Madama Butterfly au Circo Massimo de Rome : le paradis perdu de Cio-Cio-San

Crédit photos : © Fabrizio Sansoni

Le paradis perdu de Cio-Cio-San au Circo Massimo de Rome

Pour sa saison estivale au Circus Maximus, le Teatro dell’Opera di Roma reprend une production de Madama Butterfly déjà donnée aux Thermes de Caracalla en 2015 et créée pour l’Opéra de Sydney en 2014. Voilà une belle réussite où à l’équilibre des voix de Corinne Winters (Cio-Cio-San) et Saimir Pirgu (Pinkerton) répond la mise en scène efficace et cohérente de Àlex Ollé, l’un des six directeurs artistiques de la troupe catalane La Fura dels Baus. L’Orchestre de l’Opéra de Rome n’est pas en reste et le chef Donato Renzetti souligne avec élégance la richesse mélodique de l’œuvre.

Les conditions de représentation en extérieur, sous les majestueuses ruines de la Domus Augustana, imposent la sonorisation du spectacle, laquelle demande un important travail de la part des chanteurs, comme le souligne Corinne Winters dans un entretien accordé à La Repubblica. L’amplification sonore est conduite de telle sorte qu’elle ne gêne nullement les voix ou l’orchestre. Certes, le procédé semble égaliser voix et musique, mais il souligne un équilibre qui ne paraît pas artificiel.  C’est un spectacle d’une grande homogénéité qui nous est donné sous le ciel de Rome.  

Qui es-tu Cio-Cio-San ?

La performance de Corinne Winters est tout à fait remarquable. Elle porte le drame sur ses épaules, sa voix est tout à la fois puissante et émouvante et le choix d’Àlex Ollé de transformer l’ancienne Geisha en bimbo donne une grande force dramatique au propos. La soprano américaine confiait à la Repubblica toute son émotion d’incarner pour la première fois ce personnage aux côtés d’un tel orchestre.

Le répertoire de Corinne Winters va du classicisme mozartien (Fiordiligi dans Così fan tutte) Fiordiligi à La Bohème (Mimi) sans oublier la Mélisande de Debussy. Particulièrement appréciée dans le chant verdien en Violetta, elle a récemment fait ses débuts en Desdemona et en Tatiana. Sa voix a gagné en largeur et semble désormais prête pour des rôles plus exigeants en puissance. Elle donne à Cio-Cio-Sans une incontestable dimension dramatique : la jeune femme n’est plus tout à fait l’innocente et naïve geisha que l’on voit et entend trop souvent ; elle n’est pas non plus la victime émissaire au sein d’une cérémonie hiératique (splendide production de Bob Wilson). Elle demeure celle qui veut, envers et contre tout, réaliser ses rêves, en dépit des avertissements embarrassés du consul (Andrzej Filończyk) ; celle qui rejette la tradition et ses entraves, symbolisées par des vêtements et des voiles (beaux costumes de Lluc Castells) qui recouvrent et dissimulent le corps – qui le nient ; celle qui choisit l’Amérique, dont elle arbore fièrement le drapeau représenté sur son débardeur moulant ; celle qui veut affirmer ses désirs dans un monde d’hommes. L’acte II, si riche en émotions, devient l’acte de la révélation de la féminité de Butterfly et de l’affirmation de ses choix, singulièrement au moment du si beau « Senti. Un bel dì, vedremo… »  : Corinne Winters, par sa voix et par son jeu scénique, dompte la grande mélancolie qui imprègne tout l’acte et refuse toute redondance avec ce que disent les cordes. Cette espèce de contrepoint entre le personnage et l’orchestre est particulièrement réussi, évitant toute forme de sentimentalisme.  

Face à cette femme déterminée, Suzuki et Sharpless apportent douceur et tendresse. Dès le début de l’acte II, la mezzo palermitaine Adriana di Paola nous offre une prière fort touchante, proche du lamento, à laquelle Butterfly répond par des sarcasmes blasphématoires. Mais l’opposition entre les deux femmes se résout à la fin de l’acte au sein du très beau duo des fleurs, qui mêle délicatesse, légèreté et volupté. Quant au Sharpless du baryton polonais Andrzej Filończyk, il marque le spectateur par sa sensibilité et sa voix soyeuse et ronde. Il paraît porter sur ses épaules tout le drame de l’héroïne, non sans une certaine lâcheté. Le dialogue entre le représentant américain et la jeune geisha est tout à fait émouvant dans la scène de la lettre.  

Quant aux comparses qui gravitent autour de l’héroïne, ils tiennent bien leur rang, de l’entremetteur Goro (Pietro Picono) au très tape à l’œil prince Yamadori (Raffaele Feo) sans oublier l’épisodique et fort réservée Kate Pinkerton (Sharon Celani).

Butterfly victime de l’Histoire

Dans Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss pousse ce cri : « Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité ». Tel est bien le sens du voyage de Pinkerton selon Àlex Ollé : l’officier américain mué en entrepreneur et promoteur immobilier, comme le suggère l’affiche publicitaire projetée lors de l’entracte, défigure et bétonne frénétiquement le vieux Japon.

