Les festivals de l’été – Munich, Le Freischütz vu par Tcherniakov, ou quand le sniper fait long feu…

Crédit photos : © Wilfried Hösl

Après Warlikowki, Tcherniakov : en ce lundi 5 juillet 2021 avait lieu la première représentation d’une série de reprises du Freischütz vu par le célèbre metteur en scène russe – un spectacle précédé d’une flatteuse réputation. Lorsque le rideau se lève, on découvre non pas la place du village prévue par le livret, mais les salons de réception d’une grande entreprise, dont Kuno est le patron dénué de toute morale et de tout scrupule. Le jeune Max ne souhaite pas, en gagnant la main d’Agathe, devenir garde-chasse, mais convoite un poste important dans l’entreprise. Pour ce faire, Kuno exige qu’il se transforme en sniper et abatte au hasard un passant. Le jeune homme ne peut s’y résoudre ; c’est Killian qui se charge de la besogne, récoltant les hourras de la foule, laquelle se moque bruyamment du pauvre Max…

Le monde des affaires, la violence de meurtres commis gratuitement, l’ambition dévorante dont se voit gratifié Max sont autant de notions  évidemment  étrangères au livret, mais pourquoi pas… Elles fonctionnent d’ailleurs plutôt bien, et l’on était prêt à les accepter sans sourciller, de même que bon nombre de tics tcherniakoviens (ou encore d’autres procédés ou idées plus ou moins surprenants) : les projections de textes sans lesquels la lecture du metteur en scène serait incompréhensible, le minutage de l’action apparaissant de façon récurrente dans une horloge numérique (procédé vu, revu, re-revu au point d’avoir perdu dorénavant tout impact), le lesbianisme entre Agathe et Ännchen, la folie meurtrière de Kaspar qui, tel un schizophrène, joue à la fois son rôle et celui de Samiel – émanation de son esprit malade –, la scène de la Gorge au Loup où Kaspar, nouveau Dexter, ne fond pas les balles mais terrorise Max enveloppé dans un grand plastique en faisant mine de vouloir le tuer, la suppression du happy end, etc. etc. Deux problèmes surgissent cependant : certaines pages se révèlent définitivement rétives à la transposition, malgré les efforts déployés par le metteur en scène (toute la musique de couleur populaire, les chants et danses du premier acte, ou encore le chœur de chasseurs…) ; et surtout, la disparition absolue de la nature, dont l’importance est capitale dans le livret comme dans la partition, nous a semblé très dommageable à l’équilibre de l’œuvre et à son dramatisme, qui est entièrement construit sur l’alternance entre scènes d’extérieur (lesquelles sont potentiellement vectrices de brutalité et de surnaturel) et d’intérieur (lesquelles sont censées offrir un cadre plus rassurant, mais qui se laissent peu à peu contaminer par la violence et le fantastique…). Or dès la première scène entre Ännchen et Agathe, censée se dérouler à l’intérieur de la maison forestière, on comprend que toute l’action du Freischütz selon Tcherniakov se déroulera au même endroit (y compris la scène de la Gorge au Loup) et dans un décor unique (le salon chic de l’entreprise) qui, pour beau qu’il soit, finit inévitablement par engendrer une vraie lassitude,– même si l’idée, on l’a bien compris, était de circonscrire l’action dans un huis clos étouffant.

On ne peut certes pas parler de ratage, mais le spectacle n’est, au mieux, qu’à-demi réussi, et l’ennui nous gagne au fil des actes, quand le but du metteur en scène était visiblement de transformer l’œuvre en un thriller au suspense insoutenable. Mais sans doute l’interprétation musicale est-elle aussi en partie responsable de cette impression… À commencer par la direction d’Antonello Manacorda dont la lenteur et la lourdeur plombent jusqu’aux scènes les plus brillantes ou les plus dramatiques, y compris l’ouverture, empesée au possible, et la Gorge au Loup, tout sauf terrifiante. S’ajoutent à cela quelques décalages, notamment avec les chœurs, loin d’être irréprochables, même dans le pourtant rebattu « Was gleicht wohl auf Erden », un peu braillé…

Le plateau vocal est lui aussi très inégal. Si Bálint Szabó est un Kuno percutant, si Tareq Nazmi a toute la profondeur et l’autorité requises par l’Ermite, Milan Siljanov dispose d’un timbre trop rond et trop peu incisif pour donner tout leur sel aux sarcasmes dont il accable le pauvre Max. Anna Prohaska fait exister Ännchen essentiellement scéniquement : elle est souvent peu audible au premier acte, et par la suite, l’émission vocale révèle à plus d’une reprises d’assez nombreuses irrégularités. Kyle Ketelsen en Kaspar nous semble relever de l’erreur de distribution. Ce ne sont pas les qualités du chanteur qui sont en cause, mais la nature même de sa voix, peu adaptée à ce rôle démoniaque : où sont la noirceur du timbre, la puissance vocale, l’arrogance de la projection ? Si le jeu de l’acteur est extrêmement convaincant, le chant reste nettement en-deçà de ce qu’on peut attendre du personnage. A contrario, Pavel Černoch dispose a priori des moyens de Max. Pourtant, en cette soirée de première du moins, l’émission manque de franchise, de facilité, de ductilité… Méforme passagère ? La plus applaudie sera finalement Golda Schultz qui, après un début très timide (projection limitée – on attend vainement l’envol final de son « Leise, leise » au second acte –, legato souvent pris en défaut), offre un portrait sensible et nuancé d’Agathe, avec notamment un « Und ob die Wolke » poétiquement phrasé.

Les applaudissements très tièdes résument à eux seuls l’impression pour le moins mitigée qui se dégage du spectacle… Un comble pour une œuvre à ce point exaltante et irrésistible !

Les artistes

Max   Pavel Černoch
Kaspar/Samiel   Kyle Ketelsen
Ein Eremit   Tareq Nazmi
Kilian   Milan Siljanov
Ottokar   Boris Prýgl
Kuno   Bálint Szabó
Agathe   Golda Schultz
Ännchen   Anna Prohaska
Vier Brautjungfern   Juliana Zara, Eliza Boom, Yajie Zhang, Daria Proszek

Bayerisches Staatsorchester, chœur de la Bayerische Staatsoper, dir. Antonello Manacorda
Mise en scène   Dmitri Tcherniakov

Le programme

Opéra romantique en trois actes de Carl Maria von Weber, livret de Johann Friedrich Kind d’après un conte populaire recueilli et retranscrit par August Apel, « Der Freischütz, eine Volkssage » (« Le Franc-tireur, un conte populaire »). Créé le 18 juin 1821 au Königliches Schauspielhaus de Berlin.

Représentation du lundi 5 juillet 2021, Münchner Opernfestspiele