Carré d’as pour Moïse et Pharaon à Pesaro

Crédit photos : © Studio Amati Bacciardi

Sagripanti, Tagliavini, Buratto, Berzhanskaya : le carré d’as du Moïse de Pesaro

Grand succès pour un Moïse et Pharaon  transcendé par une direction incandescente et trois solistes brillants.

Nous ne reviendrons pas sur les merveilles que contient la partition du Moïse de Rossini, ni sur l’incompréhensible mépris des salles françaises pour lesquelles le répertoire rossinien, à quelques rares exceptions près, semble toujours se cantonner aux éternels Barbier, Cenerentola, Italienne à Alger et Comte Ory. Moïse et Pharaon est une œuvre majeure du répertoire français (voyez le dossier que nous avons consacré à cet opéra), et il est incompréhensible que la France, depuis les représentations historiques du Palais Garnier en 1983 avec Samuel Ramey, Shirley Verrett et Cecilia Gasdia, n’ait, sauf erreur, programmé l’ouvrage que deux fois en version de concert [1] !

Les jauges restant très réduites en raison de la Covid, la presse, pour cette édition 2021 du Festival Rossini de Pesaro, est conviée aux générales. Sachons gré à tous les interprètes d’avoir constamment chanté à pleine voix, comme ils l’auraient fait pour une véritable représentation ! Le grand succès remporté par cette générale s’explique selon nous par la magnifique direction de Giacomo Sagripanti. Le chef, secondé par un orchestre symphonique national de la RAI et des chœurs (ceux du Teatro Ventidio Basso) pleinement impliqués, vit intensément cette musique qu’il dirige avec une extrême concentration et une passion visible, mettant en valeur toutes les couleurs d’une orchestration que Rossini a particulièrement soignée. Le chef accorde la même attention et le même soin à chaque page de l’œuvre, même celles qui pourraient paraître moins essentielles, tels certains chœurs ou certaines danses, ce qui confère à l’œuvre une remarquable homogénéité et une tension dramatique constante. Mais c’est surtout dans les pages apaisées, élégiaques ou recueillies que sa direction fait merveille : le quintette « Ô toi dont la clémence » (premier acte), l’ensemble « Je tremble et soupire » (3e acte) se parent d’une infinie poésie ; le duetto entre Marie et Anaï, qui peut passer quasi inaperçu lorsqu’il est « expédié » par certains interprètes, est bouleversant de simplicité et d’émotion contenue ; quant à la célèbre prière du dernier acte, il s’agit probablement de l’une des plus recueillies et des plus émouvantes qu’il nous ait été donné d’entendre. Un chef que l’on est très impatient de réentendre ! Il dirigera notamment le Rigoletto version « boîte en carton » repris à l’Opéra Bastille en octobre prochain.

La mise en scène proposée par Pier Luigi Pizzi est fidèle aux principes qui ont assuré sa notoriété : épurée, prenant place dans un décor stylisé permettant d’habiles déplacements des chanteurs, choristes et danseurs, elle fait alterner quelques éléments kitsch ou un peu malheureux (les costumes des danseurs égyptiens, les pas de danses de certains personnages, dont un chorus line assez mal venu) avec d’autres moments plus réussis (l’utilisation de la vidéo est plutôt sobre et habile), voire émouvants, telles les apparitions prémonitoires du messie sous les traits d’un jeune enfant ; ou encore la scène finale au cours de laquelle, après le passage de la mer Rouge, les personnages, vêtus de costumes du XXe siècle, se retrouvent et s’étreignent avec émotion, incrédules et stupéfaits d’avoir échappé à leurs oppresseurs… Une scène qui « colle » parfaitement à la musique, et pourrait évoquer l’arrivée tant attendue en Terre promise, voire les retrouvailles de rescapés des camps de la mort ; mais Pizzi, fort heureusement, suggère sans appuyer et nous fait grâce d’uniformes nazis, de croix gammées, ou, d’une manière générale, de relectures plus ou moins hasardeuses (Moïse est bien Moïse, le Pharaon un pharaon, et nous sommes bien en Égypte aux temps bibliques).

