À Bordeaux, deux Carmen sinon rien !

Crédit photos : © Éric Bouloumié

L’Opéra National de Bordeaux retrouve son public avec Carmen

L’Opéra national de Bordeaux retrouve son public avec une Carmen offrant une double distribution et plusieurs prises de rôles réussies !

Marc Minkowski ou le sens du tragique

La dernière fois que nous avions entendu Marc Minkowski dans Carmen, c’était au Châtelet en 2007, avec Sylvie Brunet dans le personnage éponyme – et le chef dirigeait alors les Musiciens du Louvre. La mise en scène, vraiment ratée, de Martin Kušej nous avait empêché d’apprécier pleinement les qualités musicales de la représentation, et nous nous réjouissions de pouvoir réentendre la lecture du chef français dans un autre contexte…

C’est cette fois à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine  – et des chœurs de l’Opéra, enthousiastes et impliqués, comme toujours excellement préparés par Salvatore Caputo –  que nous retrouvons Marc Minkowski, lequel propose une vision de l’œuvre à la fois âpre et hautement dramatique. Les quelques pages empreintes de douceur ou de lyrisme (le duo José/Micaëla, l’air de la fleur, le prélude de l’acte III) comportent bien leur indispensable part de tendresse et de poésie, mais ce sont surtout les moments de drame ou de tension qui sont remarquablement traduits : les scènes cruciales de l’œuvre bien sûr (le duo final, implacable, le finale du III), mais pas que… Les tensions se glissent dans les moindres détails (les cordes, littéralement haletantes, pendant la dispute des cigarières : « La Carmencita disait… » ; le rugissement sauvage de l’orchestre lorsque l’héroïne jette à la face de José son : « Jamais Carmen ne cèdera ! »…), et tissent une trame qui, sans négliger pour autant les respirations de l’œuvre qu’apportent les moments calmes de l’intrigue, les scènes d’humour ou de séduction, conduit inexorablement, tragiquement, les personnages à leur perte. Il n’est jusqu’aux traits hispanisants de la partition qui ne perdent le côté simplement folklorique qu’ils revêtent parfois pour prendre l’âpre teinte de la terre sèche et brûlée d’Andalousie (magnifique accompagnement de la Habanera, où les cordes, aux contours rugueux et anguleux, offrent un très beau contraste avec le legato envoûtant de la voix). On ne peut, dans ces conditions, que regretter le nombre relativement important de petits décalages ou d’imprécisions rythmiques entendus le soir du 30 mai, que nous mettrons sur le compte du stress de la première et de la reprise des concerts après tant de mois d’inactivité (mais aussi d’un nombre de répétitions plus limité qu’initialement prévu) – et dont nous ne doutons pas qu’ils disparaîtront au fil des représentations.

Moins qu’une mise en scène, plus qu’une mise en espace

Le spectacle conçu par Romain Gilbert est moins qu’une mise en scène, plus qu’une mise en espace – puisqu’il sollicite costumes et décors et propose des interprétations personnelles de certains événements. Les premières scènes laissent penser que l’œuvre sera appréhendée au prisme du « théâtre dans le théâtre » : on assiste à une « représentation de Carmen », avec José se maquillant, le Remendado, le Dancaïre, Frasquita et Mercedes revêtant leurs costumes, Moralès transformé en régisseur, arpentant le plateau oreillette et micro vissés au crâne… Mais cette idée de départ est plus ou moins abandonnée au profit d’un spectacle resserré sur les tensions entre les personnages et le jeu des acteurs, au demeurant tous (très) bons comédiens. Quelques détails pas forcément utiles (Micaëla rédigeant un « faux » pour faire croire à José que sa mère mourante l’attend ; le meurtre de Micaëla par José) ou pas très heureux (le grand cercueil apporté par Moralès pendant l’air de la Fleur) n’empêchent pas la montée en puissance du drame, culminant dans une scène finale très émouvante. L’ensemble donne cependant une impression d’inabouti, mais comment en vouloir au metteur en scène, qui a dû s’adapter dans l’urgence aux circonstances et aurait sans doute pu proposer une vision plus achevée et plus cohérente avec tout simplement un peu plus de temps…

Double distribution et prises de rôles

Pas de représentation de Carmen réussie sans une solide équipe de seconds rôles. Sur ce plan, la représentation a été quasi exemplaire, et les artistes incarnant ces personnages donnent même plus d’une fois l’impression d’être sous-employés ! Tous, comme beaucoup de chanteurs de la nouvelle génération, sont le plus souvent parfaitement intelligibles, de Philippe Estèphe, Moralès au fort beau timbre et à la ligne constamment soignée, à Jean-Vincent Blot, qui donne une réelle épaisseur au rôle de Zuniga, Olivia Doray (qui mène les ensembles dans lesquels elle intervient grâce à un registre aigu très assuré) ou encore Ambroisine Bré (Mercédès au timbre  velouté) ; le Dancaïre et le Remendado sont campés par d’irrésistibles Romain Dayez (timbre clair, projection et diction impeccables) et Paco Garcia, ténor léger à la voix bien placée, trouvant aisément sa place dans les ensembles qui sollicitent sa participation.  

