Oblomov rencontre Beckett dans Le Coq d’or vu par Kosky à l’Opéra de Lyon

Crédits photos : © Jean-Louis Fernandez

Le Coq d’or vu par Barrie Kosky à l’Opéra de Lyon : une superbe réussite, heureusement de nouveau programmée la saison prochaine !

Le Coq d’or : une fable politique ?

Dans sa courte fable en vers Le Coq d’or, Alexandre Pouchkine se moque de la figure d’un autocrate qui reflète, d’assez près, celle du tsar Nicolas Ier de l’époque (1834), un homme de culture modeste, autoritaire et peu soucieux des libertés, dont le règne se caractérise par une politique répressive tant dans sa politique intérieure (il avait créé la « troisième section », une sorte de police secrète et inquisitoriale qui réprimait toute pensée ou tendance occidentalisante) qu’extérieure. Lorsque Nikolaj Rimski-Korsakov reprend le texte de Pouchkine, adapté par Vladimir Ivanovič Bel’skij, nous sommes en 1906-07 et les choses ne sont pas très différentes pour le peuple russe : cette fois, Nicolas II a conduit la Russie à la défaite contre le Japon et a ensuite tenté de réprimer dans le sang la Révolution de 1905. Comme il fallait s’y attendre, la censure s’est attaquée au texte, imposant de nombreux changements, à tel point que le compositeur demanda que le livret original complet soit vendu séparément de celui utilisé pour les représentations. L’opéra a été créé en septembre 1909. Rimski était mort en juin 1908.

Un spectacle évitant la facilité de la transposition contemporaine

En le mettant en scène aujourd’hui, Barrie Kosky aurait pu facilement s’inspirer des despotes contemporains, et la Russie, comme d’autres nations, en aurait facilement pu en fournir des exemples. Au lieu de cela, le réalisateur choisit de situer l’histoire surréaliste dans une époque et un lieu abstraits, ceux d’un souverain inepte comme l’Oblomov d’Ivan Gontcharov, obsédé par des ennemis envahissants mais paralysé par l’indolence. Un vieil astrologue lui fournit un oiseau qui, en cas de danger, lance son « cocorico », ce qu’il fait bientôt. Deux enfants victimes de la guerre, un général grossier et une reine sensuelle sont les autres personnages de cette fable présentée dans le prologue par l’astrologue lui-même : « J’ai reçu le don extraordinaire, avec une science secrète, de ressusciter les ombres et d’insuffler la vie aux cœurs inanimés. Ainsi, sous vos yeux, prendront vie les masques amusants d’un ancien conte de fées. » Nous assisterons au premier acte au départ du tsar Dodon pour la guerre ; au deuxième acte, à un long duo entre celui-ci et la reine de Šemakha ; au troisième acte ; au refus d’accorder à l’astrologue le prix demandé – la jeune fille elle-même – et à la vengeance du coq, qui tue le tsar.

Les didacalies suggèrent un décor riche et somptueux – un palais avec ses immenses salles ornées de sculptures dorées, les sièges recouverts de brocart, le trône couvert de plumes de paon, le manteau de cérémonie couleur or au premier acte, le campement de nuit jonché de cadavres après la bataille au deuxième, une rue bondée devant le palais impérial au troisième – mais la scénographie de Rufus Didwiszus est, pour le moins, déstabilisante : une scène unique enfermée entre trois hauts murs gris, un chemin traversant de hautes herbes également grises, un arbre flétri. Ce pourrait être le décor d’une pièce de Beckett… Dodon n’a rien de royal, si ce n’est sa couronne en fer blanc : il ne porte qu’un débardeur et un caleçon sale, même lorsqu’il monte son cheval, un canasson squelettique dont les jambes tournoient dans l’air alors qu’il est immobile. La touche caractéristique de Kosky est vite révélée par des détails savoureux : le général Polkan et les Boiars sont en bas noirs et têtes de cheval, la reine de Šemakha est moulée dans un lamé et porte des plumes de paon blanches sur la tête, l’astrologue apparaît en queue de pie et chapeau haut de forme (les costumes sont conçus par Victoria Behr). Les danses expressément demandées par le texte comportent des interventions chorégraphiques typiques du chorégraphe Otto Pichler déjà admiré dans d’autres productions de Kosky et exécutées par quatre garçons en short argenté qui jouent le rôle d’esclaves de la reine. De l’arbre où est perché le coq d’or, figure énigmatique aux griffes d’or et aux talons aiguilles, pendent les corps décapités des deux fils du tsar, les têtes tranchées reposant dans la poussière du chemin. Les lumières rasantes de Franck Evin participent de la construction visuelle du spectacle, comme lorsque les ombres des mains de Dodon glissent lascivement sur le corps de la séduisante reine ou lorsqu’elles transforment les quelques guerriers présents sur scène en une puissante armée.