Au centre de la scène, la modeste maison traditionnelle en bois de Cio-Cio-san ; en arrière-plan, un écran géant diffuse divers tableaux dont la fonction est narrative. Le décor du premier acte semble discuter le bonheur auquel croit pourtant la jeune geisha : l’allégresse initiale paraît fabriquée et tout est digne d’un mariage livré clef en main avec les sempiternelles tables et chaises blanches. Le wedding planner de Pinkerton est bien réglé. L’écran de fond de scène montre un paysage statique et pittoresque : vol d’oiseaux dans le ciel au crépuscule, ombre des palmiers, soleil rougeoyant. Mais cette carte postale tant vue ne symbolise-t-elle pas le drame à venir ? Comment en effet ne pas songer immédiatement à la jungle de feu et de sang d’Apocalypse Now ? L’acte II oppose l’attente pleine d’espoir de Butterfly et l’activisme immobilier de la toile de fond : les grues cèdent bientôt la place à des immeubles, dans une représentation d’un hyper-réalisme impressionnant. Alors que l’horizon se bouche de la sorte, les contremaîtres passent devant la maison de Cio-Cio-San tout en étudiant des plans : la menace de l’engloutissement de ce tout ce qu’elle est, de tout ce qu’elle fut, se fait plus pressante.

La politisation du drame de l’intériorité qu’est d’abord Madama Butterfly est tout à fait convaincante. Àlex Ollé évite ainsi toute mièvrerie et le mélodrame devient la tragédie d’un être broyé par des enjeux qui le dépassent, comme ils dépassent Pinkerton lui-même. C’est pourquoi l’image finale des immeubles en ruine, d’une grande force, renvoie l’Amérique à ses responsabilités : après Pinkerton, c’est un B-29 qui fera œuvre de destruction en effaçant des cartes cette même ville de Nagasaki.

La basse Luciano Leoni (le bonze) remplit parfaitement son rôle en portant la sourde menace proférée dès l’acte I lors de la conversion de Butterfly. Ses graves sombres effraient l’assistance et le bonze entraîne dans sa malédiction l’entourage de Butterfly : tous quittent la scène dans le plus grand désordre. Mais son complet moderne et ses lunettes noires font de cet oncle le représentant d’une bien suspecte tradition, plus proche de celle des yakuzas que du shinto.

Dans ce contexte, Pinkerton est davantage victime de l’histoire du monde que de ses propres inconséquences. Le ténor albanais Saimir Pirgu paraît le partenaire idéal de Corinne Winters, tant les voix sont équilibrées. Le superbe duo de l’acte I fait oublier tout ce qui sépare les deux personnages et nous fait croire à leur accord et à leur parfaite union.

Le leitmotiv réinventé

Donato Renzetti, à la tête de l’Orchestre du Teatro dell’Opera di Roma, malaxe formidablement la riche pâte orchestrale de l’œuvre et souligne sa force expressive. Les cordes, particulièrement, en restituent la tonalité mélancolique, mais sans excès. Le maestro, en excellent connaisseur du mélodrame italien, souligne la solidarité entre la musique et les voix, ce qui confère à l’ensemble du spectacle une très forte unité et plonge immédiatement le spectateur dans le drame qui se joue. Aussi, les partis-pris socio-politiques d’Àlex Ollé aidant, ne sommes-nous pas loin d’une interprétation en quelque sorte vériste, ce qui convient à merveille à un opéra déjà loin du langage musical d’une Tosca ou d’une Bohème – quoique Puccini se soit toujours tenu à bonne distance du groupe promu par l’éditeur Sonzogno.

Voilà une interprétation propre à servir une œuvre fondée sur un art consommé du leitmotiv, où se détachent tantôt les hautbois, tantôt les flûtes, parfois la harpe. Entre l’exotisme de thèmes empruntés à la chanson traditionnelle japonaise, le futur hymne américain, et les thèmes d’ambiance, l’Orchestre de l’Opéra de Rome joue de toutes les couleurs de sa palette. La phalange romaine met en valeur ce qu’a de symphoniste la partition. Le pittoresque des thèmes « japonais » paraît appuyé et traité avec la distance nécessaire à un monde voué à disparaître.

Le chœur, dirigé par Roberto Gabbiani, ne démérite pas et ses interventions ménagent de très beaux moments, notamment lors du final de l’acte II, alors que l’on entend dans le lointain le chœur à bouche fermé, qui semble prolonger le tissu orchestral.

Les artistes

Madama Butterfly (Cio-Cio-San) : Corinne Winters
Suzuki : Adriana Di Paola
Kate Pinkerton : Sharon Celani *
B. F. Pinkerton : Saimir Pirgu /Angelo Villari 31 juillet, 6 août
Sharpless : Andrzej Filończyk
Goro : Pietro Picone
Il principe Yamadori : Raffaele Feo
Lo zio bonzo : Luciano Leoni
Il commissario imperiale : Arturo Espinosa *
La cugina : Marika Spadafino / Claudia Farneti 20, 31 juillet
L’ufficiale del registro : Francesco Luccioni / Daniele Massimi 20, 31 juillet
* du projet “Fabbrica” Young artist program du Teatro dell’Opera de Rome

Orchestre du Teatro dell’Opera de Rome, dir. Donato Renzetti
Allestimento Teatro dell’Opera di Roma in collaborazione con Opera Australia / Sydney Opera House
Choeur du Teatro dell’Opera de Rome, dir. Roberto Gabbiani

Le programme

Madama Butterfly

Opéra en 2 actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, d’après John Luther Long et David Belasco, créé à la Scala de Milan le 17 février 1904.

Rome, Circo Massimo, juillet 2021