Quant aux rôles de premier plan, ils sont tenus par six artistes ayant chacun remporté un très vif succès public. Jean-Fernand Setti est un Escamillo incroyable : sorte de géant (il dépasse tout le monde d’au moins une ou deux têtes !) à la voix d’airain, crâne rasé, barbe soigneusement taillée, sourire ravageur, il campe un torero séducteur en diable, nonchalant car trop sûr du charme (voire de l’hystérie) qu’il suscite chez ses aficionados ! Vocalement, le chanteur semble à l’orée d’une carrière très prometteuse : parcourant le large ambitus du rôle avec une aisance confondante, il s’avère capable d’éclats vocaux impressionnants comme de nuances extrêmement subtiles (superbe second couplet de son air, attaqué et chanté à mi-voix…). Micaëla est incarnée par Chiara Skerath, étonnante dans la délicate alliance de fragilité et de force qu’elle propose, dessinant un personnage constamment émouvant.

Jérémie Schütz

José et Carmen voient chacun alterner deux titulaires. Jérémie Schütz, qui avait assuré ici-même la doublure d’Adam Smith en Hoffmann, dispose de moyens impressionnants : son timbre sombre lui permet d’incarner un José plus Kaufmann que Vanzo, et le chanteur est plus à l’aise dans les éclats dramatiques que dans le registre de la tendresse ou de la douceur (il ne tente pas l’aigu piano à la fin de l’air de la fleur…). 


Adèle Charvet et Jérémie Schütz

Son José est émouvant, mais l’incarnation peut être encore peaufinée vocalement (panel de nuances élargi, tenues de souffle plus longues,…– ce qui viendra probablement avec une plus grande fréquentation du personnage. Pour Stanislas de Barbeyrac, il s’agissait d’une prise de rôle (et peut-être d’un tournant dans sa carrière, comme il nous le confiait dans une interview à paraître). Le timbre est beaucoup plus clair que celui de son collègue, et si le registre lyrique lui est parfaitement naturel, cela ne l’empêche nullement d’assumer les éclats dramatiques du rôle avec puissance et crédibilité. Au total, il propose un portrait déjà très complet du personnage, et d’autant plus émouvant que le chanteur se double d’un acteur engagé et parfaitement convaincant.

Aude Extrémo est en passe de devenir incontournable dans le personnage éponyme : après Lille en 2019 et, tout récemment, l’Opéra de Monte-Carlo, la chanteuse française retrouve le « rôle des rôles », rêve de tout mezzo, dont elle semble déjà posséder toutes les clés : raffinements quasi belcantistes, éclats de violence, sensualité débordante, sens du tragique, le personnage est porté par une voix au grain très particulier, aux couleurs extrêmement personnelles, immédiatement reconnaissables. 

Adèle Charvet

Adèle Charvet (qui chantait sa toute première Carmen) propose de la cigarière un portrait assez différent : la ligne de chant, très épurée et constamment soignée, dégage une sensualité peut-être moins directement perceptible que celle de sa consœur, mais tout aussi irrésistible, étonnant mélange de classe et d’érotisme, de chic et de séduction… 

La voix, très pure, fait entendre dans le grave de la tessiture des couleurs cuivrées et légèrement rauques de toute beauté. Ne manquent guère, pour que le portrait de la gitane soit complet, que des aigus plus libres et plus péremptoires, notamment dans le duo final. Mais il s’agit déjà en l’état d’une superbe prise de rôle, qui ne devrait que se bonifier avec le temps !

Les artistes

Carmen   Aude Extrémo/Adèle Charvet
Micaëla   Chiara Skerath
Frasquita   Olivia Doray
Mercédès   Ambroisine Bré
Don José   Stanislas de Barbeyrac/Jérémie Schütz
Escamillo   Jean-Fernand Setti
Le Dancaïre   Romain Dayez
Le Remendado   Paco Garcia
Zuniga   Jean-Vincent Blot
Moralès  Philippe Estèphe

Orchestre National de Bordeaux Aquitaine, Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, Chœur
d’enfant de la Maîtrise JAVA, dir. Marc Minkowski
Mise en espace Romain Gilbert

 

Le programme

Carmen

Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy (d’après la nouvelle homonyme de Prosper Mérimée), créé à l’Opéra-Comique, salle Favart, Paris, le 3 mars 1875.

Opéra National de Bordeaux (Auditorium), dimanche 30 mai (version intégrale, première distribution), lundi 31 mai (version courte, seconde distribution).