La plupart des actions sont simplement imaginées par Tsar, comme si elles étaient le fruit de son sommeil, et la scène est rarement occupée autrement que par les trois personnages principaux. Ce n’est qu’au troisième acte que nous verrons, dans toute son étrangeté  multicolore, et sa diversité monstrueuse, le cortège nuptial décrit ainsi par le texte : « Comme sorti[s] d’un conte oriental […], certains personnages n’ont qu’un œil, au milieu du front ; d’autres ont des cornes, d’autres des têtes de chiens. Géants, nains. Éthiopiens grands et petits, esclaves voilées portant des cassettes et des vaisseaux précieux ». L’humour sardonique et sulfureux de Kosky est en parfaite adéquation avec l’esprit de l’œuvre, qui met impitoyablement à nu la cruauté du pouvoir, comme dans le chœur final du peuple :

Vois tes serviteurs fidèles,
Dévoués et pleins de zèle,
Prêts à t’obéir toujours,
Afin d’embellir tes jours.
Nous nous mettrons à quatre pattes
Pour te dilater la rate.
Nous nous flanquerons des coups.
Le spectacle sera doux.
Nous ne sommes sur la terre
Que pour t’obéir, te plaire,
Que pour être tes jouets,
Tes esclaves dévoués!
[…]
Il est mort… O peine amère!
Notre prince! Notre père!
[…]
Sa colère était terrible,
Sa fureur incoercible.
Il nous frappait comme un sourd
Plus souvent qu’à notre tour.
Mais l’orage enfin passé,
L’on pouvait se prélasser
Sous son ombre tutélaire;
Il était pour nous un père.

L’épilogue est confié à nouveau à l’astrologue, qui apparaît la tête dans sa main pour nous rappeler que les personnages n’étaient « que de vains fantômes », un rêve, une invention, un pur néant…

Une très belle exécution musicale

La musique semble anticiper les Russes qui viendront après Rimski – Prokofiev, Stravinsky, voire Chostakovitch – dans ses tonalités moqueuses et livides, tandis que les orientalismes abstraits servent à illuster la froide sensualité de l’élément perturbateur que constitue la figure de la reine de Chémakha. Tout est bien saisi et rendu par Daniele Rustoni, qui dirige l’orchestre de l’Opéra national de Lyon, et les interprètes, tous parfaitement à l’aise dans ce répertoire. Qu’il s’agisse de l’apathique Dodon, magnifique Dmitrij Ul’ianov à la fois efficace sur scène et autoritaire vocalement, ou de l’astrologue d’Andrej Popov au registre stratosphérique couronnés de points d’orgue suraigus, ou encore de Nina Minasian, la reine sensuelle de Chémakha, très engagée dans le chromatisme de son Hymne au soleil impeccablement interprété. Les appels perçants et répétés du coq proviennent de la voix hors scène de la soprano Maria Nazarova, tandis que la mezzo-soprano Margarita Nekrasova incarne Amelfa, la gouvernante infaillible de tous les contes russes. Vasilij Efimov (le Tsarévitch Gvidon), Andrej Žilikhovskij (le Tsarévitch Afron) et Mischa Schelomianski (le Général Polkan) complètent la distribution. Les choristes, nullement intimidés par la langue russe, offrent une excellente prestation.

Les artistes

Le tsarévitch Dodon   Dmitry Ulyanov
L’astrologue   Andrei Popov
Polkan   Mischa Schelomianski
Le tsarévitch Afron   Andrey Zhilikhovsky
Le tsarévitch Gvidon   Vasily Efimov
Le Coq d’or (comédien)  Wilfried Gonon
La reine de Chemakha   Nina Minasyan
La voix du Coq d’or   Maria Nazarova
Amelfa   Margarita Nekrasova

Le programme

Le Coq d’or

Opéra (Une histoire invraisemblable) en 3 actes de Nikolaï Rismki-Korsakov, livret de Vladimir Bielski d’après un conte de Pouchkine, créé le 7 octobre 1909 au Théâtre Solodovnikov (Moscou).

Opéra national de Lyon,  20 mai 2021.

Pour la version originale italienne, c’est ici :