et le piège qui contraindra l’héroïne au suicide.

Pour actualiser ce drame romantique, les concepteurs choisissent deux astucieux référents qui déconstruisent la Venise glamour. D’une part, l’eau stagnante de la lagune ou des souterrains est captée sur l’espace scénique inondé dans lequel pataugent chanteurs et danseurs, avec de beaux reflets lumineux sur les parois dans la scène des régates (lumières de Bertrand Killy). D’autre part la « grosse-tête » carnavalesque de clown, seule touche colorée (blanc et rouge), hante le plateau de sa puissance maléfique, revisitant le grotesque hugolien. C’est de l’œil de celle-ci que s’extirpe le damné Barnaba au IV lorsqu’il vient réclamer sa proie. Unifiant les péripéties et coups de théâtre, plus ou moins invraisemblables, ces référents n’occultent pas une belle mobilité d’acteurs, en particulier celle du peuple (le chœur) et des danseurs très sollicités, quitte à construire des « tableaux » où les corps nus évoquent crument l’Enfer de Jérôme Bosch plutôt que Le Paradis du Tintoretto (palais des Doges). Nous sommes en revanche en désaccord avec le surlignage outrancier que Py accorde à la prédation sexuelle des femmes de la figuration,  immanquablement dénudées et sexuées (style cabaret 1900, un fantasme agaçant), jusqu’au viol collectif d’une danseuse pendant le subtil Ballet des heures qui se clôt par un galop rutilant.

Six rôles vocalement hors norme

Si La Gioconda apparaît si peu sur les scènes lyriques, c’est qu’elle ne nécessite pas moins de 6 chanteurs hors norme, en sus d’un chœur fourni et d’un orchestre, tous conduits de manière aguerrie ! À Toulouse, l’ovation faite au chœur (chef Alfonso Caiani) et à l’orchestre du Capitole, sous la baguette de Roberto Rizzi-Brignoli (directeur du Teatro Municipal de Santiago du Chili et du Santiago Philharmonic Orchestra), démontre à la fois l’excellence des phalanges du Capitole et le métier du chef spécialiste du répertoire italien.

Avec un panache de mélodiste et d’orchestrateur, Ponchielli utilise toutes les typologies romantiques des voix dans un opéra à numéro. Si l’enchainement d’airs, d’ensembles et de chœur n’est sans doute pas novateur (ni l’harmonie), les effets de spatialisation sonore et scénique offrent une profondeur audacieuse aux situations paroxystiques qui se succèdent. Nous nous limitons à deux exemples, d’ailleurs non étrangers à la filiation d’avec Mefistofele : le chœur avec orgue « Angelo Dei » surplombant le duo pathétique de Gioconda et de la Cieca (II) ; le duo du conseiller Alvise et de sa femme adultère contrainte à l’empoisonnement, contrepointé par le chœur festif en coulisse (La gaia canzone,  III). Puccini saura s’en souvenir pour Tosca

Du côté des femmes, le contralto de la Cieca (Agostina Smimmero, jeune artiste lauréate du concours Montserrat-Caballé), est poignant dans son air du 1er acte (Figlia che reggi il tremulo). Dans le duo mère-fille, il s’entrelace au timbre de cor anglais (excellente instrumentiste) de même tessiture. Dans le rôle de Laura, la mezzo roumaine Judit Kutasi (familière de Verdi, Giordano, Puccini) projette des aigus d’airain dans son apparition sur la passerelle (I) et s’épanouit tant dans l’altercation avec sa rivale (E un anatema !) que lors du duo nocturne avec Enzo (II). La performance de Béatrice Uria-Monzon en Gioconda est tout autant vocale que dramatique. Elle endosse ce rôle terrifiant de soprano dramatique, élargissant son emploi de mezzo, avec un don de soi et une humanité émouvante. Dans les airs avec chœur, elle claironne ses contre-si et contre-ut sans retenue, tandis que le grave en voix de poitrine creuse le potentiel d’une tragédienne (hors quelques graves décolorés). Toutefois, c’est au 4e acte qu’elle donne la pleine mesure de son engagement avec l’air pathétique attendu, Suicido, sans ménager son ardeur face aux hommes qui la condamnent : soit Enzo, l’amant qu’elle sauve, soit le cruel Barnaba, auquel elle se soustrait par le suicide.

Côté hommes, l’excellence est tout aussi remarquable. La basse italienne Roberto Scandiuzzi sauve la production en arrivant trois jours avant la première pour incarner le fier conseiller et Inquisiteur Alvise. Son air (au lever de rideau du III) instille les tréfonds du pouvoir et de la domination masculine. Attendue, la prise de rôle du ténor mexicain Ramón Vargas en Enzo Grimaldi est un plaisir gustatif de mélomane. Ses aigus solaires éclairent le sombre drame dans l’air Cielo e mare ! (II), sa flexibilité de ténor lirico spinto fait merveille dans les duos d’amour, mais son charisme d’opposant à l’Inquisition (Assassini, I) manque d’incarnation. En revanche, le baryton français Pierre-Yves Pruvot excelle dans sa composition du conspirateur malfaisant : désinvolte dans les apartés du I, mordant face à ses sbires, cynique dans son appréciation du pouvoir (O Monumento, regia e bolgia dogale [1]!), dépravé face à Gioconda. Nous avions remarqué sa prédilection pour de tels rôles dans Le marchand de Venise de R. Hahn (Opéra de Saint-Etienne) où il campait un Shylock des plus inquiétants.

Tout en rendant justice au génie de Ponchielli et de Boito, cette production toulousaine de La Gioconda atteint donc le niveau international que la direction de Christophe Ghristi vise depuis plusieurs saisons –  Ariane de Dukas, Parsifal, et la récente Salome de Strauss. Si la tempête des émotions nous saisit, une interrogation sur les représentations de la femme dans l’opéra romantique italien (jusqu’à Tosca et à Iris) subsiste à la sortie du spectacle. Pourquoi ne pas l’amorcer lors de rencontres publiques entre artistes, chercheurs.es et spectateurs.trices ?

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[1] Ô monument, palais et bouge des Doges !

Les artistes

La Gioconda : Béatrice Uria-Monzon
La Cieca : Agostina Smimmero
Laura : Judit Kutasi
Enzo Grimaldo : Ramón Vargas
Alvise Badoero :  Roberto Scandiuzzi
Barnaba : Pierre-Yves Pruvot
Isepo, Roberto Covatta
Zuane / un pilote : Sulkhan Jaiani
Barnaboto / un chanteur : Hugo Santos

Orchestre national du Capitole, Chœur et Maîtrise du Capitole, dir. Roberto Rizzi-Brignoli 

Mise en scène : Olivier Py, avec la collaboration de Jean-François Kessler
Scénographie et costumes : Pierre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy

Le programme

La Gioconda

Opéra en 4 actes d’Amilcare Ponchielli, livret d’Arrigo Boito d’après Victor Hugo, créé le 8 avril 1876 au Teatro alla Scala à Milan.

Représentation du 24 septembre 2021, Capitole de Toulouse