Les festivals de l’été – Innocence de Kaija Saariaho au Festival d’Aix : entre pureté et sinistrose

Crédit photos : © Jean-Louis Fernandez

Applaudissements nourris pour le nouvel opéra de la compositrice finlandaise Kaija Saariaho

Le thème du livret n’est pas des plus originaux, et nous renvoie encore une fois à une actualité déprimante, mais l’ensemble de la production, de la partition à la mise en scène en passant par les chanteurs et figurants ont  magnifiquement fait tourner le « petit manège » qui était sur le plateau. 

Un livret difficile à appréhender

D’emblée, soulignons la gageure de monter un opéra contemporain après plus d’un an d’interdictions en tout genre. Si Innocence a été composé en 2018, c’est cette année qu’il est monté. La production réunit les forces du Festival d’Aix, de l’Opéra national finnois, de l’Opéra national hollandais, de Covent Garden, de l’Opéra de San Francisco et du MET. Le livret est de la romancière finlandaise Sofi Oksanen. L’opéra en cinq actes sans entracte dure 1h45.

L’histoire est difficile à comprendre parce qu’elle mêle deux strates temporelles et que la narration est tortueuse, délivrant par bribes des éléments du passé qui expliqueraient le présent. Toutefois, lire le synopsis auparavant permet de s’en sortir. Et les artistes font tout pour tenter de clarifier les situations. Lentement les fils narratifs sont retricotés par le spectateur qui doit avoir quelques talents de criminologue. Pour ajouter à cette complication, cet opéra babélien se chante et se dit en plusieurs langues : espagnol, finlandais, français, suédois, allemand, grec ; la langue principale étant l’anglais… La mariée est roumaine. L’un des personnages clefs, la serveuse, est tchèque. Merci le décodeur ! Les yeux passent leur temps du haut (le transcripteur) vers les bas (la scène). Il est irréaliste de penser que dans une fête même moderne les gens se répondent dans toutes ces langues. Mais bon, nous sommes dans le possible…

On peut dire que le thème manque singulièrement d’originalité, à une époque où les films de Netflix se plaisent à de tels flash back rarement réussis, qui versent dans l’ambiance dépressive de récits souvent peuplés de revenants, de sang et de violence crue, avec des questions sempiternellement mises sur la table telles que la « diversité », la « technologie ». Nous avons tout cela ici…

Nous assistons aux préparatifs d’un mariage dans une famille où les horreurs d’un massacre ancien, caché ou refoulé, refont surface. Les personnages qui chantent ou parlent du passé peuvent aussi être perçus comme des fantômes. Le thème central de l’opéra est, face aux culpabilités et aux incompréhensions, la nostalgie d’une innocence perdue, clairement matérialisée par un personnage (une élève)… Des rebondissements font que le bon et le méchant ne sont pas toujours ceux que l’on croyait…

La fusillade a eu lieu dans les années 2000 à Helsinki ; dix élèves et un enseignant ont été tués. Le coupable est un élève de l’école qui a été pris en charge par la protection de l’enfance, puis suivi en hôpital psychiatrique. Il fait partie de la famille qui organise le mariage, mais tout le monde n’a pas été mis au courant, à commencer par la mariée. La serveuse, dont la fille est morte lors du massacre, se rend compte qu’elle connaît ces gens… S’ensuivent des réactions en chaîne : la serveuse demande des explications, le marié quitte sa femme, personne n’est vraiment innocent… 

Mise en scène et mises en voix

La mise en scène est intéressante : un cube, sorte d’immeuble, contient des cases représentant des appartements, une rue, une cuisine, une salle des fêted, des toilettes… où se déroulent les différents événements. Cette polytemporalité rappelle Les Soldats de Zimmermann, qui, lui aussi, superpose les styles musicaux (jazz, classique, etc.). Ce cube est en perpétuel mouvement de rotation ; cela évite l’immobilisme des superpositions, mais donne un peu le tournis.

De même, les personnages ont tous des styles vocaux très caractérisés, individuellement et collectivement (ainsi les fantômes parlent plus qu’ils ne chantent) ; ce qui constitue une vraie richesse et relance l’action. Chacun peut aussi utiliser différentes techniques : le beau-père part parfois dans la voix de tête (sur « enfer », au début) ; la mère utilise des grands intervalles discontinus.

On a l’impression dès le départ que les voix sont amplifiées, ce qui pour les chanteurs serait une hérésie à l’Opéra, quelle que soit les tentatives de justification. C’est le cas pour le chœur, qu’on ne voit jamais, mais qui est diffusé dans des enceintes, parfois de qualité relative : pourquoi venir à l’Opéra, si c’est pour entendre un chœur dans des haut-parleurs (nous ne savons d’ailleurs pas s’il est diffusé en direct) ; et pourquoi priver les choristes de la scène, les enfermant dans les coulisses puis les exhibant lors des salutations finales ? Revient-on au « petit personnel » remisé dans les coursives ? Il est vrai que la compositrice est une spécialiste de l’électroacoustique et donc des diffusions sur haut-parleurs, qui sont devenues partie constitutive de l’art savant. Et certains cas d’amplification sont très justifiés, comme la voix off. Le chœur mis à part, elle use avec finesse de tous ces procédés disponibles.