Vocalement, le bilan est assez contrasté. Si Monica Bacelli, malgré une émission vocale un peu instable, est une Marie touchante, Alexey Tatarintsev, certes impressionnant par la facilité de ses moyens, n’a pas toujours la retenue et la pureté de style requises. Andrew Owens n’est sans doute pas tout à fait à sa place en Aménophis : les aigus, suraigus et vocalises sont bien là (notamment dans son duo avec Pharaon), mais dans un rôle qui exige tout autant une maîtrise de l’émission di grazia qu’une arrogance dans l’accent pour les scènes de colère, il faudrait une plus grande puissance vocale – et aussi une endurance supérieure, le ténor arrivant un peu fatigué au 4e acte. Même s’il a déjà chanté le rôle (notamment sous la direction de Muti), nous ne sommes pas sûr que Pharaon soit l’un des meilleurs rôles d’Erwin Schrott. Ses premières interventions sont vraiment incompréhensibles (les choses s’arrangent un peu sur ce point par la suite), mais surtout la ligne de chant belcantiste exige une souplesse vocale et une homogénéité dans l’émission qui n’ont jamais été le fort du baryton-basse uruguayen…

Vasilisa Berzhanskaya, Eleonora Buratto et Roberto Tagliavini, en revanche, portent très haut les couleurs du chant rossinien. La première remporte un triomphe en Sinaïde. La voix est ample, richement colorée, rompue au style belcantiste, mais surtout l’interprète fait montre d’un sens des nuances lui permettant de délivrer un « Ah ! d’une tendre mère » suprêmement émouvant, amorcé piano, repris pianissimo et porté par un legato souverain. Eleonora Buratto est une Anaï absolument remarquable. La voix, impeccablement projetée, est capable de concilier morbidezza et coloratures di forza dans sa splendide et redoutable scène finale. Espérons que cette belle artiste persiste dans ce répertoire, où elle se montre éblouissante et où ses rivales sont bien moins nombreuses que dans le répertoire plus tardif qu’elle fréquente assidûment. Enfin Roberto Tagliavini incarne sans doute un des meilleurs Moïse qu’on puisse entendre aujourd’hui. Dans ce rôle à la fois magnifique et un peu ingrat (le personnage est omniprésent mais n’a pas d’ « air » à proprement parler), il fait montre d’une technique comme toujours parfaitement maîtrisée (très beaux diminuendi sur « une force invisible / M’élève au-dessus d’un mortel » ou « Moïse invoque l’Éternel » ; remarquable legato de la prière finale avec un « Des cieux où tu résides, / Grand Dieu, toi qui nous guides » chanté sur une seule et même tenue de souffle), d’une vraie présence scénique, et d’une autorité vocale qui n’exclut nullement l’humanité et la tendresse. C’est surtout le seul artiste de la distribution à parvenir à concilier exigences belcantistes et pureté de la déclamation française.

Il faut enfin féliciter les deux danseurs Maria Celeste Losa et Gioacchino Starace pour leur très belle prestation dans le ballet (donné intégralement et chorégraphié par Gheorghe Iancu), chaleureusement applaudie !

Retrouvez Roberto Tagliavini en interview ici !

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[1] À Saint-Denis en 1991 sous la direction de Zedda (Estes, Dupuy, Gasdia) et à Marseille en 2014 sous la direction d’Arrivabeni (Abdrazakov, Ganassi, Massis).

Les artistes

Moïse : Roberto Tagliavini
Pharaon : Erwin Schrott
Aménophis : Andrew Owens
Éliézer : Alexei Tatarintsev
Osiride / voix mystérieuse : Nicolò Donini
Aufide : Matteo Roma
Sinaïde : Vasilisa Berzhanskaya
Anaï : Eleonora Buratto
Marie : Monica Bacelli

Orchestre symphonique national de la RAI, dir. Giacomo Sagripanti
Chœurs du Teatro Ventidio Basso, dir. Giovanni Farina
Mise en scène : Pier Luigi Pizzi
Danseurs : Maria Celeste Losa et Gioacchino Starace
Chorégraphie : Gheorghe Iancu

Le programme

Moïse et Pharaon, ou le Passage de la mer Rouge, opéra en 4 actes de Gioachino Rossini, livret de Luigi Balocchi et d’Étienne de Jouy, créé le 26 mars 1827 à l’Opéra de Paris.

Rossini Opera festival de Pesaro, Vitrifigo arena. Générale du spectacle, le 06 août 2021