La chanteuse qui a fait forte impression, à la voix (trop) amplifiée, est la finlandaise Vilma Jää, dans le rôle de l’élève Markéta : elle a été très chaleureusement applaudie ; elle apporte un style vocal tout à fait rafraîchissant. Saarihao utilise sa voix de jeune fille pure, un peu stéréotypée et répétitive, incarnation de l’innocence, en incorporant à sa musique des éléments de musique traditionnelle finno-ougrienne et scandinave. Jää est en effet une artiste folk qui pratique le chant runique et le kulning, chant de troupeau, ce qui donne des couleurs extraordinaires dans le contexte de la musique post-spectrale de Saarihao.

Jää mise à part, peu de voix et de rôles ressortent particulièrement. La belle-mère Patricia, la française Sandrine Piau, possède une voix de colorature homogène mais de qualité relative ; elle ne se prive pas de guirlandes sonores sur « signe » ou syntaxe ». La serveuse Tereza est la mezzo-soprano tchèque Magdalena Kožená qui est tout à fait crédible dans son personnage tourmenté. Tout le monde assure son rôle « honnêtement », dans la mesure où les airs ou moments individuels s’effacent dans le tournoiement incessant, tel le beau-père Henrik, le ténor finlandais Tuomas Pursio, au timbre séduisant ; entrant tardivement, la basse Markus Nykänen incarnant le prêtre fait des exploration dans les profondeurs des graves. Les passages polyphoniques sont assez rares. Les élèves et les figurants ont une véritable importance ; retenons la française Julie Heba ou le ténor colombien Camilo Delgado Díaz.

Une partition d’une grande richesse

Difficile de réaliser une analyse fouillée de la musique, d’une grande richesse, jouant finement des liens ténus entre instruments, bruits et traitement électronique. Des objets musicaux multiples se chevauchent ; il font penser aux motifs conducteurs de l’opéra traditionnel, soulignant telle ou telle idée. Ainsi les glissandos bruitistes de trompettes vers l’aigu, des solos de bois (qui font penser à l’Esprit des dunes de Tristan Murail) ou les nappes sonores. Cette musique ambivalente, entre esthétique immobiliste, processuelle, monolithique, et dramatisation, narration, classicisme, sert la sinistrose du livret et la giration folle de notre société moderne (on pense à ces empilements de boîtes qu’observe dans nos immeubles le chef papou du récit Le Papalagui).

Cette œuvre qui se veut une Cène contemporaine est le fruit d’un travail très collaboratif entre la musicienne, la romancière et le metteur en scène (Simon Stone). En raison de sa subtilité mais aussi de ses trouvailles ingénieuses, elle ne demande qu’une chose : revenir pour mieux comprendre et mieux en apprécier tous les détails. Le public a offert une standing ovation aux artistes, et la compositrice, belle et rayonnante, arrivée en chaise roulante, a triomphé.

Avec cette création mondiale dirigée par la cheffe finlandaise Susanna Mälkki et mise en scène par l’Australien Simon Stone, le Festival d’Aix écrit une nouvelle page de l’histoire de l’opéra

Les artistes

Serveuse (Tereza)   Magdalena Kožená
Belle-mère (Patricia)   Sandrine Piau
Beau-père (Henrik)   Tuomas Pursio
La mariée Lilian   Farahani
Le marié (Tuomas)   Markus Nykänen
Prêtre   Jukka Rasilainen
Professeur   Lucy Shelton
Etudiant 1 (Marketa)   Vilma Jää
Etudiant 2 (Lily)   Beate Mordal
Etudiant 3   Julie Hega
Etudiant 4   Simon Kluth
Etudiant 5 (Géronimo)   Camilo Delgado Díaz
Etudiant 6   Marina Dumont
Figurants   Helene Beilvaire, Maëlle Desclaux, Paul Escamez, Elie Gautron, Hagop Kalfayan, Mathilde Melero, Ælfgyve Parry Courtier, Lucile Signoret

London Symphony Orchestra, Estonian Philharmonic Chamber Choir (dir.  Lodewijk van der Ree), dir.  Susanna Mälkki.
Mise en scène   Simon Stone
Scénographie   Chloe Lamford
Costumes   Mel Page
Lumière   James Farncombe
Chorégraphie   Arco Renz

 

Le programme

Innocence

Opéra en 5 actes de de Kaija Saariaho, livret original en finnois de Sofi Oksanen, version multilingue du livret d’Aleksi Barrière, créé le 03 juillet 2021 à Aix-en-Provence.

Représentation du 10 juillet 2021, Festival d’Aix-en-Provence.